Il y a les critiques musicaux, et il y a Greil Marcus. Lui seul a su proposer un travail d’auteur sur la musique qui mêle à ce point imagination et moments historiques d’un pays. Marcus était invité du festival Livres & Musiques de Deauville, alors que les éditions Galaade vont publier un des ses ouvrages trop rares en français, consacré aux Doors. Retour avec lui sur sa carrière, extrêmement liée au monument Bob Dylan dans cette seconde partie d’une interview trilogie.
Greil Marcus, échanges avec un rock critic 1/3
Quelles étaient vos relations avec les artistes, lorsque vous étiez au journal ?
J’ai quelques amis musiciens, mais je n’interviewe généralement pas les gens, je ne traîne pas avec les musiciens. J’ai été invité deux ou trois fois à des sessions d’enregistrement, et je me suis terriblement ennuyé, il n’y a rien de pire que de voir quelqu’un recommencer quelque chose encore et encore. L’avis des musiciens sur leur travail ne m’intéresse pas tellement, parce que nous entendons tous la musique différemment, avec notre propre expérience et notre propre histoire, et il n’est pas question pour moi de rabaisser la compréhension de quiconque d’une musique, lorsque j’écris. C’est ce qu’il y a dans la chanson qui m’intéresse.
C’est ce que vous avez fait avec « Like a Rolling Stone », de Bob Dylan, pour votre bouquin Like a Rolling Stone : Bob Dylan at the Crossroads, sorti en 2005 ?
Le chapitre « In the Air » est vraiment central pour moi, parce qu’il s’agit vraiment d’une immersion dans la chanson. Le lecteur la connaît, il n’a pas besoin qu’on lui explique ce qu’il se passe dans la chanson. Mon travail commence ici : pendant 20 pages, il faut casser la familiarité du lecteur avec « Like a Rolling Stone » et la décrire de l’intérieur, alors qu’elle est jouée. De la perspective non pas des musiciens ou du chanteur, mais de la perspective de la chanson elle-même. Comme si la chanson disposait de sa propre conscience. Et construire une action, donner une direction quand la progression de la chanson est incertaine : ainsi se créé un sentiment d’inattendu.
J’ai écrit ce texte avant d’entendre les enregistrements de la session complète. Les musiciens ne l’avaient jamais répété, ils jouaient sans cesse la chanson en essayant de l’enregistrer, des versions avec un couplet, deux couplets… Mais impossible de passer le 3e couplet, avant d’enregistrer la version que nous connaissons tous. Au moment d’arriver au 3e couplet, il faut se rappeler que personne n’avait entendu ou joué ce qu’ils allaient enregistrer. Personne n’avait entendu Bob Dylan chanter le troisième couplet, ou le quatrième couplet. Et tout cela s’entend dans le morceau final. J’ai écrit ce texte sans savoir tout ça !
Avez-vous pu interroger Dylan sur cette chanson ?
Quand j’écrivais Like a Rolling Stone : Bob Dylan at the Crossroads, j’ai demandé à son manager, un de mes amis, si je pouvais parler de l’enregistrement de la chanson à Dylan. Je ne voulais pas l’interroger sur le sens de la chanson, ou ce qu’elle représente pour lui, mais savoir ce qu’il s’était passé lors de cet enregistrement. Il m’a répondu que Bob ne s’en souvenait pas très bien. Et puis Chronicles [volume 1 des mémoires de Dylan sortis en 2004, NdlR] est sorti, et j’ai découvert qu’il se souvenait de tout ! J’ai finalement interrogé Al Kooper [à l’orgue sur la chanson, NdlR] à propos de l’enregistrement, mais ses souvenirs ne correspondaient pas aux faits. Il était persuadé qu’il n’y avait eu qu’une session, mais il y en a bien eu deux, où il était présent. Sa mémoire lui a joué un tour.
Greil Marcus © C.ABRAMOWITZ pour France Culture / 2013
Pourquoi n’avez-vous jamais cherché à interviewer Dylan ?
Quand j’ai commencé à travailler sur La République invisible [ouvrage consacré à The Basement Tapes, série d’enregistrements de Dylan et du groupe The Band, en 1967-68, NdlR], en 1997, ma femme m’a dit :
« Tu ne peux pas parler à Dylan de ce livre
– Et pourquoi pas ?
– Parce que si tu le fais, il aura plein de choses intéressantes à te raconter sur cette chanson, et ça deviendra son livre et plus le tien. »
Alors je n’ai même pas essayé. J’ai beaucoup parlé avec des musiciens de The Band qui étaient présents aux sessions, mais ils en parlent différemment, parce qu’ils n’ont pas la propriété intellectuelle sur cette musique, celle que Dylan a en tout cas.
J’ai fini par rencontrer Dylan aux Dorothy and Lillian Gish Prize, en 1997, où l’on m’avait proposé de faire un discours. J’ai accepté parce que je savais qu’il serait là. Nous avons un peu parlé, il m’a demandé ce qu’on demande aux auteurs quand on ne sait pas quoi dire : sur quoi je travaillais en ce moment. J’ai répondu que je n’avais rien de prévu : « Pourquoi ne pas écrire une suite ? Vous avez seulement effleuré le sujet », m’a-t-il répondu. Je savais qu’il avait raison, et aussi qu’il avait bien lu le livre, qu’il l’avait compris. Il y a encore tellement à dire, tellement d’histoires, de significations et de fictions dans ses chansons, et je le sais. Mais c’est la meilleure critique qu’on puisse me faire.
Vous allez suivre son conseil ?
Je n’écrirai pas un nouveau livre sur The Basement Tapes, mais je retrouve certains thèmes dans mes textes et mes livres.
Bob Dylan – Mr. Tambourine Man
(Live at the Newport Folk Festival. 1964)
Vous avez mentionné les Chronicles de Bob Dylan, qu’avez-vous pensé du livre ?
Je l’ai beaucoup aimé, beaucoup lu, je l’ai même utilisé pendant mes cours. Il est très bien écrit, très drôle, avec une analyse de la musique folk. Quand il a été publié, tous les gens qui disaient tout savoir sur Dylan lui en voulaient, parce qu’il décrivait des choses qu’ils ne connaissaient pas. Après tout, sa vie leur appartenait un peu ! Ça me rappelle A. J. Weberman, qui était un fanatique de Dylan. Il était convaincu de posséder le code secret pour tous les sens cachés des chansons de Dylan, à résoudre comme des problèmes mathématiques. Il fouillait les poubelles de Dylan, pour y trouver des indices sur lui, et était convaincu qu’il se shootait à l’héroïne. Il s’est mis à le suivre partout, jusqu’au jour où Dylan l’a tabassé, d’après Weberman. Mais ils ont quand même eu de longues conversations téléphoniques, et Dylan a dit à Weberman, qui disait tout savoir sur lui : « Je ne suis pas Bob Dylan, tu es Bob Dylan. »
L’autre chose intéressante avec ses Chronicles, c’est qu’elles ignorent complètement le moment où il est devenu célèbre. Elles n’évoquent que des moments dans sa vie où il est sans repère : quand il débarque à Greenwich Village sans rien savoir du monde de la musique folk, puis des années plus tard, quand tout ce qu’il a appris ne lui sert plus à rien, et qu’il cherche un moyen pour continuer la musique, qui avait alors perdu toute signification pour lui.
Un autre livre, The Dylanologists de David Kinney, révèle que les Chronicles utilisent des morceaux de classiques de la littérature mondiale à certains endroits du texte, qu’en pensez-vous ?
Cet excellent livre raconte comment les gens ont effectivement retrouvé des phrases qui viennent d’autres textes. Mais quand on lit le livre, on réalise vraiment que celui-ci a été écrit. Quand Dylan reprend une phrase de Jack London, ou celle d’un poète japonais [Junichi Saga, NdlR] ou même la description d’un train dans un roman, par exemple, il l’applique à une personne dans son livre. C’est quelqu’un qui joue avec le langage, avec toute une iconographie littéraire, avec des blagues ici et là pour ajouter un peu de répondant. Il essaye aussi de tromper la demi-mémoire de sa vie que nous avons, pour créer une émotion en écho pour le lecteur. La chanson « Summer Days » sur Love and Theft (2001), un bon western swing [mélange de jazz et de country, NdlR], utilise le même procédé : elle raconte l’histoire d’un type à une fête, qui saute sur une table au milieu des danseurs pour donner un toast au Roi, que certain ont affirmé être Elvis. Et à un moment dans la chanson, il y a ces paroles :
« She says, “You can’t repeat the past.” I say, “You can’t ? What do you mean, you can’t ? Of course you can.” »
(« Elle me dit “Tu ne peux pas répéter le passé.” J’ai dit “On ne peut pas ? Qu’est-ce que tu veux dire ? Bien sûr qu’on peut.” »)
Greil Marcus © Fred Kihn pour Libération / 2013
C’est un passage tiré de Gatsby le Magnifique [de Francis Scott Fitzgerald, 1925, NdlR]. Mais ce n’est pas du vol : qui prendrait un des passages les plus célèbres de la littérature américaine en pensant que personne ne s’en apercevra ? Le but est que le lecteur s’en rende compte, et qu’il comprenne que l’on peut prendre une phrase de Gatsby le Magnifique, la mettre là, et faire en sorte qu’elle fonctionne, la rendre vivante d’une autre manière. Ce n’est pas du vol, ce n’est pas un hommage, c’est quelque chose de beaucoup plus joueur, de plus intelligent. Dans la chanson, cela permet de faire exploser un vague souvenir, qui connecte l’auditeur ou le lecteur à l’œuvre, d’une manière sensible qu’on ne perçoit pas toujours. Au début de Chronicles, Dylan est d’ailleurs très honnête par rapport à ça. Il travaille pour un label, et produit donc des chansons à diffuser : Dylan explique qu’il prend la phrase d’une chanson et la phrase d’une autre, et que c’est ce que tout le monde faisait.
Mais comment expliquer, dans ce cas, qu’il soit le plus grand survivant de la musique folk ?
Le don de Dylan, ce qui fait que les gens sont toujours captivés par lui, c’est ce don de l’empathie, la capacité à se mettre à la place de quelqu’un pour comprendre, comme peut le faire le romancier. Il devient cette personne en chantant, et c’est pour cela que les gens sont réceptifs. S’il se met dans la peau d’une victime, par exemple, il communique toutes les émotions que ressent quelqu’un en danger. Les auditeurs se disent que Dylan peut aussi comprendre ce qu’eux-mêmes ressentent, et qu’il existe une sorte de lien entre eux. Bien sûr, ce n’est pas vrai, mais un romancier doit avoir ce même don de l’empathie. Il le faut pour comprendre que les personnages ne nous appartiennent pas, qu’ils ont leur vie propre. Ce qui est puissant avec Dylan, c’est qu’il joue la vie de ces personnages : un chanteur est un comédien, plus que jamais.
Vous avez beaucoup exploré, dès votre critique de Self Portrait, la période où Dylan semblait avoir perdu toute intuition en matière de musique : comment analysez-vous les chansons enregistrées pendant cette crise d’inspiration ?
Il y a beaucoup de chansons de Dylan qui ressemblent à de simples exercices, créées parce qu’il faut faire une chanson. Le critique John Berger a écrit un livre magnifique, The Success and Failure of Picasso, qui explore ce qu’il s’est passé lorsque Picasso a perdu l’objet de son art, lorsqu’il ne savait plus quoi peindre. Dans la carrière de Dylan, il y a eu un tel moment : il a commencé à écrire des chansons avec un collaborateur, qui proposait par exemple de rédiger une chanson sur un gangster, « Joey » (Desire, 1976), sur Joe Gallo [membre de la mafia new-yorkaise dans les années 1950, NdlR]. Puis il propose d’écrire une chanson sur un lanceur de base-ball et voilà « Catfish » [d’après « Catfish » Hunter, célèbre joueur américain, NdlR]. Ce sont des chansons fausses, on entend bien que tout le monde s’en contrefout, elles n’avaient aucune raison d’être écrites. Avec « Hurricane » (Desire, 1976), on trouvait toujours de l’application dans les détails, et de la passion dans la performance. Mais celles-ci ressemblaient vraiment à des manuels, du genre « écrire une protest song en cinq leçons ».
Cette méthode de travail ne s’inscrit-elle pas dans la tradition folk, où l’originalité provient plutôt des références que l’on est capable de convoquer ?
D.A. Pennebaker, qui a réalisé le documentaire Don’t Look Back sur la tournée européenne de Dylan en 1965, m’a parlé de la séquence où l’on voit Dylan avec Donovan [chanteur folk britannique, surtout connu pour « Sunshine Superman », NdlR] à une fête. À un moment, qui n’est pas dans le film, Donovan commence à chanter « Mr Tambourine Man », et Dylan dit à Pennebaker « Éteins la caméra ». Le réalisateur m’a assuré que c’est la seule fois que Dylan lui a demandé. Sur le moment, Pennebaker n’a pas compris. Le problème, c’était que Donovan chantait « Mr Tambourine Man » en prenant beaucoup de libertés, en changeant les paroles comme s’il s’agissait d’une vieille chanson folk. Dylan était furieux, et il a expliqué à Pennebaker : « La plupart de mes chansons ne sont pas originales, mais celle-ci, si. » Donovan la manipulait comme une chanson banale, alors que Dylan y avait tout mis. Et pourtant, il y aussi des emprunts dans cette chanson. Quand Dylan admet que la plupart de ses chansons ne sont pas originales, cela ne signifie pas qu’elles sont fausses ou plagiaires, mais qu’une chanson originale est rare.
Le 1er épisode est ici : Greil Marcus, échanges avec un rock critic 1/3
Crédit photo : Thierry Arditti / Yale University Press
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