Les discussions philosophiques en concert sont impossibles. Pour cela, on s’est progressivement tous résignés à s’en tenir à commenter en deux mots le ridicule d’un musicien, la puissance d’un morceau, la météo qui change bien plus qu’à l’époque. Pourtant, ce jour-là, vous n’en pouvez plus, vous vivez avec un poids bien trop lourd à porter. Les conditions ne sont pas réunies mais vous n’en démordez pas. Ce jour-là, vous décidez de parler coûte que coûte.
Topo
Hier, un type a subrepticement volé le portefeuille d’un autre type dans la rue, avant que ce dernier ne prenne le bus avec vous. Le pickpocket s’est même permis de narguer sa victime à travers les vitres. Pendant le trajet du bus, tout le monde est venu le consoler, c’était beau. Mais le pickpocket poussait le vice : il courait à chaque arrêt de bus, attendait le redémarrage et continuait à le narguer. Alors, la victime est devenue folle et a tenté l’impossible. Depuis, vous avez vécu 8h durant avec une histoire incroyable, sans personne à qui la raconter. C’en est trop, désormais, vous allez parler, quel qu’en soit le prix. Même en plein concert.
Par chance, à l’occasion d’un concert, vous avez prévu de voir l’ami le mieux concerné pour vous débarrasser de votre boulet. Mais là, horreur ! Arrivé devant la salle, vous recevez un message vous apprenant son retard d’une demi-heure. Comble du désarroi, il vous apprend qu’il se barre avant la fin du show pour un repas « qui ne peut pas attendre ». Votre seule fenêtre de tir, c’est de lui parler pendant le concert. Chose compliquée. Mais pas impossible.
Potassez bien votre plan
En arrivant à l’intérieur de la salle, ayez le moins de contact avec l’extérieur qui ne concerne pas directement votre mission. Commandez une vulgaire blonde au bar en prononçant le moins de mots possible, en restant poli pour ne pas s’attirer l’animosité de l’équipe : « Pinte, s’il-vous plaît » ou « Pint, please » vous feront gagner un temps précieux. Renseignez-vous directement sur la durée exacte du concert, et mieux, procurez-vous la setlist, vous saurez comment segmenter votre histoire en courts moments à durées égales. Ce qui vous différenciera d’un vulgaire amateur et fera de vous un ménestrel perfectionniste sera votre capacité à être averti du nombre de rappels exécutés en moyenne par le groupe à la fin de ses concerts.
Faites le point
Selon vos estimations, le concert durera donc 52 minutes, pour 10 titres plus 2 rappels. Pour être précis, 1 morceau introduira le spectacle, puis 1 temps d’arrêt, puis 4 morceaux à la suite, puis 1 temps d’arrêt, puis 4 morceaux, puis 2 morceaux de rappel, puis 1 temps d’arrêt, puis 1 morceau de rappel. Rideau. Vous avez même entendu d’une source sûre (= ne buvant a priori que des demis), en laissant traîner une oreille, que le tube du groupe sera étendu de deux minutes, avec un break potentiellement exploitable. Vous avez bien bossé. Congratulez-vous goulûment pendant une minute pleine.
Segmentez votre histoire
Votre intrigue peut se diviser en quatre parties. Partie 1 – Le contexte : vous alliez prendre le bus, une situation banale. Partie 2 – Le problème : l’action, le vol à la tire. Partie 3 – La conséquence : la catastrophe pour la victime, la victoire pour le bourreau. Partie 4 : L’agonie : comble du cynisme, le pickpocket continue ses railleries. Partie 5 – Le climax : le retournement de situation. Cinq parties à répartir en parts égales pour une bonne compréhension à laquelle il faudra hélas ajouter en introduction un bon vieux : « Salut, ça va ? », parce que vous n’êtes pas des chiens.
Transposez sur le concert
Prenant en compte les vingt minutes de retard de votre acolyte du soir, quelques failles de silence relatif s’offrent à vous. X. devrait vous rejoindre au niveau du milieu du 3ème morceau. Le temps qu’il prenne sa pinte et vous rejoigne, comme à votre habitude « régie-gauche », vous devrez hélas commencer votre histoire en plein 3ème morceau qui, aux dires des fans, peut être globalement défini comme une phase de guitares stridentes et de bruit blanc super violent. Coup dur. Mais vous vous ressaisissez. Vous devrez donc parler pendant les pauses mais aussi pendant les morceaux.
Changez votre voix
Vous l’avez compris, il faudra parler par-dessus le concert. Attention, si vous parlez de façon monocorde, il vous faudra ruser, changer de tonalité, vous transposer sérieusement. Faites donc des tests en attendant X. en essayant votre histoire pendant le 1er morceau. Ne craignez pas le regard effrayé des membres de l’assistance, leur but n’est ici que de vous détourner de votre mission première. Optez par exemple pour la voix nasillarde ou « voix de canard » qui – n’étant certes pas du tout agréable à entendre habituellement – vous élèvera par rapport au niveau moyen de la basse. Profitez également des respirations pour parler d’une voix forte et assurée et ainsi appuyer au mieux les pérégrinations de votre propre personnage.
Ayez l’esprit de synthèse
Évitez les introductions trop longues, Proust, c’est pas pour ce soir : « Alors en fait, ce matin, comme il pleuvait un peu, j’ai décidé de prendre le bus 85, tu sais celui qui va de la Porte de Clignancourt à Saint-Ouen, et en fait, j’étais en train de fumer une cigarette à la coule, détendu et tout, enfin tu me connais, hein, X. ? » Ne forcez pas sur le teasing, vous n’êtes pas Daft Punk, ça tue toute l’intrigue, ça enlève de la force à votre dénouement et de toute manière, vous n’avez pas le temps : « Mec, il m’est arrivé un truc de malade ! T’as jamais vu ça de toute ta vie, j’te jure. » Non, ça c’est de l’histoire ancienne. À la moindre longueur, X. lèvera les yeux vers la foule pour recentrer la conversation et moquer le drapeau breton qui y flotte ou les accrédités qui se la jouent parce qu’ils ont interviewé le groupe quand il n’était qu’à 200 likes sur Facebook. Avez-vous vraiment envie de ça ? Alors, bougez-vous.
Servez-vous de la musique
Vous aurez beau pester sur la suite de ces mauvais hasards qui vous ont fait échafauder ce plan complexe, vous n’avez pas le choix, conter votre aventure est pour vous une question de vie ou de mort. C’est pourquoi vous vous devez de composer avec les éléments et laisser la musique devenir votre alliée. Un musicien sort son violon ? Enchaînez sur : « La finesse avec laquelle il a sorti son archer est à la hauteur d’un type qui a filouté le portefeuille de mon voisin de bus. D’ailleurs, juste après… » Imparable. Une complainte du chanteur ? La transition est toute vue : « Quelle peine dans sa voix, ce pauvre monsieur n’avait rien d’autre que son malheur et les usagers pour lui taper sur l’épaule. »
Finissez en beauté
Au fond de vous, vous vous en voulez : vous avez clairement gâché une bonne partie du concert de X. qui ne pouvait déjà pas en profiter du début à la fin. C’est plus fort que vous. Vous vous rattraperez. Si c’est un vrai ami, il vous pardonnera. L’avant-dernière partie (sur l’agonie de la victime qui pleure d’être raillé tout au long de son trajet de bus) l’a clairement ennuyé, voire énervé. Son œil commence à être fou, humide. Il vous en veut. Assénez-lui le coup d’épée final pour qu’il sorte ce rire généreux qu’il a coutume d’employer ou même ce cri d’effroi qui ridiculisera toutes les pitreries faussement trash du batteur de fond de scène. Votre ultime récompense.
Ça y est ? Vous l’avez fait ? Il crie ! Il exulte ! À moins que ce ne soit vous. Ensemble ! Quel couple vous formez-là. Les images se troublent, vous jouissez. Vous appréciez une sensation encore jamais connue, vous le sentez : une anecdote est une chanson. Juste un peu de pas grand chose dit avec beaucoup d’émotion.
La victime est finalement sortie du bus plus tôt que prévu pour le pickpocket. Elle est descendue, a attrapé son ravisseur et lui a mis une mandale à la hauteur de l’humiliation. C’est pas dingue ? Non ?
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