Il y a les critiques musicaux, et il y a Greil Marcus. Lui seul a su proposer un travail d’auteur sur la musique qui mêle à ce point imagination et moments historiques d’un pays. Marcus était invité du festival Livres & Musiques de Deauville, alors que les éditions Galaade vont publier un des ses ouvrages trop rares en français, consacré aux Doors. Retour avec lui dans ce dernier épisode sur son nouveau bouquin ainsi que sur certains de ses secrets de polichinelle.
Greil Marcus, échanges avec un rock critic 1/3
Greil Marcus, échanges avec un rock critic 2/3
Les éditions Galaade publient en France votre livre The Doors, une vie à l’écoute de cinq années d’enfer. Pourquoi avez-vous rédigé cet ouvrage, alors que les livres sur le groupe de Jim Morrison sont légion ?
Je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de livre sur leur musique. Et c’est le seul sujet de ce livre. Tous les ouvrages avaient pour sujet la vie de Jim Morrison, ça ne m’intéressait pas. J’étais un grand fan des Doors, en 1967 : ma femme et moi, on allait les voir presque tous les week-ends, à San Francisco. Ensuite, on les voyait dès qu’ils venaient dans la baie de San Francisco, on les a vus au moins une douzaine de fois en 1967.
Mais j’ai écrit ce livre parce que mon père était en maison de retraite, à San Francisco : j’avais un trajet d’une vingtaine de minutes, depuis ma maison à Berkeley. J’ai fait ce trajet aller-retour une à deux fois par semaine pendant trois ans, jusqu’à son décès. Ma radio était allumée pendant ces trajets, et en changeant les stations, j’étais sûr d’entendre au moins trois fois « Bad Romance » de Lady Gaga, « Hey Soul Sister » de Train au moins une ou deux fois, et une chanson des Doors au moins deux ou trois fois. Tous les jours, sur 40 minutes, et des dizaines de chansons différentes. Je me suis demandé pourquoi ils jouaient encore ces chansons, et pourquoi elles sonnaient aussi bien après 40 ans.
Comment choisissez-vous d’écrire sur tel ou tel groupe, tel ou tel morceau ?
Il s’agit toujours, au départ, de quelque chose qui me passionne depuis longtemps, quelque chose avec lequel j’ai vécu, et qui devenu un énorme point d’interrogation pour moi. Il peut s’agir d’une chanson que j’ai écoutée des centaines de fois, cela peut être un artiste que j’ai suivi pendant 20 ans… Mais il y a toujours une question ouverte, pour moi. Et j’écris surtout pour répondre à ces questions. J’écris parfois sans savoir où je me dirige, ou sans vraiment vouloir partager quelque chose avec les lecteurs. J’aime travailler dans l’inconnu, c’est la méthode la plus créative et la plus stimulante. Quand j’aborde un sujet connu, les surprises dans l’écriture sont plus rares. Mais même si c’est un sujet que je connais depuis des années, quand je m’assois pour écrire, cela devient neuf, comme si l’on ne savait rien sur le sujet. Et si cela ne se produit pas, le lecteur saura que la fraîcheur, la découverte, n’est pas là.
Au fur et à mesure, des liens se révèlent : cet automne, je publie un livre sur trois chansons qui semblent n’avoir aucun auteur [le livre Three Songs, Three Singers, Three Nations, publié en octobre prochain, NdlR]. Les trois chansons sont traditionnelles : la participation d’un auteur a été confirmée pour l’une d’entre elles, mais il est impossible d’en retrouver les véritables auteurs, ou un quelconque élément sur leur création. Et ces trois chansons, je les citais déjà dans La République invisible. J’essaye de prendre un peu plus de hauteur, et j’espère que j’effleurerai un peu plus la surface.
Vos recherches sont souvent motivées par l’imagination, qui vous permet de relier des éléments a priori éloignés : écrivez-vous de la fiction ?
J’écris parfois des textes sur la vie que les musiciens auraient vécu s’ils n’étaient pas morts. Dans mon dernier livre, The History of Rock’n’Roll in Ten Songs, il y a un long chapitre sur la vie de Robert Johnson s’il n’était pas mort en 1938. J’ai imaginé tout ce qu’il aurait pu faire. C’est très formateur, parce que lorsque l’on écrit une fiction sur une personne réelle, il faut prendre garde à ce que les éléments aient pu arriver. Si je lui fais passer un deal avec Clive Davis en 1961 pour obtenir les droits d’auteur sur ses chansons, comme je lui fais faire, il faut se souvenir que Davis travaillait pour le label Columbia à ce moment-là. Mais je voulais cette scène, pour coïncider avec la sortie de l’album de réédition en 1961 chez Columbia. Et je voulais que Clive Davis en avocat à l’origine du deal, avant qu’il ne devienne plus tard le directeur exécutif de ces albums. Mais je ne savais pas que Clive Davis travaillait déjà à ce moment-là chez Columbia. J’ai fait des recherches pour vérifier que je pouvais bien provoquer cet événement.
Il faut des recherches pour étayer l’imagination, mais il s’agit plus de laisser son imagination guider que guider son imagination.
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Crédit photo en home : Thierry Arditti / Yale University Press
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