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Gaël Faye, l’échappée belle

On avait l’embarras du choix. Parler de musique, parler de littérature, parler d’aujourd’hui, parler de demain. On avait lu quelque part aussi que choisir c’était renoncer. Quoi, encore ? On en a un peu marre, là. Alors on ne s’est pas embarrassés et on n’a pas choisi. Avec Gaël Faye, cet homme qui semble savoir tout faire, on a parlé de tout.

Le nouvel album de Gaël Faye s’appelle Lundi méchant. Le lundi méchant, c’est un concept né à Bujumbura, capitale économique du Burundi et ville de naissance de Gaël, consistant à aller en boîte de nuit le lundi soir, sans attendre le week-end, comme un pied de nez à ceux qui voudraient nous dicter quand on peut sortir ou pas. C’est marrant, on a comme une impression de déjà-vu.

Bizarre. Passons.

Au cœur de ce disque, il y a donc ça : sauter la barrière et se barrer. Les vies claustrophobiques, la routine assassine, le béton trop dur et le manque de sens : STOP. On nous enferme et on se laisse faire. Faut que ça cesse, sinon on crève. Alors allons-nous en, supplie Gaël Faye, faisons des voyages et des rêves, des rencontres et des pas de danse. Partons à la reconquête de notre histoire, de notre humanité. Disons : non. Non, nos vies sont bien plus que travailler, consommer, elles sont tellement plus que ça, elles sont à nous.

Pour Gaël, nous réapproprier nos existences devrait commencer dès l’enfance. « J’ai eu cette sensation de l’école qu’on cherchait à nous placer dans le monde du travail. C’est comme si l’école était un appendice du monde du travail et je pense que c’est pas le lieu. C’est le lieu où on devrait apprendre à savoir qui on est, apprendre à se connaître. C’est peut-être utopique mais je pense que c’est possible. Pourquoi pas séparer le temps d’école en deux, un temps où on dit : les enfants, il y a un monde dehors il faut qu’on vous prépare à ça, et un temps où on dit : vous avez un monde à l’intérieur de vous. Ça, on nous le dit jamais. »

Quand il fait des chansons, aujourd’hui peut-être plus que jamais, Gaël Faye regarde autour de lui, c’est presque un devoir. « Quand j’écris je suis toujours les deux doigts dans la prise de l’époque, je peux pas faire autrement, je me dis que c’est une chance de pouvoir écrire, c’est pas pour être hors sol. Ce que j’ai toujours aimé dans le rap, c’est comment on est reliés au quotidien, à la réalité, à la vie des gens. Quand j’écris j’ai ce petit regard de côté en me disant : cette chanson, est-ce qu’elle s’inscrit dans le monde ? J’ai encore du mal à écrire de façon totalement légère et détachée. »

Oui, cet album, il est en plein dans le monde, pourtant il est incroyablement doux. Il est souvent sensuel, dansant, enveloppant. Il n’a pas la brutalité de ses thèmes. La respiration dont on a besoin, celle que tout le disque réclame, on la trouve là. Dans la forme, pour l’instant, en attendant mieux. « C’est assez proche de ma manière d’être. Je suis assez doux, je viens aussi d’une culture comme ça, où les gens ne haussent pas la voix, où on cultive le stoïcisme. Comment dire les choses brutales de façon douce ? »

Dans l’œuvre de Gaël Faye comme dans son parcours, il a souvent été question d’exil. De ses origines, française par son père, rwandaise par sa mère, de son enfance au Burundi, de son arrivée en France après que la guerre civile et le génocide des tutsis au Rwanda ont rendu le quotidien trop dangereux, il a fait un livre, Petit Pays (sorti en 2016 et adapté en film à l’été 2020). Un roman, a-t-il toujours tenu à préciser, même s’il concède qu’« on ne peut pas se contourner quand on écrit ». Il a été des deux côtés. Celui qui part, qui laisse derrière lui les repères et la douceur de l’enfance, les copains, les rues, les arbres, les odeurs. Puis celui qui, installé au pays des Droits de l’Homme, voit arriver les autres. Celles et ceux qu’on appelle tantôt migrants, tantôt réfugiés, tantôt étrangers. Qu’on reçoit du bout des lèvres. « L’Europe est une forteresse, ce n’est pas un lieu d’accueil, contrairement à ce qu’on a envie de projeter comme valeurs. Même aujourd’hui c’est compliqué pour beaucoup de gens d’être des réfugiés politiques. Quand quelqu’un fuit un pays parce qu’il craint pour sa vie et qu’on n’accepte pas de l’accueillir, c’est non assistance à personne en danger. Il y a des partis politiques qui font tout leur discours là-dessus en disant ‘on préfère qu’ils meurent en Méditerranée, quand bien même ils ont fui la guerre je vois pas pourquoi on les accueillerait.‘ Là c’est pas le naufrage des gens, c’est le naufrage de l’humanité. » Gaël se navre qu’on « agite des spectres ». la peur de l’autre, menaçant, différent, bon à éradiquer. « Mon roman il parle de ça, des impasses, des bunkers, de cette manière qu’on a de se calfeutrer dans nos petites réalités, en pensant que c’est la seule vérité qui vaille et qu’on est dans son bon droit. Naître français, naître européen, c’est un accident, quelle fierté on a à tirer de ça ? On peut être fier de Victor Hugo, de Jean Moulin, mais qu’est-ce que j’ai fait pour être fier d’être français ? Une société qui ne s’ouvre pas à l’autre c’est une société moribonde. »

Pour Lundi méchant, il a mis en musique un poème de Christiane Taubira, « Seuls et vaincus ». Entendre sa voix à lui dire ses mots à elle, dignes et implacables comme elle sait l’être, fustigeant les puissants, les méprisants et les sans-cœur, c’est d’une rare intensité, d’une grande beauté.

Photo Presse 1 - Crédit Victor Pattyn

Crédit Victor Pattyn

Difficile de se quitter sans évoquer le chaos actuel. La veille, un couvre-feu a été décrété, étape supplémentaire dans les contraintes qui pèsent depuis plusieurs mois sur le spectacle vivant. Pour Gaël qui avait déjà reporté sa tournée d’automne et est à présent inquiet pour les dates du printemps, c’est un coup de massue. « La ferveur des concerts, le fait de se réunir, ça galvanise, c’est une communion. Là d’un coup de ne plus pouvoir échanger ça change les choses de manière très profonde chez moi, j’ai pas encore les mots. Parce que pour moi faire un album c’est rien d’autre qu’un prétexte aux concerts. Si on enlève les concerts aux chanteurs on nous enlève la sève. Moi les annonces d’hier c’était : vous êtes nomade et votre métier c’est d’aller à la rencontre des gens, ça n’existe plus. On parle de télé-travail, de trajet entre la maison et le lieu de travail, des choses qui ne me concernent pas. Je suis pas dans cette équation-là. Je parle avec beaucoup d’artistes, on est dans une période où on doute de notre utilité sociale. »

Mais Gaël ne pense pas qu’à lui. S’il comprend, évidemment, le risque sanitaire, il redoute avec l’arrivée de ces nouvelles restrictions de lourdes conséquences sur la société dans son ensemble. « Cette interdiction de se réunir, ça remet toute la société en question. C’est une lame de fond. On est des animaux sociaux. Je pense qu’il y a des gens qui vont mourir de solitude. Dans une société où on pouvait se rencontrer en temps normal on avait déjà ce questionnement sur la solitude, là pour moi c’est catastrophique. » Et il le dit clairement : si ça dure, tout ça, il passera dans la clandestinité et organisera des concerts dans des caves. On rigole. Un peu. Mais est-ce qu’on rigolera autant dans deux ans quand effectivement, on en sera là ?

On réalise qu’on tourne en rond, qu’on est revenus au sujet-même de l’album, à notre point de départ. Nos. Vies. Sont. Absurdes. Et ne peuvent que nous amener dans le mur. « C’est pas normal qu’un train ça coûte plus cher qu’un avion, qu’on vende des SUV en ville, y a tellement de choses aberrantes. Ce libéralisme-là il a la loi de son côté. Et aussi une manière de penser, parce qu’on ne nous a pas appris à nous limiter dans la consommation. On a l’impression que c’est ça l’entrave, que c’est plus grave d’être entravé dans sa consommation que dans ses mouvements. Les gens feraient peut-être la révolution si on leur disait on n’achète plus de portable, plus de télé, ce serait peut-être plus violent que de leur dire vous restez chez vous. »

Mais non. Ce serait compter sans Gaël Faye, sans Christiane Taubira, sans toutes celles et ceux qui veulent continuer à croire que quelque chose est possible, ensemble. « La musique peut être autre chose qu’accompagner la fête, ça peut redonner de l’énergie, de l’espoir. »

Un peu de patience Messieurs-dames. La résistance s’organise.

Photo en une : Gaël Faye – Crédit Victor Pattyn

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