Il y a les critiques musicaux, et il y a Greil Marcus. Lui seul a su proposer un travail d’auteur sur la musique qui mêle à ce point imagination et moments historiques d’un pays. Marcus était invité du festival Livres & Musiques de Deauville, alors que les éditions Galaade vont publier un des ses ouvrages trop rares en français, consacré aux Doors. Retour avec lui sur ses débuts chez Rolling Stone, première partie d’une interview trilogie.
Votre première critique, consacrée au disque Magic Bus : The Who on Tour, paraît le 9 novembre 1968 dans le magazine Rolling Stone. Comment vous êtes-vous retrouvé là ?
Je suis un grand fan des Who et Magic Bus était annoncé comme une compilation de raretés des Who. J’ai trouvé l’album nul, la sélection était mauvaise, et j’expliquais donc qu’il existait des tas de chansons qui avaient leur place sur cet album. J’ai plutôt envoyé une plainte, mais deux semaines plus tard, elle était publiée. « C’est très simple », ai-je pensé. J’ai commencé à y écrire des critiques d’albums et de livres : je les envoyais simplement, et elles étaient publiées.
Vous publiez plusieurs critiques, puis devenez responsable de la rubrique musique : comment s’est passée cette promotion ?
Jann Wenner [co-fondateur de Rolling Stone / NdlR] est un très bon ami. Je l’ai connu en première année à l’Université [à Berkeley, en Californie], à 18 ans. Nous nous sommes perdus de vue, mais je suivais sa carrière de journaliste : quand j’ai vu le premier numéro de Rolling Stone, j’ai tout de suite su que c’était son journal. Par sa mise en page, son sérieux, l’écriture soignée… Il avait de sérieuses références, il ne s’agissait pas d’un fanzine.
Un soir, je suis allé à une fête à Berkeley, et je suis tombé sur un éditeur de Rolling Stone. J’ai commencé à me plaindre de la qualité de la section des critiques d’albums, combien elle était ennuyeuse, sans imagination, pas intéressante à lire… Deux jours plus tard, j’ai eu un coup de fil de Jann Wenner, qui me disait « Hé, ça fait longtemps. Si tu penses que les chroniques d’albums sont si nulles, pourquoi tu ne t’en occuperais pas ? » Et je suis devenu éditeur. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à venir aux bureaux, à faire vraiment partie de la rédaction.
Comment avez-vous vécu cette expérience d’éditeur ?
Je n’avais aucune idée de ce que je faisais, j’ai fait des choses que je ne tolérerais jamais d’un éditeur. Je prenais les articles et les réécrivais carrément, sans changer les noms. Je ne prévenais même pas les auteurs, en général. Je n’en discutais pas avec eux, je ne savais même pas que c’était ainsi qu’on procédait. Mais les autres auteurs de Rolling Stone étaient des amateurs comme moi, et ils ne protestaient pas. Lester Bangs avait écrit ainsi une critique de l’album Tupelo Honey de Van Morrison (1971), que je n’aimais pas du tout. J’aimais le style de Lester, je travaillais avec lui depuis longtemps, et souvent, nous étions de vrais collègues, mais je n’aimais pas cette critique. Alors je l’ai complètement réécrite, et je l’ai signée avec nos deux noms. Et ça ne l’a pas du tout dérangé. Je suivais des études supérieures en parallèle de ce métier d’éditeur. J’étais payé 35$ la semaine à Rolling Stone, pour 70 à 80 heures consacrées à ça, ce qui est bien trop. Après 6 mois de ce rythme, j’étais exténué. J’ai arrêté l’édition pour me consacrer exclusivement à l’écriture.
Crédit photo : Thierry Arditti / Yale University Press
Parmi vos critiques, beaucoup retiennent la critique de l’album Self Portrait, de Bob Dylan, un album que vous n’avez pas du tout aimé.
À ce moment-là, je n’étais plus éditeur des critiques, mais j’ai demandé à Jann Wenner de le faire, et de pouvoir écrire un long papier. Je ne savais pas quelle longueur il allait faire. Finalement, il a été publié sur 4 pages complètes de Rolling Stone. Ce qui rend vraiment célèbre cette critique, c’est surtout la première ligne : « What is this shit ? » (« C’est quoi cette merde ? »). J’ai commencé la critique comme cela parce que l’article est organisé comme une conversation entre plusieurs personnes, y compris celles avec lesquelles je parlais, ou qui écrivaient. C’est vraiment ce que provoquait un album de Dylan à cette époque, une conversation. Et la seule chose que disaient les gens quand Self Portrait est sorti, c’était « What is this shit ? » : l’article ne pouvait que commencer comme ça. Et ensuite, on essaye de répondre à cette question. Je crois que personne n’a jamais commencé une critique comme cela, et je me suis dit que ça pourrait attirer l’attention.
Quelle a été la réception de la critique ?
J’ai été viré de Rolling Stone, si vous voulez considérer ça comme un avis !
Crédit photo : Thierry Arditti / Yale University Press
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