En échange d’un service rendu à la NASA il y a quelques années, notre collectif a pu se procurer un nouveau système de communication. Mis au point à partir de matériaux récupérés sur l’astéroïde tombé au large des côtés brésiliennes en février 2016, ce dispositif nous a permis de réaliser une série d’entretiens avec des artistes morts moyennant leur accord. Car même dans l’au-delà, la morale journalistique prime d’abord. Voici notre première interview sans filtre du compositeur français Erik Satie.
Bonjour Erik.
ES : Bonjour.
Aujourd’hui, on tutoie les artistes pour faire cool, que nos lecteurs aient l’impression d’être proches de toi, qu’ils s’identifient et qu’ainsi ils partagent massivement l’article sur les réseaux sociaux. Tu es ok avec ça ?
ES : Je suis à l’aise.
Super. Commençons par ta fin : à ta mort, tes amis, dont l’actrice Madeleine Milhaud et le chef d’orchestre Roger Désormière, découvrent l’appartement dans lequel tu vis jusque-là à Arcueil. Ils sont effrayés d’y voir un véritable taudis. Pourquoi n’as-tu jamais dit à personne que tu vivais dans ces conditions ?
ES : Je n’ai jamais rien demandé à personne parce que je n’en ai jamais ressenti le besoin. Et je trouve la valeur de la vie domestique totalement surestimée à nos époques. Mes contemporains ne pensaient qu’à cela, avoir un bon lit et sa dose de joies répétitives pour cacher la vie souvent misérable que l’on mène tous.
Mais quand même… C’étaient tes amis ?
ES : Il n’a jamais été formulé précisément que le rôle des amis consistait à connaître notre jardin secret. Même si on leur fait découvrir, un autre, plus enfoui se révélera à nous. Ma pudeur n’est pas calculée.
Que s’est-il passé ?
ES : J’étais ruiné, et impopulaire. J’aimais rester dans mon coin. Mais je n’aime pas qu’on parle de moi comme d’un artiste maudit, j’ai été heureux. Le reste est bon uniquement pour les biopics tire-larmes hollywoodiens, mais je ne suis même pas sûr que mon nom soit assez rentable pour eux.
Tu n’a jamais été simple, en amitié, d’après ce qu’on nous dit. Le compositeur Georges Auric nous a rappelés que tu t’es brouillé pendant des semaines avec lui parce qu’il ne t’avait pas payé de café, un mois après que tu lui en aies payé un. C’est pas un peu exagéré ?
ES : J’ai aussi entendu dire que Georges Auric a été président de la Sacem bien après ma mort, donc pour ce qui est dénonciation de rétribution scandaleuse des royalties, j’étais plutôt en avance sur mon temps.
Revenons en arrière, à tes débuts dans la musique. Tu obtiens des résultats médiocres au Conservatoire de Paris. Quel regard portes-tu sur ce moment de ta vie ?
ES : De la fierté, beaucoup de fierté. Le Conservatoire de Paris, comme les élites musicales de tout temps, n’a jamais su comprendre les variations infinies de sensibilités des êtres humains. Mais qui s’en étonne encore ? Les traditions m’ennuient, je n’ai jamais trop regardé en arrière. Je laisse les conservateurs aux autres, ils ne m’intéressent pas.
Ta musique, qui prendra part à l’avènement du dadaïsme, tient son existence à une réaction violente au romantisme, à l’impressionnisme ou au wagnérisme, alors extrêmement en vogue à cette époque à Paris. Qui détestais-tu le plus : l’intelligentsia parisienne ou ces musiques en elles-mêmes ?
ES : Qui de l’œuf ou la poule, c’est toujours la même histoire. Mon idée de ces musiques n’est pas tellement différente à celle que je me faisais sur la hype du moment : compliquée, maniérée, intello, quasiment xénophobe si l’on considère que tout ce qui n’est pas à la mode est forcément mauvais. Moi, j’avais une petite mélodie dans la tête, je l’écrivais, ça prenait deux minutes, ça ne cassait pas trois pattes à un canard. Et les critiques n’ont pas apprécié.
Rien à voir avec un complexe d’infériorité ?
ES : C’est exactement ce qu’ils ont tous dit. Vous ne changez pas, vous les journalopes.
La vie mondaine ne t’a jamais intéressé ?
Je me suis toujours tenu à l’écart. Paris est la ville la plus attractive et la plus insupportable du monde.
Sur tes partitions, tu ajoutes des petits traits d’humour, comme des conseils aux interprètes, mais qui n’ont pas vocation à être énoncés lors d’un concert. Pourquoi ?
ES : Pourquoi l’art ne pourrait pas se cacher dans les petites choses simples. C’est la question que je voulais poser sans prétention, et ce toute ma vie. Des gestes du quotidien me paraissent infiniment plus drôles que le spectacles grandioses de mille humoristes. Il y a beaucoup plus de beauté dans la goutte d’eau que dans le torrent. Voilà pourquoi j’ai toujours adoré la philosophie chinoise.
Ah bon ? Ça n’a jamais été documenté sur ta vie.
ES : C’est à ça que sert une interview, non ? Enfin, de mon temps, c’était le cas.
Tu es le maître du trait d’esprit. Ta punchline aujourd’hui la plus connue, c’est : « Le piano, comme l’argent, n’est agréable qu’à celui qui en touche ».
ES : Ah ah. Pas mal, n’est-il pas ? Ça m’amuse, oui.
On parle beaucoup de ton ton caustique, rieur, et de ton côté caractériel. Pourtant, tes œuvres sont souvent très graves, et évoquent plutôt des moments passés, irrévocables, et assez déprimants. Entre l’oeuvre et l’homme, il y a de la distance ?
ES : Si peu. J’ai mis au moins quelques décennies après ma mort à accepter ce sobriquet dont on m’a affublé dans les consciences : oui, avec le recul je me rends compte que j’ai voulu faire de ma vie une oeuvre d’art. Quand j’y repense, je souris. C’est naïf, mais si c’était à refaire, je le referais surement, et j’irais encore plus loin. Ça ne sert à rien, mais c’est tellement plus exaltant. Pour répondre à la première partie de ta question, composer des pièces relativement graves n’a jamais été, selon moi, contradictoire avec une légèreté apparente. Ne dit-on pas que le clown est triste ? Qu’il vaut mieux en rire ?
De ton vivant, tu étais proche de tous les artistes aujourd’hui considérés comme les maîtres universels dans leur domaine : Picasso, Cocteau, Debussy, Duchamp, Verlaine, Braque. Ça paraît dingue que chacun d’eux ait, à un moment donné de leur vie, voulu te rencontrer. Ont-ils été à leur façon une inspiration pour toi ?
ES : Oui et non. Mes amis, comme ces artistes m’ont apporté ce qu’il fallait de fantaisie et de chaleur dans ma vie, ce dont je suis le plus fier. Je me suis brouillé avec une bonne partie d’entre eux, mais un siècle plus tard, tout ça m’apparaît si futile. Et petite précision : Verlaine, je ne l’ai pas tant côtoyé qu’on le dit.
Je sais que ça ne va pas te faire plaisir, mais depuis cent ans, tu es considéré comme un pionnier, à l’avant-garde de l’avant-garde. La musique conceptuelle, tu l’avais pensée, la suppression des barres de mesure pour une musique graphique, tu l’avais réalisée, la musique de collage, tu l’avais appliquée. La fierté, c’est pas ton genre ?
ES : Je ne joue pas les faux modestes, ça me rend heureux, même de l’autre côté. Tenons tout de même à faire attention aux pionniers créés de toutes pièces par les publics en quête de sensationnel. J’ai toujours été convaincu que la musique était un langage universel. Notre tradition occidentale de complexification de la vie a amené notre musique à une forme quasiment incompréhensible. J’ai voulu parler le langage de l’eau, du rayon de soleil, de l’enfant qui court. À trop s’éloigner de notre nature primaire d’animal, ce sont nos sens que l’on bride. Et je ne connais toujours rien de plus puissant que des sens en éveil.
Aujourd’hui, on appelle ça minimalisme, sampling, ambient, ou album concept. D’ailleurs, c’est arrivé jusqu’à chez vous en enfer John Cage, Steve Reich, Brian Eno et l’ambient électronique ?
ES : Figure toi que je ne suis pas en enfer. Ou alors, on nous aurait menti. C’est une maison avec vue sur un petit bosquet. Ça ressemble un peu à du préfabriqué, mais les architectes se sont donné à fond. Ils ont même engagé un sound designer qui a mis une installation de field recording avec des bruits d’oiseaux. Quelle époque superbe, vous avez là.
Et donc, pour ma question ?
ES : Oui, on reçoit les news de temps à autre. Le Monde rarement, El País souvent, il a fallu que je travaille mon espagnol. Tu touches évidemment à ce qui attise mon esprit. Cage était bien plus grand que tous les autres, et pourtant on a retenu Duchamp ou Warhol. Une hérésie. Ça ne pouvait qu’être lui qui pouvait jouer ma pièce Vexations 840 fois d’affilée. Quel gentleman. J’ai vu qu’après lui, tout le monde a voulu faire des concerts à rallonge : Terry Riley, La Monte Young, les dj sets techno qui n’en finissaient plus. Je dis tout ça mais les Indiens le faisaient depuis un moment, question psychédélisme et méditation, ils en connaissent un plus grand rayon encore.
Écoutes-tu ce qu’on dit sur toi aujourd’hui ?
ES : Pas du tout.
Alors, petit test : quels sont tes pièces les plus populaires ?
ES : Les Gymnopédies, sans aucun doute. Non ?
Oui, parfaitement. Et aussi les Gnossiennes.
ES : Comme c’est étonnant. Et j’imagine que personne ne connaît rien d’autre de moi ?
Un peu, oui. Tu as beaucoup d’adeptes passionnés à travers le monde, mais c’est vrai que le mélomane classique ne connaît que ces deux là.
ES : C’est tout à fait normal.
Qu’est-ce qui te fascine au XXème et au XXIème siècle ?
ES : Je suis ravi que la provocation soit devenue autre chose qu’un simple délire de fou ou de marginal. Votre époque, c’est vraiment la réalité qui a rattrapé la fiction. Après, j’ai aussi remarqué que plus elle s’est répandue, plus elle a perdu une partie de son sens le plus profond et fougueux.
Toi qui prônais la lenteur, tel le Milan Kundera du piano, quelle critique as-tu à apporter à la société de l’urgence, du spectacle hors norme, de l’ambition et du travail fantasmée par Emmanuel Macron ?
ES : Je lui dirais bien d’aller se faire voir ailleurs mais il répondrait qu’il n’a aucun conseil à recevoir d’un mort. Et il aurait raison.
Un bien bel exercice de style digne de l Oulipo…..bravooooo…..on a hâte (enfin j ai hâte ) de la prochaine interview……dans un sens, il y a de la matière en ce qui concerne les artistes défunts……..