Ridiculisés, décriés, les fans sont souvent relégués au statut de groupies de l’extrême. Pourtant cette passion s’accompagne généralement d’une grande détresse. Pour faire face à leurs difficultés, pour combler un vide, ils sont nombreux à s’être lancés à corps perdu derrière un groupe, un artiste, parfois jusqu’à l’obsession. Une parenthèse musicale presque irréelle en guise de remède.
« En 2013, je luttais contre les troubles alimentaires et la dépression. C’était clairement la pire année de ma vie. Mais c’est aussi à ce moment là que je suis devenue fan. » Quand la jeune femme aux cheveux châtains de 26 ans se remémore cette période, elle en parle comme on raconterait un rêve. Elle accorde elle-même que tout est dans une sorte de flou. « Un soir, je suis tombée sur une chanson dans mes suggestions YouTube, « Little Things » des One Direction. Globalement ça disait : « tu détestes qui tu es, mais moi je t’aime comme ça » Je n’étais pas bien dans mon corps, et ça m’a de suite parlé. Alors que c’était un groupe que je trouvais vraiment nul six mois avant. »
Une première année de fac abandonnée, un épisode traumatique et surtout un sentiment de grande solitude. Cette terrible conjonction d’événements change la donne. « J’ai continué à écouter toutes les chansons disponibles, ça a été ma drogue. J’ai passé mes nuits à regarder des vidéos de bêtisier de leurs moments d’apparitions télé. À une période où je ne pouvais rien ressentir, c’était la seule chose qui me faisait rire, vibrer. »
Pour la psychothérapeute Aurore Le Moing, il est important de préciser la définition même : « On distingue deux catégories de personnes : ceux qui sont fans, apprécient particulièrement la musique, l’esprit du groupe, écouter un album assis sur leur canapé qui va leur procurer du plaisir, mais quotidien bien ancré dans la réalité. Et ceux dont la fan attitude est un peu plus poussée, avec une identification, une projection, idéalisation du groupe ou de l’artiste, presque une relation virtuelle avec le chanteur… » Claire a basculé de l’autre côté.
Elle crée alors un compte Twitter de fan, grâce auquel elle fait des rencontres, en ligne : « Ils étaient tous dans la même situation que moi : vie de merde, plutôt dépressifs, et ils trouvaient beaucoup de réconfort dans le groupe » témoigne la jeune femme.
Du virtuel au réel
La présence d’une majorité de personnes fragiles parmi les fans n’a rien d’anodin. Pour Aurore Le Moing, psychothérapeute, c’est un procédé très classique : « Les fans sont généralement à la recherche d’un référent, une personne sur qui elles peuvent compter, et qui leur manque dans leur vie (parents absents, solitude…). Ce qui est magique quand on est fan, c’est qu’on peut tout imaginer. On peut penser que ces gens ont eu la même souffrance que nous. C’est un pilier rassurant qui nous fait évoluer et qu’on intègre dans sa vie... »
La jeune femme du sud de la France, décide du jour au lendemain de partir pour Londres, en tant que jeune fille au pair. Bientôt d’autres filles avec qui elle discute sur Twitter la rejoignent. Ceux qui étaient alors de simples contacts deviennent très vite des amis. Des amis qui ne sont pas dans la vie réelle, qui sont comme nous et qui ne jugent pas.
Pour Aurélie, 25 ans, la musique est également un refuge, qui l’accompagne dans les périodes les plus sombres de sa vie. Fan de la chanteuse Demi Levato, la jeune femme a tatoué sur sa peau des paroles de chansons de sa pop star fétiche. La chose la plus folle qu’elle est faite pour elle ? « Elle ne faisait jamais de concert en Europe, donc je suis allée à New-York sur un coup de tête, j’ai essayé de la suivre à la trace, attendu 10h devant son hôtel, puis on a fini par la trouver » se souvient-elle amusée. Plus qu’une simple adulation, l’Annécienne perçoit la star comme un mentor : « Elle m’a énormément aidée à avancer. Elle était elle-même victime de troubles alimentaires et je me suis dit, si elle peut y arriver, moi aussi. »
« Cela m’a permis de me recentrer, de ne pas rester seul, et surtout de rencontrer ma nouvelle compagne. »
Fan : une identité à part
Le sociologue Gabriel Segré, qui étudie notamment le culte des vedettes, considère les fans comme un groupe social à part. « Ce qui définit et peut-être unit ces fans, davantage que des propriétés sociodémographiques, qu’une position sociale, politique et économique, c’est un certain rapport au chanteur et à son œuvre. » Mais aussi un profil et un parcours similaire : « cette passion, les fans bien vite ne peuvent plus la vivre seul, et ils vont se mettre en quête de pairs afin de la vivre collectivement, de la partager. Ils adhèrent ou non à des clubs, des associations, se rendent sur des sites, des forums, des blogs. Ils rencontrent d’autres passionnés, avec lesquels ils échangent informations, expériences, discussions, disques, objets. Ils les retrouvent dans des concerts ou lors de manifestations ou d’évènements divers. Les fans sont alors devenus des membres d’un groupe, d’un collectif, d’une communauté, dans laquelle la passion est reconnue et valorisée alors qu’elle est souvent moquée à l’extérieur« , analyse l’enseignant-chercheur.
La rencontre de ces amateurs de musique perdus va alors créer une effervescence positive. « La fanitude peut vraiment aider des gens en détresse à rencontrer de vraies personnes, explique Aurore le Moing, ils peuvent partager les mêmes problématiques et avoir des échanges qui se révèlent totalement bénéfiques. » La psychothérapeute d’Île-de-France le confirme : « les rencontres de personnes physiques permettent aussi aux fans de rester ancrés dans la réalité et de se créer des relations amicales, voire sentimentales. »
C’est l’amour, ou plutôt l’amour perdu, qui a été le déclencheur pour Christophe, 49 ans. En 2014, sa femme le quitte, ses enfants ne veulent plus le voir : il se retrouve seul. Il sombre alors peu à peu dans la dépression. L’Angevin traîne toutes les nuits sur Internet, scrollant sur les forums et les réseaux sociaux. C’est alors qu’il redécouvre sa passion pour le rock, et pour ACDC: « Ça a été comme une révélation, une lumière au milieu de ma vie qui n’avait plus aucun sens« , se rappelle Christophe. Il se met à collectionner tous les albums, il est membre actif d’un forum, et va même jusqu’en Californie pour les voir jouer au festival de Coachella. « Être fan m’a sauvé la vie, sans exagérer. Cela m’a permis de me recentrer, de ne pas rester seul, et surtout de rencontrer ma nouvelle compagne. » Elle était modératrice de ce même forum, ils ne sont plus quittés depuis.
« J’étais la voisine du chanteur du groupe, on savait à quoi ressemblait sa maison, je passais devant tous les matins. On savait où il était… tout le temps ! »
Béatrice, qui habite Hénin-Beaumont, a elle trouvé sa meilleure amie, lors de son premier concert de fan : celui d’Indochine. L’auteure et infographiste de 29 ans découvre le groupe au milieu de son adolescence, et se sent enfin comprise : « C’était comme si j’avais trouvé une âme sœur musicale, bienveillante. Ma seule envie était de les connaître, de me sentir au plus proche de ce groupe pour avoir la sensation de les connaître personnellement, comme si nous étions des amis proches. » Elle ouvre alors un blog : « Je réécrivais les paroles de chansons moi-même après écoute des albums que j’achetais au fur et à mesure que j’en voyais en magasin. Chaque magazine était épié et les posters punaisés, comme on pourrait mettre les photos de sa famille dans un cadre chez soi pour avoir une pensée pour eux. »
La jeune femme résume : « Être fan c’est comme être en couple avec quelqu’un : les débuts sont sulfureux, passionnés. J’ai fait la queue tôt le matin pour un concert le soir sur des pavés, usé des disques à les écouter en boucle… Aujourd’hui, c’est plutôt comme un mariage : il y a des hauts et des bas, des choses que l’on apprécie plus forcément chez l’autre, parfois on trouve d’autres groupes qui nous redonnent l’adrénaline du début… Avant Indochine me donnait une raison de vivre, désormais, ils font partie de ma vie. Et je n’ai pas envie que ça s’arrête »
“C’était comme une drogue”
Mais du côté de Londres, chez la fan de pop, la situation prend l’eau. « C’était une coïncidence, mais j’étais la voisine du chanteur le plus connu du groupe, évidemment on savait à quoi ressemblait sa maison. Je passais devant tous les matins et on allait souvent se poser au bar à côté… » Elles le croisent plusieurs fois, et guettent à chaque passage les entrées et sortie : « On savait où ils étaient tout le temps. » Avec ses amies, elle scrute les réseaux sociaux à la recherche d’indices. Mais l’engrenage devient vite étouffant, sans cesse en alerte, Claire y pense tout le temps. Elle va jusqu’à faire 4h de route pour assister à un match de foot où l’un des membres sera présent. Un peu plus tard, elle enchaîne le même concert trois soirs de suite. « Rencontrer la personne dont on est fan, c’est le Graal, c’est un moment incroyable d’adrénaline. Mais ça devient comme une drogue. » Un constat que le sociologue Gabriel Segré retrouve dans ses recherches : « Ces fans veulent à présent tout connaître, tout savoir, posséder, tout écouter, tout voir, tout lire. Ils ne comptent plus ni leurs efforts, ni l’argent investi, ni le temps passé, ni l’énergie dépensée. »
« Dans les pochettes de Muse qu’elle m’envoyait, il y avait du coton pour ne pas abîmer les disques. Elle y tenait comme à la prunelle de ses yeux »
Camille, 40 ans, ne compte en effet pas l’argent qu’il a pu dépenser pour ses groupes favoris. Fan des Guns N’ Roses et du Jon Spencer Blues Explosion, il l’accorde : « Niveau achats et merch, c’était n’importe quoi. J’achetais des bootlegs italiens – souvent des doubles CD ou des coffrets – à prix d’or chez le disquaire local à Bourg-en-Bresse, et des VHS provenant de listes créées par des mecs qui avaient deux magnétoscopes et copiaient des enregistrements de concerts et les revendaient là aussi à prix d’or selon la durée de la K7. Tu commandais des listes photocopiées via les petites annonces du magazine Hard Force par exemple. L’image et le son étaient la plupart du temps pourris, mais peu importait, tant que c’était nouveau et que je ne l’avais pas. » Camille a la plupart du temps chaque album en vinyle et en CD, mais aussi une collection impressionnante de bootlegs ou originaux en MP3 : « Si je trouve une vidéo YouTube avec un son correct de concert, j’ai un système qui permet d’en extraire le son et de splitter le tout en différents titres. J’écoute les meilleurs régulièrement » confie-t-il. En plus de la musique elle même, le Parisien collectionne tout ce qu’il peut : « T-shirts, sérigraphies, affiches, tickets, fanzines… J’achetais aussi les magazines et hors-séries en double : un exemplaire pour l’archive, un autre pour découper les images et les afficher dans ma chambre ou les coller sur mon cahier de texte. »
Pour la psychothérapeute Aurore Le Moing, il est important de ne pas perdre pied avec la réalité. « À partir du moment où l’on ne pense plus qu’à ça, qu’on loupe le travail pour aller à une dédicace, que tout dans notre vie est régi par ça : il y a un problème. Cela peut parfois même aller jusqu’à la pathologie, avec l’érotomanie, où l’on imagine que la personne que l’on adule nous fait passer des messages, et nous aime en secret. » Souvent repris dans les clichés, ces comportements extrêmes ne sont pourtant que des exceptions.
Lucas, lui-même fan de Muse au début de sa vie d’adulte dans les années 2000, a lui découvert jusqu’où on pouvait être fan : « J’adorais l’excentricité de Matthew Bellamy, je me coiffais comme lui, avec des pics dans les cheveux. A l’époque, je lisais Rock&Folk et les petites annonces à la fin du mag. J’ai donc commencé à échanger par courrier et téléphone avec une fan hardcore de Muse et Placebo. On s’écrivait et parfois, on s’appelait aussi. Elle collectionnait tout sur les groupes : coupures de presse, enregistrements pirates, interview audio. On était encore à l’époque des graveurs et même des VHS. Un jour, elle m’a envoyé des CD gravés inédits des deux groupes, des trucs chopés au Japon et aux US à l’import (le web n’était pas vraiment dans la place). C’était une grosse marque de confiance de sa part, j’étais fier », se souvient-il. Une passion qui tourne à l’obsession : « Dans les pochettes, il y avait du coton pour ne pas abîmer les disques. Elle y tenait comme à la prunelle de ses yeux, me demandant avec insistance de ne pas laisser de traces de doigts. Elle a même fait graver des gourmettes en argent au nom des trois musiciens de Placebo, pour aller leur remettre en mains propres un jour, en marge d’un concert. Ce jour-là, j’ai compris ce qu’était le vrai fanatisme. »
« Les amoureux de musique lyrique sont qualifiés d’amateurs éclairés, alors que les fans de musique populaire apparaissent comme les victimes de l’industrie, consommateurs passifs, vaches à lait sous influence », Gabriel Segré
Et la musique dans tout ça ?
Au fil des récits et des témoignages, on comprend que ce qui les anime va au-delà de la musique. Pourtant, elle y joue un rôle central. Pour la psychothérapeute, les fans de musique ne sont pas comme les autres fans. Ils entretiennent une relation beaucoup plus intime et psychologique avec l’objet de leur passion. « La musique fait partie de notre quotidien, on en entend partout, elle accompagne notre vie, dans le bus, dans les magasins, à la radio,à la télé, on en a tous sur notre téléphone. On y est confronté tout le temps, et on y est tous sensible à notre manière. Cela nous rappelle une personne, une émotion, des sensations, un contexte… La musique a une vraie influence sur nos vies ! »
Mais alors, y a-t-il des styles musicaux plus susceptibles que d’autres de déchainer les passions ? En théorie, on peut être fan, même à l’extrême de n’importe quel genre. Tous ont leurs adeptes, leurs experts, leurs originaux. Comme le souligne le sociologue Gabriel Segré, on peut retrouver le même degré d’implication, d’investissement d’argent, de temps et d’effort chez « les fans de rock’n’roll, de variété, de death metal » ou de musique classique. C’est plutôt dans la question du regard que portent les non-fans sur eux que tout change. « Les amoureux éperdus de musique lyrique ou de musique stochastique seront plus volontiers qualifiés d’amateurs éclairés, de passionnés, de spécialistes ou encore d’aficionados que de fans », se désole le sociologue. Une vision terrible pour les fans de musique populaire : « Au mieux, ils sont dénoncés comme risibles et souvent tournés en ridicule. Ils apparaissent alors comme les victimes de l’industrie culturelle, consommateurs passifs, aliénés et abusés, vaches à lait sous influence. Au pire, ils sont perçus comme des menaces, des dangers pour eux-mêmes et pour la vedette, on les fait passer pour des stalkers, des hystériques… » résume Gabriel Segré. Résultat, la plupart des fans hardcore n’en parlent même pas à leurs proches, de peur de se faire juger. Un mépris de classe qui s’accompagne aussi généralement de sexisme.
« J’ai beaucoup appris sur le féminisme et la communauté LGBT grâce à tout ça. Quand tu es fan d’un boys band on te prend pour une hystérique sans cerveau »
Bienveillance et positivité
Un phénomène que l’on retrouve beaucoup dans la K-pop, pop acidulée Coréenne, dans laquelle des groupes de filles de garçons aux productions très léchées. Leur public de fans, principalement féminin, et très actif sur les réseaux sociaux, subit les foudres des critiques. Chloé, 29 ans, qui gère un compte fan Instagram d’un de ces groupes le voit tous les jours « on nous critique, alors qu’on est une communauté très bienveillante. La plupart des fans sont très solitaires et trouvent du réconfort dans nos pages. Tout ça pour se faire pourrir par des commentaires de rageux« , s’attriste celle qui la journée est prof d’anglais. « Mais c’est aussi un moyen de puiser de la force, on met beaucoup plus en avant des messages de tolérance, d’acceptation, et d’information sur les maladies mentales notamment », conclut-elle. Les réseaux sociaux, terrain de jeu par excellence des fans, facilitent la communication, la cohésion et l’engagement de ces fans en créant des espaces de libertés et de créativité inédits.
S’ils sont mal vus et sous-estimés, ces fans ont pourtant souvent des parcours de vie inspirants, où résilience est le maître-mot. Claire, la jeune femme de 26 ans, aujourd’hui responsable communication, tire finalement une expérience très positive de son parcours de fan : « J’ai beaucoup appris sur le féminisme et la communauté LGBT grâce à tout ça. Quand tu es fan d’un boys band on te prend pour une hystérique sans cerveau, ce qui est extrêmement frustrant. On se prend beaucoup de sexisme dans la gueule. Les fans de foot peuvent crier dans un stade, et on ne peut pas crier dans un concert ? »
Photo en une : Kpop Fans © Alt Selection
Enfin un article complet, plutôt objectif, sans jugement et assez bienveillant sur les fans et la fan attitude
Merci d’avoir inclus les différents genres de musique, sexes et âges.