Flore est DJ, productrice de musique électronique depuis une vingtaine d’années, boss de label et formatrice. A Lyon, où elle a fait les 400 coups, elle est l’une des principales représentantes de l’hybridation des genres, entre musiques breakées, d’Angleterre ou d’ailleurs, techno, electronica… Dans ce long portrait, on retrace plus de trente ans de vie, entre mix, sorties en discothèques dans le sud-est de la France, et on suit l’évolution des mœurs et pratiques d’écoutes des musiques électroniques. Surtout, on plonge dans le parcours quasi-initiatique d’une musicienne d’aujourd’hui, à la quête de ce qu’il y a de sacré dans la musique.
Ne dit-on pas que la jungle s’apparente à cette forêt dense et luxuriante qui offre à celle ou celui qui l’explore sa riche végétation et sa dose de dangers de tous les instants ? Quand elle ne nous étouffe pas les sens de sa surabondance, elle éveille en nous une gourmandise si facétieuse, comme une envie de miel.
Alors forcément, qu’elle porte le prénom rassemblant les plantes d’un milieu végétal ne semble pas si étonnant lorsque l’on s’aventure dans la galaxie de la musicienne électronique Flore. Suivez-la du regard, derrière les platines ou dans la vie, vous l’apercevrez peut-être mélangeant les pistes, rassemblant les disques de drum’n’bass, d’influences science-fiction, jazz et musique brésilienne, écumant les microclimats tropicaux des clubs, malaxant les magmas de cultures, provoquant les télescopages des genres…
C’est l’histoire de sa vie
L’alliage de matières qui a fait l’un des traits de caractère artistique de la DJ et productrice lyonnaise ne vient pas de nulle part. Enfant déjà, ses parents la ballotent à droite à gauche. Un jour, entre musique italienne et blues à la maison à fond les ballons, Jimmy Somerville et Gainsbourg le second, et les tubes du TOP 50 le surlendemain. Ça aide à aimer le choc des cultures, du présumé archaïque au prétendu branché, du folklore éternel à l’air du temps. Quand l’artiste grandit, les grands frères prennent le relais sur son éducation musicale, et fusent alors le blues, les classiques des années 60, 70, de Neil Young à Bob Dylan, parce qu’être ado, c’est être dans le vrai avec la voix qui mue, et qu’être dans le vrai, c’est être libre. « L’un de mes frères bossait dans une boutique de disques, qui s’appelait Experience, précise Flore. J’avais la chance d’emprunter les disques, de les enregistrer sur cassette et les rendre le lendemain. » Puis suivront, via les grands frères toujours, Prince, Public Enemy, et le trip hop. Parce que la liberté passe par un trip, un groove et un coup de latte sur le passé. Et qu’un coup de latte, c’est encore se sentir vivant.
« Au moment où j’ai découvert Goldie, j’ai réalisé que j’avais attendu ce moment toute ma vie. », Flore
Flore se met à jouer de la guitare, du Pink Floyd, du Led Zep, mais oscille toujours entre un avenir dédié à la musique ou au dessin. Quand le collège public spécialisé en arts plastiques qu’elle cible ne la sélectionne pas, elle met finalement l’accent sur la musique. « La guitare, c’était un plaisir perso, confesse-t-elle, mais j’étais frustrée parce que je dépendais des autres musiciens pour finaliser des morceaux. Autour de moi, il n’y en avait aucun, et je ne connaissais pas les enregistrements cassette, soit ce qui te permet de sortir de la position du musicien tout seul avec son instrument. » Flore semble attendre le moment où elle pourra devenir sa propre cheffe d’orchestre. Et lorsqu’elle découvre la musique électronique, elle capte : « Donc en fait, tu peux tout faire avec un ordinateur ? »
Comme il faut toujours un « quand soudain » si l’on veut scénariser la vie des gens, n’hésitons pas à mettre les pieds dans le plat. Quand soudain, un jour, happée par la chaîne MTV (c’est-à-dire dans un état de léthargie larvesque) s’annonce à elle le clip de « Human Behaviour » de Björk réalisé par Michel Gondry : « Je suis sur le cul, jamais entendu un truc pareil. » En soudoyant sa mère, elle chope l’autorisation, accompagnée de son frère, d’aller au concert que l’artiste islandaise donne quelques mois plus tard au Transbordeur à Lyon. Première partie : Goldie. Blam. Choc intersidéral : « Je… Comment dire… En fait, je crois que j’avais attendu ce moment toute ma vie. Mon souvenir est toujours aussi fort et précis. Il jouait Timeless en live. J’étais sans mots. » Devant l’ovni de la jungle et la drum’n’bass – ces cousines anglaises trouvant leurs racines dans le reggae jamaïcain (ex-colonie anglaise) et le hip hop – la vision de Flore se frise, le temps s’arrête. « Le lendemain je suis allée acheter l’album, s’exclame l’artiste. Je savais que c’était ça que je voulais faire de ma vie. Mais je ne savais pas comment m’y prendre. Il n’y avait pas vraiment de communauté à Lyon, quelques DJ mais plutôt tournés hardcore ou hip hop. Peu de gens pouvaient me conseiller exactement quels équipements je devais me procurer, comment ça fonctionnait. Il m’a fallu des années pour saisir les tenants et les aboutissants. »
Sud-est de la France : jungle is massive
Si on s’en tient, en noircissant grossièrement le trait, à la faible production française de la jungle / drum’n’bass, de la mauvaise considération du milieu musical pour le style, et le désintérêt même que portent toujours programmateurs ou cinéastes de l’hexagone, on pourrait être tentés de croire que la France n’est pas ce qu’on pourrait appeler son pays d’accueil premier – contrairement à celui qu’elle réserve à son alter ego électronique, la house / techno. Cela peut s’expliquer par la filiation directe, en Angleterre du moins, entre le reggae, le hip hop et les raves. Mais ce serait réducteur.
Dans les années 90, toute la France résisterait donc encore et toujours à l’envahisseur des toasters ragga et des soundsystems de la jeunesse ouvrière britannique. Toute ? Non. Car une région résiste alors à la monoculture, et se repaît dans cette musique breakée qui rend complètement barjo. Le sud-est de la France résonne au son des trois capitales qui l’accueillent les bras ouverts : Montpellier, Avignon et Lyon. « Quand j’ai commencé à mixer fin 98, se rappelle-t-elle, très rapidement, je me suis retrouvée à être bookée à Montpellier au Rockstore, avec un collectif qui s’appelait les Freshly Cut, et aux junglists d’Avignon. J’y allais tous les ans. Et ces soirées ramenaient vraiment du monde. C’est pas les jauges d’aujourd’hui. Il y a 20 ans, si tu arrivais à faire venir 500 personnes sur le nom de Roni Size, c’était totalement fou. Au début des années 2000, on faisait des kilomètres pour aller voir DJ Marky pour jouer dans un club perdu sur Avignon. »
« C’est intéressant de se dire que ceux qui ont fait les premiers événements de musiques électroniques, c’était des tenanciers de discothèques généralistes. », Flore
Événement inoubliable (dont on se serait bien passé) qui va, par ailleurs, changer fondamentalement le milieu de la teuf, c’est l’interdiction des free parties en France. Si l’on se souvient bien de la répression, de la saisie de matériel, de la stigmatisation des teufeurs, des orgas, on oublie cependant un détail, c’est qu’une fois que la musique électronique est entrée dans les discothèques, ce sont uniquement ses courants les plus rudes qui y étaient joués. Résultat des courses : une raison de plus pour lui accoler cette image de musique de sauvages. « Quand ça a eu lieu, déballe l’artiste, la musique la plus « violente » que les teufeurs pouvaient écouter en club, c’était clairement la drum’n’bass. Mais, du coup, ça a eu un effet pervers : le public voulait tout ce qu’il y avait de plus violent en drum’n’bass : que ça tape, ça tape, ça tape. Ça a donné à voir pendant longtemps une très mauvaise facette de la jungle en France. »
Eh les potes, on va en discothèque ce soir ?
Ce qui n’empêche pas à Flore de passer de grands moments dans les premiers établissements jouant de la musique électronique en France : les discothèques. Pas les clubs, vous avez bien lu. Mais alors, que diantre séparent ces deux termes, si proches et pourtant si différents : « Quand je dis discothèque, clarifie-t-elle, je pense à la discothèque généraliste, de périphérie de villes, avec un public qui viendra parce que c’est le week-end et qu’on va boire des coups, et qu’il y a trois salles avec des ambiances différentes, mais qui ne viendra pas pour un nom ni une esthétique musicale. »
Au début des années 2000, les discothèques semblent donc curieuses d’explorer ces nouvelles formes de danse, ces nouveaux publics. « C’est intéressant de se dire que ceux qui ont fait les premiers événements de musiques électroniques, c’était des tenanciers de discothèques qui n’étaient pas forcément des férus de musiques électroniques, mais qui le faisaient parce qu’ils sentaient qu’il se passait quelque chose, s’amuse Flore. » A ces drôles de clubs, qui ont fait la joie d’une partie de la population que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, on peut évidemment ajouter les bars, ou ce qu’on appelait la multitude infinie de cafés-concerts en France, qui (ouverture de parenthèse) pourraient bien, en 2021, être classés dans les lieux en voie d’extinction, le tout au profit des grands complexes de divertissement pour 5000 personnes (fermeture de parenthèse). « A mes débuts, commente la musicienne, je jouais surtout dans les clubs, les festivals, et les bien sûr les bars, où cette musique était vraiment représentée, ça jouait jusqu’à 3 ou 4 heures. Le Bistroy, Le Monde à l’Envers, La Fée Verte… Ça a profité à une énorme majorité des DJ lyonnais… »
« Et à un moment, on nous a foutu de la techno-autoroute toute la nuit, littéralement », Flore
Malheureusement aujourd’hui, dans les villes pionnières d’Avignon, Lyon ou Montpellier, l’heure est moins à la drum’n’fête. Flore déplore le manque de relais qu’il y aurait pu avoir sur les scènes locales. Le peu de descendance des collectifs qui étaient en place à ce moment-là a laissé ces années de passion jungle dans un passé proche, qui fait déjà office d’histoire. « Lyon, qui était une ville très importante à la fin des années 90 pour la jungle ne l’a plus été après les années 2005, note-t-elle. Alors qu’à Paris, il y a eu Miss Ficel ou Elisa Do Brasil, et ensuite bien d’autres crews, à Toulouse notamment qui ont continué. »
Quand la France oscille entre Berlin et Londres
Grand sujet largement débattu de la décennie passée : l’écrasement de la house et la techno en France sur toutes les autres formes de musique festive. Alors oui, Paris se mourait, et il fallait être sapé sur son 31 en 2008 pour passer le physio – aujourd’hui les patrons de boîte portent des Sneakers aux pieds : marrant, non ? – donc la techno a pu lui faire un bien fou, mais était-ce une raison d’avoir créé des clones de Ben Klock à l’infini ? La légende voudrait qu’ils étaient capables de jouer dans trois événements différents la même nuit, partout dans le monde. Le pire, dans cette histoire, c’est qu’on pourrait parier que même ces artistes stars et leurs collègues, comparses et disciples, ont dû, pendant cette période, s’autocensurer un bon nombre de grosses balles D’n’B, breakées, hip hop, trance, rock et dancehall qu’ils écoutaient dans leur chambre d’hôtel. « T’avais des chapelles, chacun avait la sienne, poursuit Flore. On nous foutait de la techno-autoroute toute la nuit, littéralement. J’ai pas forcément envie d’écouter du hip hop ou de l’expérimental à 4h du mat’, mais en début de soirée ou à l’after, ça me parle. Je peux tout à fait entendre qu’on ait envie d’écouter un set uniquement de techno, mais qu’ensuite, on ne rempile pas pour le même. J’aime qu’il y ait une histoire racontée par le set, et une autre histoire, racontée par la nuit. »
« L’année 2020 a été révélatrice. Beaucoup d’artistes mainstream se sont mis en retrait. Ça a laissé énormément de place pour les autres. », Flore
L’hybridation, la diversité et le mix des musiques, vous l’aurez compris ne font pas particulièrement partie des angoisses de Flore. D’ailleurs, le boum techno ne lui a pas vraiment changé les idées : « Quand j’organisais des soirées, on commençait par du hip hop, des gars qui venaient de la scène Ninja Tune, puis de la drum’n’bass, même de la techno UK. » Par chance, dès la fin des années 2010, grâce à des festivals comme Visions dans le Finistère, Château Perché dans l’Allier, le Positive Education à Saint-Etienne, le Bon Air à Marseille, ou même de salles comme La Station à Paris, la fusion des dancefloors dont elle a tant rêvé s’opère enfin. En tête des bonnes nouvelles, la réconciliation entre la techno, dans sa partie allemande, rythmée 4/4 Berlin, et les musiques breakées, typées Londres. « Encore à midi, je discutais avec mon chéri, confie Flore, et je lui racontais tous les nouveaux labels français dans esthétiques breakées, dans un sens très large, de l’electronica jusqu’à des trucs très clubs. C’est fou depuis deux ans, c’est une explosion. »
Le monde change, nos oreilles évoluent
Dix ans de techno, dix ans de business de soirées, dix ans, tout ça pour se prendre une grande pandémie dans la tronche. Aucun lien, vous direz ? Tout à fait. Mais il y a des phrases qui permettent des transitions et l’art de les polir n’est pas à la portée du premier scribouillard venu.
Un moment de la vie de Flore nous renvoie à son passé, mais aussi à son futur. Le 7 avril 2020, trois semaines après la fin du monde donc, l’artiste sort son second album, Rituals, acte libérateur, accélérateur de particules, flash back et porteur de résolutions sur sa vie de musicienne. « L’année 2020 a été révélatrice. Beaucoup d’artistes mainstream se sont mis en retrait, détaille Flore. Ça a laissé énormément de place pour les autres. Mon album a eu probablement plus d’attention que s’il n’y avait pas eu le Covid, la suspension des sorties d’albums chez les gros labels. » L’artiste lyonnaise justifie sa réflexion par l’exemple : « Si Peggy Gou sort un EP en période de Covid, c’est toute la boite de management qui n’est pas contente parce que la sortie de cet EP lui garantit les 8 mois de booking qui suivent. Moi, ça n’a aucune influence. »
« On me disait que ma musique n’était pas assez dansante pour la jouer en club mais trop violente pour les salles de concert », Flore
Mais les chauves-souris et les pangolins ne sont pas les seuls responsables de l’attention portée sur Rituals. Bien que sa sortie date d’un an à peine, les premiers morceaux, comme « Congo », datent… de 2014. Revenons encore plus en arrière : depuis 2010, Flore n’est pas au mieux. Elle vient de perdre sa mère, et sa relation avec son label n’est pas au top. Depuis 2010, elle connaît plus de bas que de hauts : son premier album RAW, malgré de bons retours critiques, ne se transforme qu’en très peu de dates : « Le label me demandait de faire des efforts sur tel ou tel truc sous prétexte que ça allait vendre plus, se rappelle-t-elle, un peu amère. Et en fait non. Si quelqu’un avait la solution pour vendre des disques, on serait tous millionnaires. »
« Ce qu’on reprochait en 2014 à ma musique, c’est ce pourquoi on m’a félicitée en 2019 : la richesse, la respiration, le suspense. », Flore
Après ces douloureux épisodes, Flore se recentre, entame une introspection, se pose de nouvelles questions : pourquoi je tiens absolument à faire de la musique ? qu’est-ce qui m’y attire ? Et elle glisse vers le terrain des liens entre l’art et le sacré. Elle lis des bouquins d’ethnologie, comme Le Dieu D’eau, qui parle de la cosmogonie Dogon. Elle se sent à nouveau portée. Alors, en 2014, elle se lance dans le live avec le VJ (vidéo-jockey) WSK, prémices de Rituals, mais rebelote pour les retours peu encourageants : « On me disait que c’était pas assez dansant pour le jouer en club ou en festival, mais que c’était trop violent pour le jouer en salle de concert. En 2016, j’ai même carrément arrêté de le jouer. » A croire que nos oreilles n’étaient peut-être pas préparées à une telle proposition en 2014, avec ses phases sombres, percussives, lentes et parfois cauchemardesques, et surtout, les a priori sur ce que doit être un live électronique, à quel heure il doit passer, et quelle couleur musicale il doit porter. Quand les habitudes sont étouffantes, castratrices, bloquantes. Mais Flore ne désespère pas, et les retours ne sont pas si mauvais que cela. Surtout, elle croit en sa musique : « Quitte à en chier, se résolut-elle, je ne voulais plus corrompre mon discours. Dans la foulée, j’ai lancé mon label, et j’ai sorti mes premiers EP. »
Le déclic arrive en 2019, lorsque RAG, la DJ, programmatrice et directrice artistique du collectif Barbi(e)turix, et des soirées WET FOR ME, appelle l’artiste lyonnaise pour jouer ce même live à La Gaîté Lyrique, qu’elle n’a pas testé sur scène depuis des années. Les congratulations affluent alors de toutes parts : « Aujourd’hui, c’est pas le même discours, les oreilles sont plus habituées à ces mélanges. Cette histoire raconte à quel point la musique électronique a évolué et comment on a accepté certains rythmes. Ce qu’on nous reprochait en 2014, c’est ce pourquoi on nous félicitait en 2019 : la richesse, la respiration, le suspense. » Désormais confiante sur sa musique, si variée, appelant rituels mystiques, musiques breakées et ambiances cinématographiques, Flore reprend goût à son projet Rituals et le concrétise sur album en 2020.
On marque une pause dans l’histoire, mais on ne peut qu’espérer que Flore profite longtemps de cette curiosité nouvelle pour les ouvertures de chapelles, et que, comme elle, d’autres artistes puissent continuer à s’exprimer en dehors des carcans immobiles et des automatismes qui freinent le déploiement de l’art. Souhaitons ainsi toujours plus de risques dans les programmations, toujours plus de transmission de savoir et de prise de relais des crews de DJ et de producteur·ices pour que les musiques perdurent dans le temps. Qu’on le veuille ou non, tout cela fait partie de notre histoire collective.
Photo en une : Flore © Mr Hoho
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