Un matin pluvieux, dans un café de Saint-Ouen, à quelques mètres du périph’ et de nos locaux de Mains d’œuvres : on ne pouvait trouver meilleur endroit pour rencontrer Serge Teyssot-Gay, l’une des deux têtes chercheuses de l’exigeant projet protéiformes qu’est Zone Libre. La TV est branchée sur BFM qui diffuse en boucle les images du PDG d’Air France. Serge s’amuse autant qu’il s’indigne du traitement médiatique de l’affaire. Sa lucidité et son fatalisme presque légendaires semblent avoir pris une tournure plus légère, comme si la lourdeur de la vie devenait tout à coup source d’émancipation et d’énergie. Il nous avoue même être de nature optimiste. Un optimisme bien à part, dans les marges.
Comment Marc Nammour et Mike Ladd ont rejoint le projet Zone Libre ?
Marc, je le connaissais de son travail avec La Canaille. J’avais fait la démarche de l’inviter sur mon projet de lecture d’Aimé Césaire. C’est d’ailleurs un projet que l’on continue de jouer, en parallèle de Zone Libre. Mike, on avait bossé ensemble sur plusieurs projets, notamment sur Sleep Song ou j’étais gratteux. Pour cet album, une voix ne suffisait pas. Et je voulais des gens aux styles et origines différents. Marc vient profondément de l’héritage de la chanson à texte, où tout est très descriptif. La culture anglo-saxonne est plus dans la suggestion et l’ouverture, dans des choses plus imagées. Mike a un flow très coloré même si ses propos sont aussi sombres que ceux de Marc.
Comment s’est déroulée la phase d’écriture et de composition ?
D’abord il y a eu la musique, en duo avec Cyril. C’est l’essence même de Zone Libre : on crée ensemble. Ensuite, j’ai fait écouter cette musique à Marc qui a eu besoin de préparer et de s’imprégner avant de poser sa voix. Mike, c’est l’inverse. Il vient de l’oralité. Sur « Garde Fou » par exemple, il est dans une improvisation totale ! Il a une souplesse dans son flow et une agilité vocale phénoménale, et cela créé un groove avec une forme d’urgence.
La première date s’est faite au festival Beauregard. Comment s’est déroulée la préparation ?
Je les ai fait se rencontrer trois jours avant le concert : Marc avait bossé en amont sur les textes. Mike lui, était partant sur le principe mais est arrivé sans savoir ce qu’il allait faire, juste avec une vague idée du projet et l’envie de bosser ensemble. Sur ce concert, Mike est exclusivement en improvisation ! Notre musique était prête mais tellement malléable qu’on a pu aussi s’adapter à ce qui se passait entre Mike et Marc. L’enregistrement découle de ce processus.
Avec Cyril Bilbeaud, ta moitié dans Zone Libre, auriez-vous pu composer cet album au début, en 2007 ?
Non impossible. Comment t’expliquer… On n’était pas prêt à faire ça. Ce n’était pas le moment et jamais j’aurais pu le concevoir. La musique de Zone Libre en 2007, elle est super dark. On était vraiment ailleurs. Il fallait vivre tout ce qu’on a vécu et que le monde évolue tel qu’il a évolué pour qu’on en arrive là. Plus de la moitié des titres de l’album sont sur des rythmes impairs. J’aime beaucoup travailler en rupture par rapport aux normes. J’ai besoin de faire ça. Je trouvais hyper intéressant de poser des voix très rythmiques sur des rythmes impairs, surtout en France où cela ne se fait quasiment jamais.
Cet album est plus coloré selon toi ?
Musicalement, oui, clairement. Pour moi, c’est une musique positive, dans l’énergie. Mais ce n’est pas moins vindicatif. Il y a eu un moment où je me suis dit « tu peux pas faire ça toute ta vie ». Déjà parce que je ne voulais pas me répéter. J’avais envie d’aborder les choses sous un autre angle. Notamment l’ambiance généralisée où beaucoup de gens se plaignent et se posent en victimes. Ce serait toujours la faute des autres. Et ça, ça m’insupporte. Car je suis plutôt du genre à me dire qu’on doit chercher les solutions. En plus, je suis de nature vachement positive !
Dans tous les cas, si j’ai orienté la musique, c’est pour rendre compte de l’énergie des gens. On habite tous dans ce milieu urbain. Et au lieu de faire un constat sombre, là, j’avais envie d’aborder le sujet d’une autre façon et de rendre compte de l’énergie créatrice de la vie, des gens. C’est forcément positif de voir des gens qui se démerdent. Même quand c’est difficile ou chaotique dans ta vie, tu arrives toujours à en rigoler, à vivre.
Ce milieu périurbain est-il intrinsèquement poétique ?
Non, il n’est clairement pas poétique. C’est plutôt une volonté d’en sortir, de proposer quelque chose, comme un moment de respiration.
Comment gères-tu ton indépendance dans la musique ?
Pour moi, la clé, c’est de s’en foutre totalement et de vivre en dehors des normes. Je pense que tout le monde peut se le permettre. C’est une histoire de volonté. Polyurbain, ça passe nulle part dans les médias traditionnels, mais je m’en fous ! Ça passe sur pleins de webzines et de radios associatives. De toute façon, ça n’aurait pas de sens de viser un large public avec une telle musique. C’est trop compliqué pour eux. Ils ont besoin d’un truc simple, binaire, avec des textes à deux balles. En plus, ils revendiquent l’aspect immédiat et pauvre de ce qu’ils aiment. Pourquoi pas, je n’ai rien contre. C’est juste que c’est un monde qui ne m’intéresse pas. Je me fais chier là dedans. Et donc je vis ailleurs. Et vivre ailleurs, ça veut dire travailler vraiment dans un sens qui t’amène ailleurs ! Je bosse qu’avec des gens par affinité. Sur Interzone, par exemple, on n’a pas de tourneur et on arrête pas de jouer. Mais jamais dans les SMAC car ils sont dans leur circuit de tourneurs. Mais ça nous apporte des choses fantastiques. La plupart de mes projets sont comme ça. Les projets se transforment et évoluent, notamment tous les projets basés sur l’improvisation. Et il y a une énorme perméabilité entre tous ces projets. D’ailleurs, les potes qui vivent comme moi ont tous des tas de projets. On ne peut plus penser comme avant ou avec un seul projet musical tu pourrais rayonner et faire que ça.
Le rap non commercial est-il de plus en plus écouté dans ces banlieues ?
Non je ne pense pas. Je pense que la plupart des gens, y compris ici, écoute de la merde. Moi j’ai des enfants, déjà assez grands, et je discute avec eux. Je vois bien que rien ne change. La puissance marchande a imposé une sous culture débile et uniforme. Il faut vraiment faire un effort pour aller découvrir des choses, pour sortir de ce qu’on nous propose en « consommation courante ». De toute façon, nous, les créateurs proposant autre choses que des choses normées, on vivra toujours dans les marges, comme les agriculteurs bio qui vendent en direct aux consommateurs. Quand tu vois que tous les grands médias ont été rachetés par Bolloré, Bouygues et Lagardère. Il y a une poignée de mecs qui ont désormais tous les médias. Et quand Nova est racheté, tu vois tout de suite le changement de direction artistique. Tu perds de la diversité et donc de la création d’idées. Il faut donc continuer à développer des choses dans les marges et par réseau.
Trouves-tu qu’il y a moins d’espace d’expression que dans les années 80/90, à l’époque des radios libres ?
C’est clairement incomparable. Déjà, quand tu vendais des disques, même peu, tu pouvais gagner de l’argent. La musique générait plus d’argent pour les petits producteurs que maintenant. Et l’industrie musicale n’avait pas pris tous les espaces de diffusion. Ce qui est désormais le cas. Donc à l’époque, les marges étaient beaucoup plus larges. L’argent qui circulait dans ces marges était plus important. Donc c’était plus facile d’en vivre. On était aussi beaucoup moins nombreux en tant que musiciens ! Aujourd’hui c’est vraiment incroyable le nombre de zikos en présence. Et qui font de la bonne musique en plus. Car à l’époque, on jouait souvent comme des pieds. Aujourd’hui, à 20 ans, il y a de vrais tueurs, qui ont en plus de la technique pour construire leur idée. C’est vraiment deux planètes différentes entre ces époques. Et je me dis que les solutions positives, il y en aura toujours.
Par contre, ce que je trouve bizarre et dommage, c’est qu’aujourd’hui on considère que la musique est gratuite. Moi j’entends encore le discours expliquant que le fait d’être diffusé sur internet, gratuitement, permet d’être connu et donc faire des concerts et d’en vivre. Et bien c’est complétement faux. Je le constate au quotidien. C’est pas parce que tu es plus connu que tu arrives à faire des concerts et à en vivre.
Polyurbaine n’est donc pas sur Spotify ou Deezer ?
Pas du tout. Je suis totalement contre. Parce que je pense que le streaming en soi est une idée géniale mais que la redistribution est nulle, voire quasi nulle, pour les petits producteurs et artistes. Et les milliards qui circulent entre les majors et les acteurs de ce secteur, ils sont faits sur des millions d’artistes, qui ont été absorbés par les gros labels. A titre individuel, ils génèrent tellement peu de fric qu’ils ne sont même pas répertoriés. Mais ils sont tellement nombreux qu’ils génèrent des milliards. Il y a une monstrueuse malhonnêteté intellectuelle de la part des journalistes qui défendent le streaming.
Moi je suis contre depuis dix ans et je l’assume. Je me fait traiter de mec ringard qui n’a pas su évoluer. je m’en fous. En plus pour moi ça va, je travaille, je joue tout le temps et je peux faire évoluer ma musique comme je le veux. Mais je suis plus inquiet pour les jeunes artistes. Comment font-ils pour composer et enregistrer ? Ça demande du temps, du matériel…
Quelles peuvent être les alternatives ?
Le boycott. Clairement boycotter ces plateformes. Après, ce n’est pas simple comme décision et je me pose des questions. C’est aussi une histoire de com’ et de visibilité. Si tu ne passes pas sur les gros médias, que tu refuses les plateformes d’écoute en ligne et que tu n’est pas normé, comment tu fais pour exister ? Comment tu fais savoir que ta musique est accessible. C’est une vrai question. Pour Polyurbaine, je paie une agence de com. C’est un album où je suis obligé, en tant que producteur, d’investir du fric. Dans le meilleur des cas, les disques que je vends remboursent l’ensemble des frais réalisés. Mais ça veut dire qu’on est obligé de travailler très vite, avec peu de moyen et sans jamais desservir la qualité d’enregistrement.
L’industrie musicale est devenue tellement puissante au niveau de l’espace qu’elle a pris, qu’elle crée comme un voile entre les gens potentiellement intéressés par une musique et les nouveaux créateurs. Comment ces nouveaux créateurs peuvent-ils se faire connaitre ? Pour moi, la seule solution que je vois, c’est d’être ultra radical et avec une ligne éditoriale qui fait que tu as une spécificité. Tu as une identité et tu la revendiques à fond. Et tu le fais au sein de réseaux qui te correspondent.
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