Si on nous avait juré que l’un des meilleurs concerts des années 2010 allait être l’oeuvre d’un groupe de six rappeurs punks de Montréal qui mélangent le français et l’anglais pour des longs morceaux de six minutes, on l’aurait complètement cru. Mais on nous aurait pris pour des fous. Fin du vortex. On a enfin rencontré Dead Obies, que nos petits cœurs tout mous ne s’attendaient pas à voir arriver dans leurs vies, un jour de décembre 2014, à Rennes.
Vous êtes potes depuis combien de temps ?
Snail Kid : Ça a été des rencontres dispersées, on était 3 au départ. On s’est rencontré à l’école d’impro, ensuite on a rencontré les gars un peu plus tard dans les clashs, les [battles] WordUP! à Montréal.
La musique a commencé pour vous avec des morceaux lancés ici et là ?
Joe Rocca : On a fait de la musique pendant un an avant même de sortir quoi que ce soit. On a fait des démos sur Bandcamp. Et Collations, c’était notre premier projet ensemble.
Ensuite, c’est l’album Montréal $ud qui sort et, avec, la reconnaissance du public québécois. Vous pouvez me raconter ?
Yes McCan : Suite à la parution de notre première mixtape, on a eu des bons retours des médias et de la scène indépendante à Montréal. Donc, on a décidé de s’atteler sur un album. On a sorti un premier single, « Tony Hawk ». C’est notre premier vidéoclip. Ça mixait l’énergie du punk et du rap. Ça a fait tourner beaucoup de têtes, notamment Bonsound qui nous a offert de l’argent pour enregistrer et louer du matos. On est allés au Festival de Musiques Emergente à Rouyn-Noranda, à 8 ou 9h de Montréal en voiture. Et puis, on a enregistré l’album en deux semaines environ en continu. Ça nous a comme mis sur la map.
La chanson titre de Montréal $ud a une belle histoire et elle est assez originale sur le format. Comment l’avez-vous pensée ?
Yes McCan : VNCE est arrivé avec le beat. Moi, j’avais écrit un couplet dessus. Je sais pas pourquoi, j’avais le sample de Grandmaster Flash. On l’a essayé, ça a marché. On avait comme un peu le thème de la chanson. On a posé là-dessus et on avait une sorte de long morceau de 9 minutes. Ensuite, le clip a marché, ça nous a surpris parce que c’est sans refrain, que des couplets, tout le monde rappe l’un après l’autre. Mais c’était plein d’ardeur et ça a fait du bien au moment où c’est sorti, pile au moment où on apercevait de nouvelles têtes dans le rap au Québec. Et puis avec « Montréal » dans le titre, ça a marqué.
Qu’est-ce qu’il se passe de spécial dans le $ud de Montréal ?
Yes McCan : C’est un terme historique qu’on a pris. C’est le nom des premières banlieues qui ont existé à l’extérieur de Montréal. C’était dans les années 40-50, t’avais à Montréal ce qu’on appelle le cheap labour – où les habitants gagnaient 50 sous dans une usine. Donc ils ont construit des ghettos en dehors de la ville. C’est le début de la banlieue. Le chanson raconte l’histoire de ces jeunes de banlieues. Mais c’est pas les banlieues comme à Paris, c’est plus les banlieues mornes comme aux Etats-Unis, les périphériques résidentielles, la pelouse partout pareille, le confort et l’indifférence. On parle de jeunes qui s’émancipent de ce milieu-là rejoindre la ville avec la grande vie qu’ils s’imaginent.
Joe Rocca : C’était aussi pour donner de la valeur à quelque chose qui n’en avait jusque-là pas. Comme si on inventait notre marque. Et puis on vient de la rive sud de Montréal.
Quelle a été la suite, en terme d’évolution créative, pour vous ?
Ensuite, on a fait les Trans Musicales, le tour du Québec en voiture, puis le second album Gesamtkunstwerk. Montréal $ud, c’était un peu un album conceptuel, fait comme un film avec une trame narrative, des voix qui se croisaient, tout ça, mais, pour Gesamtkunstwerk, on ne voulait plus que le concept soit dans les chansons mais seulement dans l’emballage. On a enregistré en 2015 trois concerts avec uniquement des nouveaux morceaux, donc les gens qui se présentaient ne savaient pas ce qu’ils allaient voir – à part que ça allait être un album de Dead Obies. Déjà, ça a attiré l’attention. Ensuite, on a échantillonné ces concerts et on les a retravaillés en studio.
Aujourd’hui avec Gesamtkunstwerk et votre nouvel EP Air Max, vous avez arrêté des morceaux – type Montréal $ud – où c’est chacun son tour à la barre ?
Joe Rocca : Ouais, on a appris à travaillé à 5 ou 6. En sachant qu’avec des morceaux de 8 minutes, on imaginait bien qu’on passerait en radio. Et puis au-delà de ça, on se dit toujours : « Qui écoute vraiment le dernier couplet ? » C’est un peu ça, à travers les années, on a réussi à représenter nos idées de façon plus concise.
J’imagine que ça doit être foutu bordel en répétition à 5 ou 6 ?
Tous en choeur : Ouais, c’est un gros bordel.
Dans Gesamtkunstwerk ou avant, il n’y a pas de dimension sociale de vos textes, ou peu. Vous n’êtes pas un groupe de rap à thème ?
Yes McCan : Non, pas du tout. Notre truc, nous, c’est de tester des morceaux en live, puis de les retravailler ensuite. C’est la musique en premier.
On peut dire que vous inventez une langue ou c’est simplement un mélange entre l’anglais et le français ?
Joe Rocca : On n’invente pas de langue, on invente des mots si ça nous tente. On mélange l’anglais et le français comme c’est parlé à Montréal.
Yes McCan : On parle Montréal.
Nous, en France, on comprend un mot sur trente de votre musique. D’ailleurs, les Québécois sur les vidéos de live tournées en France, ils se payent bien notre tête, genre : « Ah ah regarde la tête de ce type dans le public, il comprend pas ce qui lui arrive. » Vous en êtes conscients ?
Joe Rocca : Il faut s’y attarder. On discutait avec Caballero [rappeur bruxellois natif de Barcelone qui évolue en solo, dans le groupe Les Corbeaux et le collectif Black Syndicat, ndlr] qui nous écoute depuis trois ou quatre ans. Il nous a dit : « Tsé mec, au début je captais que dalle. » Et au bout d’un an, il était habitué, il retrouvait une richesse et des éléments qu’il n’y avait pas ici. Des nouveaux mots, des slangs anglophones plus proches du rap américain.
Yes McCan : C’est la même chose quand nous, on écoutait du rap français, on ne connaissait rien au verlan. Quand les mecs parlaient du 9-2 ou du 9-3, on n’avait aucune idée de ce que ça voulait dire. Mais quand le rap français est arrivé, il y avait une espèce de force culturelle. Ça a tout de suite parlé aux jeunes Québécois. Les rappeurs québecois rappaient un peu avec l’accent français d’ailleurs. On s’est mis à le décoder. Les rappeurs français gagneraient à voir ce qui se fait au Québec. C’est pas n’importe quoi ce qu’on dit, c’est décodable. Faut s’y faire.
Votre public est plus francophone ou anglophone ?
Joe Rocca : Plus francophone. Notre syntaxe est quand même francophone. O.G. Bear parle en anglais et 20some a une syntaxe un peu plus anglophone, mais c’est tout. On s’exprime en français.
Yes McCan : On a appris l’anglais par la musique et les films. Puis, surtout le rap. Mais c’est la même chose pour le rap US, t’as plein d’expressions, de codes le langage que t’as pas si tu viens pas de là. Le Wu-Tang ou Nas, c’est très très New-York.
Joe Rocca : C’est encore pire aujourd’hui, t’imagines les gens qui apprennent l’anglais avec Young Thug.
https://www.youtube.com/watch?v=wuVq09m3bT0
Vous écrivez toutes vos paroles pour une meilleure compréhension du public ?
Yes McCan : On a toujours les paroles écrites sur le livret qui accompagne le disque ou sur la page Bandcamp. Sinon, elles doivent être sur Genius.
O.G. Bear : Pour Montréal $ud, on avait fait un coup promo avec un livre qui explique le lexique mais aussi l’univers.
Dans Genius, il y a une tapée d’internautes qui retranscrivent eux-mêmes les paroles qu’ils croient comprendre et d’autres qui mettent des notes explicatives de ces paroles approximatives. Ça doit être un beau téléphone arabe avec vous, j’imagine ?
O.G. Bear : Des fois je vais voir mes paroles sur Genius, il y a des points d’interrogations, de nouveaux mots et des explications qui ne veulent rien dire. C’est drôle.
Au Québec, vous avez été deux fois nominé pour Montréal $ud à l’ADISQ, équivalent de nos Victoires de la Musique. C’est aussi horrible que chez nous ?
Yes McCan : Oui, pareil. On n’a pas été nominés pour Gesamtkunstwerk alors qu’il s’est encore plus vendu que Montréal $ud. La situation est particulière au Québec, il y a beaucoup moins de monde, on est 8 millions environ, moins de jeunes, moins de gens intéressés par des musiques alternatives. Les diffuseurs et l’industrie, ils prennent pas vraiment des risques avec des types comme nous, d’autant qu’on allie le français et l’anglais. Au Québec, la culture francophone est super protégée. Il y a des règles pour séparer les deux langues. Il y a un top 5 francophone et un top 5 anglophone, plutôt que le top 5 local et international. Nous, on fait dans aucune catégorie dans on peut pas vraiment gagner quoi que ce soit.
Joe Rocca : Et puis l’ADISQ, c’est une espèce de grosse mafia. C’est les mêmes qui contrôlent les subventions et qui contrôlent et les radios. Donc comme on n’a pas été aidé, on savait qu’on n’allait pas être nominé pour Gesamtkunstwerk. Mais honnêtement, on s’en fout. Personne n’écoute ces gars-là. Les jeunes de ma génération se contrecarrent des mecs de l’ADISQ.
Yes McCan : C’est juste que ces artistes font de l’oseille parce que c’est ce circuit-là qui est payant. C’est pas les radios étudiantes qui donnent les droits d’auteurs. Pour la culture, ces gars de l’industrie ne font rien. Mais c’est la même partout.
Chez nous, vous n’auriez même pas pu être nominés, je vous l’assure. C’est un mec de 8 ans qui a gagné cette année, il s’appelle Jul. Vous avez déjà écouté ?
La moitié : Oh les pauvres
L’autre moitié : Non, c’est qui ?
Joe Rocca : La dernière fois qu’on est venus, on est arrivés à Roissy – Charles De Gaulle, on a pris la voiture et on la radio passait Jul. C’est… Après ça sort du rap, c’est presque de la variété.
Yes McCan : On n’en a pas trop entendu parler. Par contre, quand Nekfeu a sorti son album, les Québécois l’ont écouté en masse. A un moment, la musique parle d’elle-même.
Vous avez tout juste sorti un nouvel EP, Air Max. Vous roulez pour Nike ?
Joe Rocca : On aime bien. On attend qu’ils nous appellent. C’est que deux mots, mais c’est toute une culture. Les souliers, ça a toujours été important dans notre univers. C’est le morceau de linge que tu portes le plus. C’est un élément représentatif du voyage, de la fuite. Comme une voiture.
On vous a filmés en descendant la butte de Montmartre. Vous rappiez votre morceau « Never Sober ». Vous arriveriez à la remonter de dos en étant bourrés ?
Yes McCan : Oh ouais, facile. Qui te dit qu’on l’était pas déjà à ce moment-là ?
Crédit photos : Rococo
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