Dix mois que le secteur culturel navigue à vue, pris dans les vagues des annonces gouvernementales, des restrictions sanitaires et des difficultés économiques. La musique live, et notamment les festivals, doit composer avec un grand nombre de paramètres. Préserver la santé mentale des équipes, construire une programmation dans l’incertitude ou encore lutter pour sa reconnaissance… Même à l’arrêt, la musique a du pain sur la planche. Et tente de se projeter.
Alors, morts ou pas morts ? Si les pressions économiques sont très fortes, il faut bien comprendre que pour le moment, la très grande majorité des acteurs de la musique live sont encore bien vivants. Parce qu’il n’est pas question de baisser les bras, certes. Mais ils doivent aussi leur survie à certaines mesures gouvernementales ayant mis en place le chômage partiel à une vitesse éclair, permettant de préserver la plupart des emplois du secteur, et grâce aux aides successives allouées au Centre nationale de la musique (CNM), à celles des différentes entités locales, ou encore grâce au prêt garanti par l’État (PGE). Sur ces actions, les réponses sont unanimes : le gouvernement a beau imposer une navigation à vue au secteur, il a aussi le mérite d’avoir été là pour ses structures, et pour les intermittents, dont l’année blanche court jusqu’au 31 août 2021. La moindre des choses diront certains ? Peut-être. Mais tous les pays n’ont pas mis ces aides en place, loin de là.
Tout de même, les pertes sont souvent colossales. Certains acteurs ont d’ailleurs arrêté de les compter. Mais elles varient en fonction des profils, comme l’explique Vincent Carry, directeur d’Arty Farty (Nuits Sonores à Lyon, Le Sucre…) : « Tout cela dépend beaucoup de la façon dont tu es financé, que ce soit par l’État ou par les grands groupes auxquels tu appartiens. La difficulté des indépendants, c’est que leur couverture en financement public est de l’ordre de 0 à 20 %. Le théâtre du Châtelet n’est pas dans la même situation que le Rex Club, l’Opéra Garnier n’est pas dans la même situation que Nuits Sonores. » Tourneurs, festivals, salles de concerts, prestataires… Le bilan 2020 est morose, c’est une évidence. Et de l’avis général, si la situation ne s’améliore pas en 2020 et que les aides ne sont pas revues à la hausse, les dégâts seront bien plus considérables. Mais ne soyons pas trop alarmistes, nous n’en sommes pas (encore) là.
L’Épée de Damoclès
2021 arrive donc à grand pas, mais la réouverture des lieux de sociabilité est sans cesse repoussée. Malgré cela, la majorité des festivals ont d’ores-et-déjà annoncé les dates de leur prochaine édition. Une décision qui peut paraître audacieuse et un peu trop optimiste, mais qui s’explique. En Belgique, pays où la situation est actuellement très proche de celle de la France, Alex Stevens, programmateur du Dour Festival (prévu du 14 au 18 juillet 2021), y voit une décision tout à fait logique : « Lorsque nous avons annulé le festival l’été dernier, nous avons d’emblée annoncé qu’un partie de la programmation serait reportée à l’année suivante. Ça nous a permis de garder des liquidités et de ne pas tomber en faillite. De plus, suite à une décision gouvernementale que nous saluons, les festivaliers ne pouvaient pas se faire rembourser sauf sous certaines conditions. Il était donc impensable de ne pas parler de la prochaine édition, et donc de ne pas arrêter de dates. Et puis, si les artistes sont reprogrammés, il faut qu’ils sachent à l’avance quand ils pourront jouer chez nous. »
« Quand tu es dans l’inaction, tu gamberges, tu remets tout en question. La nature humaine déteste le vide et a besoin d’un but », Alex Stevens
Les reports des concerts, voilà bien la raison principale de cette projection dans un futur incertain. Les Vieilles Charrues (du 16 au 19 juillet 2021), en la personne de leur directeur général Jérome Tréhorel, y voient même un atout : « L’avantage, c’est qu’une partie de la programmation est bouclée, que beaucoup de choses initialement prévues pour l’édition annulée peuvent être réutilisée pour 2021… Résultat, on est dans les temps, on est prêts à reprendre. » Problème, tout le monde n’a pas le temps de voir venir. Le Printemps de Bourges (du 4 au 9 mai 2021), qui ouvre traditionnellement la saison des festivals, n’a plus que quatre mois pour s’organiser, et ne dispose d’aucune garantie quant à sa tenue.
Alors, pour anticiper, son équipe a décidé de supprimer ses spectacles les plus onéreux et rassemblant le plus de public, à savoir ceux se tenant au W (chapiteau de 8000 personnes). « Certains diront que c’est la prudence, mais je dirais plutôt que c’est un souhait d’agilité, explique son directeur Boris Vedel. Ce qu’on estime être la pire des hypothèses, c’est l’annulation du Printemps. Elle pourrait s’imposer à nous si on ne pouvait pas garantir la tenue des spectacles parce que les conditions sanitaires nécessaires ne seraient pas réunies. Ces grands concerts, c’est l’arbre qui cache la forêt. Il y a quinze autres salles dont les concerts sont maintenus, ce qui représente cent-cinquante concerts, contre six d’annulés au W. Mais cet arbre, on l’a coupé. On enlève cette épée de Damoclès, ces spectacles qu’il aurait été très compliqué d’annuler au dernier moment. Puisqu’on n’a pas de visibilité, on anticipe, et c’est finalement un soulagement. Maintenant, on est complètement libres, on aura plus de moyens et de ressources à mobiliser en supprimant ces concerts au W. » Car mettre tous ses moyens dans les spectacles qui ont le plus de risque d’être annulés peut s’avérer dangereux.
Pourtant, certains événements ont choisi délibérément d’avancer à contre-courant et de proposer une programmation totalement nouvelle. Les 3 Eléphants (du 26 au 30 mai 2021), ont opté pour cette solution. « On a complètement annulé notre édition 2020, résume Perrine Delteil, directrice artistique du festival. On n’a pas proposé de report, mais on a versé 15 % des cachets aux artistes. Il fallait tourner la page. Ça n’est pas été une décision facile à prendre, mais étant positionnés sur l’émergence, ça nous semblait plus logique de repartir sur une nouvelle programmation qui serait un lien direct avec l’actualité musicale. » S’occupant également de la programmation de la salle 6PAR4 à Laval, certains noms de 2020 y ont tout de même été invités durant les concerts qui s’y déroulent toute l’année. Mais ces cas de figures restent rares.
Préserver sa santé mentale
Une question fondamentale se pose : comment, au milieu de la tempête et de l’incertitude, parvenir à garder l’envie d’exister, l’envie de travailler au quotidien dans un environnement si instable et sans savoir de quoi demain sera fait ? Car les équipes ont toutes été mises à rude épreuve.
Depuis des mois, beaucoup de salariés de festivals, de tourneurs et autres, ont vu leur activité réduite à peau de chagrin. Et l’impact sur le moral se fait fortement ressentir. « Quand on a annulé en mars, ça a été le choc, personne n’y a échappé, se souvient Alex Stevens. Au-delà de la problématique du fonctionnement, on voit d’autres questions se poser. Est-ce vraiment ça que je veux faire de ma vie ? Pour combien de temps ? Quand tu es dans l’inaction, tu gamberges, tu remets tout en question, parfois des grands pans de ta vie personnelle, amoureuse, sociale… La nature humaine déteste le vide et a besoin d’un but. Nos vies professionnelles prennent tellement d’espace que lorsqu’elles sont à l’arrêt, c’est bien souvent le vide qui domine. Ça se manifeste par un manque d’énergie, d’envie, plus d’agressivité dans les équipes. Tous les services ne marchent pas à la même allure, les agendas ne sont pas les mêmes et sont construits et déconstruits en permanence. Quand tu as une équipe de communication qui est très sollicitée parce qu’on doit beaucoup communiquer, les équipes de production, elles, ne travaillent que très peu. De plus, tu ne peux pas régler les problèmes parce que tu ne vois pas les gens à cause du télétravail. Et on ne règle pas ces problèmes sur Zoom. »
« Les techniques managériales me paraissaient un peu bullshit. Mais ça ne l’est pas du tout », Thibaud Rolland
Vincent Carry abonde : « C’est un truc de malade, ça ne tombe pas d’un coup. Derrière les annonces successives, les plannings des équipes fluctuent entre activité partielle et chômage partiel au gré de ces évolutions. On a déconstruit les plannings et les tâches pendant des mois en 2020. Là, psychologiquement, on ne peut plus. » En première ligne, on trouve les postes administratifs. Ce sont eux qui doivent gérer cette situation économique très complexe, les dossiers de demandes d’aides, les problématiques de ressources humaines… Et dans le milieu des festivals, la santé mentale des employés n’est pas un vrai sujet. On parle de musique, de budgets, de programmations… Mais pas de management. Alors, avec la crise, nombreux sont les directeurs·trices qui ont dû se muter en accompagnateurs·trices, et ne plus se comporter uniquement en moteurs d’équipes.
Le management, c’est pas du bullshit
Au festival Nancy Jazz Pulsations, Thibaud Rolland a par exemple dû mettre en place des formations collectives et individuelles au sein de son staff. Son festival est pourtant passé entre les gouttes et a pu se tenir, non sans restrictions sanitaires, du 3 au 17 octobre 2020. Mais cela n’a pas empêché ses employés d’être très malmenés. « Cet été, on a dû bosser deux à trois fois plus vite. On a dû tout revoir, tout anticiper, et lorsqu’on a démarré le festival, les équipes étaient à plat. Certains salariés ont craqué. Dans les bilans des services, malgré les tensions ou les difficultés qui nous reviennent, on voit qu’il y a une phrase qui domine : « On l’a fait. » On s’estimait aussi privilégiés, fatigués mais heureux. » Et épuisés. « Dans le noyau dur des salariés, ça a mis en lumière des choses qu’on avait à régler. Quelqu’un qui est en souffrance n’aurait peut-être pas craqué lors d’une édition normale. La tension était décuplée, il y a le virus qui plane, on ne sait pas si le festival aura lieu… Ça révèle des problèmes personnels, des tensions entre des personnes. J’ai pris le temps d’en parler profondément après le festival. C’est bien, ça assainit beaucoup de choses. On dit souvent que c’est dans les crises que les choses se révèlent et peuvent se régler. Il faut tirer du positif de tout cela. » Même quand les équipes ne travaillent qu’une journée par semaine, comme c’est le cas actuellement aux Vieilles Charrues.
Thibaud Rolland a donc fait appel à des spécialistes en management pour organiser ces fameuses formations. En plusieurs sessions de un ou deux jours, les équipes se parlent, font des jeux de rôles, et apprennent à se connaître. Pas d’ordinateur, pas de portable. « Toutes ces techniques managériales me paraissaient un peu bullshit pour être honnête. Mais ça ne l’est pas du tout. On dit que dans les métiers de passion, la passion suffit. Et bien non, loin de là. On reste des entreprises. Avec des gouvernances singulières, certes, mais des entreprises quand même. On identifie la personnalité des gens, et on s’y adapte. Ça a ouvert des discussions que je n’aurais jamais soupçonnées au sein de l’équipe. »
Peu ont fait de même, mais tous ont dû faire extrêmement attention à la manière dont les équipes réagissaient à la prolongation du chômage partiel, aux coups durs successifs et au vide. Julien Catala, directeur de l’agence de booking Super! (M83, Mondkopf, Slowthai, Curtis Harding…), l’avoue : « Parfois, on a fait certains concerts pour se dire qu’on en faisait plutôt que d’être viables financièrement. C’est déjà ça, ça motive l’équipe. » Pourtant, sa structure est solide financièrement, et a pu faire tourner plusieurs projets notamment en régions entre les deux confinements.
« On peut très bien faire un festival deux fois moins grand. Mais ça veut dire deux fois moins de billetterie, de budget, de ressources, etc. Choisir l’open air ou l’indoor en est une autre », Vincent Carry
Intensifier la communication en interne, préserver les emplois coûte que coûte, rassurer, ne pas susciter de faux espoirs… Tout cela demande de la réflexion. « Je ne suis pas psy, mais j’ai pu donner une prime sur les résultats de 2019 à mes employés en septembre, ajoute Pascal Pilorget, directeur de l’agence de booking GiantSteps (Kokoroko, Louis Cole, Hugh Coltman…). Ça n’est qu’un petit billet, mais c’est déjà ça. C’est une manière de dire que même si on est dans le dur, l’année précédente a été bonne grâce à eux. »
Mais alors que les liens sociaux se délient en période de confinement, de couvre-feu, et de télétravail, il faut avant tout maintenir un contact, une ambiance de travail essentielle à la santé mentale des employés. « Dès qu’on a pu faire du présentiel, on l’a fait, idem pour des réunions de travail, raconte Vincent Carry. Cet été, on a fait un séminaire à la campagne, par exemple. On a créé une newsletter, augmenté le nombre de réunions avec les représentants des équipes, qui ont le mandat de surveiller le moral des équipes, leur état psychologique et social, de s’assurer que tout le monde aille bien. Il faut veiller à ce que les gens ne se sentent pas inutiles ou isolés. » Et surtout, qu’ils aient des projets à mener. Car oui, il y a tout de même des festivals à préparer, et du boulot à abattre.
« So what, so what, so what’s the scenario ? »
Annuler des événements, programmer sa prochaine édition, faire tourner des artistes, gérer les équipes, communiquer sur les annonces gouvernementales, repenser son festival en attendant des jours meilleurs… Tout cela prend du temps et occupe. A Dour, par exemple, on travaille presque comme lors d’une année normale, malgré des heures revues à la baisse : « C’est tellement lourd de construire une ville éphémère de 50 000 habitants qu’il n’est pas envisageable de faire une édition réduite, explique Alex Stevens. Notre structure s’occupe également du festival Marsatac, qui a une jauge bien moindre, et sur lequel on peut envisager plusieurs scénarios pour travailler dessus. Mais pas pour Dour. Il n’y a pas de plan B. C’est la formule habituelle ou rien. Mais on anticipe quand même, et on y est habitués. Dans l’événementiel, il faut savoir parer à tout. »
D’autres, comme Nuits Sonores, travaillent sur des scénarios différents. Ce festival a l’avantage de se tenir en milieu urbain dans une multitude de lieux, d’avoir son public déjà sur place, et de ne pas programmer de réelle tête d’affiche, de ne pas être dépendant de quelques noms ou de routing internationaux. « Il y a pleins de paramètres qui différencient les scénarios les uns des autres, détaille Vincent Carry. Chez nous, ils ne sont pas hiérarchisés. Une date différente, c’est un scénario différent. Idem pour un lieu. Depuis quelques jours, on sait que la campagne de vaccination grand public est censée se déployer en France entre avril et juin 2021. On prend acte de ça, et on se dit que le mois de mai, ça va être compliqué. On réfléchit donc à organiser le festival durant l’été. C’est une variable comme les autres qui repose sur plusieurs éléments : les autorisations, les conditions sanitaires… On peut très bien faire un festival deux fois moins grand. Mais ça veut dire deux fois moins de billetterie, de budget, de ressources, etc. Choisir l’open air ou l’indoor en est une autre. Une fois que ces critères sont passés au shaker, tu as tes scénarios. »
Ça a l’air simple, mais non. Aux Vieilles Charrues, cependant, on joue plutôt la carte de la patience. Jérome Tréhorel ne peut pas se résoudre à prévoir des scénarios. « Quoi qu’il arrive, on fera quelque chose. On ne sait pas quoi, on ne sait pas avec quelles contraintes, mais on s’adaptera. Comme on s’est adaptés à l’augmentation des cachets d’artistes, aux attentats, à la concentration du secteur. On a toujours réussi à rebondir. » Car oui, la capacité du secteur à s’adapter est l’une de ses composantes motrices.
Du côté des 3 Eléphants, le scénario habituel a été abandonné dès septembre. Pour l’instant, c’est le plan B qui prévaut. « On passe tout en extérieur, détaille Perrine Delteil. Mais cela implique des frais supplémentaires. Cela veut dire que le directeur technique doit repenser son site, imaginer une nouvelle circulation du public, demander des devis, travailler avec les responsables de la sécurité, retravailler l’esthétique… » Et même lorsqu’un scénario est décidé, il peut tout à fait changer, et poser de nouvelles questions. « On ne peut pas dire s’il aura lieu tel qu’on l’imagine. Si on doit finalement faire tous les concerts assis, on le fera. Mais si on a programmé des artistes de musiques électroniques ou de rap, est-ce que ça vaut le coup de les faire jouer devant un public presque immobile ? Nous, on pense que non. C’est un vrai casse-tête. » Un de plus.
Aie confiance…
Dans tous les cas, il faut travailler sur les programmations, qui ne peuvent pas attendre le feu vert des autorités pour être bâtie. Une grande partie des noms que vous verrez (peut-être) lors des festivals de 2021 sont les mêmes que ceux annoncés lors des éditions annulées de 2020. Cela règle une partie du problème, mais en crée un autre. Pascal Pilorget de GiantSteps l’observe tous les jours : « Pour les artistes qui viennent de sortir un album, par exemple, et qui veulent enchaîner avec des concerts, c’est très difficile de trouver des dates en festivals pour 2021. Il y a un embouteillage. » Pour le reste, il faut parvenir à monter des listes de noms pour des événements qui peuvent potentiellement être annulés. Comment ? Grâce à la confiance et à la solidarité, autres carburants indispensables au secteur en ces temps de crise. « Ça s’est toujours passé comme ça dans le secteur : le travail avec les agents se fait beaucoup par mail, explique Alex Stevens. On se parle, on construit ensemble, on est interdépendants, et on marche à la parole. La majorité des noms sont annoncés sans qu’aucun contrat ne soit signé. On a recontacté les artistes qui, pour la plupart, souhaitaient être reprogrammés en 2021. Ce qu’on leur a demandé, c’est une petite réduction sur les cachets, un geste pour compenser les pertes. Et on a rebooké beaucoup de choses comme ça. De toute façon, en général, les contrats sont plutôt signés au printemps pour des concerts en été. »
« A Glastonbury, ils commencent à dire qu’ils pourront jouer. S’ils jouent et que les festivals français sont finalement obligés d’annuler, on va payer des dommages et intérêts aux groupes étrangers », Christan Allex
Rien de bien anormal à ce niveau, finalement. D’ailleurs, chez Super!, Julien Catala y voit plus que de la confiance : « On fait comme d’habitude. En général, il y de nouvelles clauses disant que si le festival n’a pas lieu, l’artiste n’est pas payé. C’est tout. Mais on avance comme on avance normalement. » De toute façon, personne n’a intérêt à entuber le voisin. Quand on est dans le même bateau qui coule, on écope ensemble où on sombre tous. Et puis, ces nouvelles clauses sécurisent bien des choses. « Il faut savoir que les boîtes de production sont dans le même bateau que nous, observe Adrien Cordier, dont le festival sétois BAZR a été annulé en décembre et au dernier moment, et qui observe des pertes financières très importantes. On a tous reculé les signatures. Depuis le mois de mars, les contrats ont été retravaillés avec des clauses d’annulation pour cause de Covid, que ce soit dans un sens comme dans l’autre. Si un festival annule à cause des restrictions, ça fonctionne, de même si un artiste est atteint du covid et ne peut plus jouer. » Car la confiance c’est bien beau, mais la sécurité, c’est bien aussi.
Catalogués, coupables à chaque fois
Mais attention. Si le milieu s’entraide et fonctionne en bonne entente, tout ne se passe pas aussi facilement lorsque de grands artistes internationaux sont programmés. Comme l’explique Christan Allex, indépendant qui travaille comme programmateur ou directeur artistique de très nombreux événements et salles de concerts (Cabaret Vert, Mawazine, La Magnifique Society, La Cartonnerie…), les différences de restrictions entre les pays européens peuvent potentiellement poser problème : « Les Anglais commencent à être beaucoup plus confiants que nous avec leur campagne de vaccination, il font beaucoup de politique. D’ailleurs, à Glastonbury, ils commencent à dire qu’ils pourront jouer. S’ils jouent, et si les Scandinaves et les Allemands jouent comme ils en ont apparemment l’intention, et que les festivals français sont finalement obligés d’annuler, on va payer des dommages et intérêts aux groupes étrangers. Ils n’ont généralement pas d’assurance sur leurs transports. Quand ils vont commencer à prendre leurs billets pour tourner en Europe, les managers vont demander des garanties figées sur les frais de transports. Et si on annule, ces sommes leur seront versées. Par nous. On y verra certainement plus clair à ce niveau en février ou en mars. » Rien n’est joué, ceci dit, ce témoignage ayant été recueilli quelques jours avant la découverte d’un nouveau variant du SARS-CoV-2 observé au Royaume-Uni. Mais prudence, tout de même.
Dans le contexte actuel, et face aux politiques culturelles qui en découlent, un immense sentiment d’injustice règne, et ce chez tous les acteurs avec lesquels nous avons pu nous entretenir durant ces dix derniers mois. L’impression d’être montrés comme les mauvais élèves qui menaceraient d’aggraver la situation sanitaire est importante. Y compris chez les prestataires, qui figurent, au même titre que les boîtes de nuit, au rang des grands oubliés. En Bretagne, l’entreprise Koroll est spécialisée dans l’ingénierie son, et travaille régulièrement avec des artistes pour leur tournée (actuellement à l’arrêt) et des festivals. « Si on est toujours là dix mois après, ça veut dire qu’on n’est pas de si mauvais gestionnaires que ça, et qu’on aime notre métier, avance son directeur Philippe Gillo. Les contraintes sanitaires, on y est habitués. On porte des casques de chantier, des chaussures de sécurité, des bouchons d’oreilles… On connaît ces choses, on sait faire très attention. Pour autant, les autorités considèrent que le problème vient du milieu culturel. On a respecté les règles, on a tout bien fait, mais on est incriminés. En mars, dans notre petite zone artisanale de Mûr-de-Bretagne, toutes les entreprises étaient à l’arrêt. Aujourd’hui, on est les derniers à ne pas avoir repris. On ne peut même pas faire de petits concerts pour ceux qui ne peuvent pas sortir, comme durant le premier confinement, puisque tout le monde peut sortir. » Bah oui.
« Nous, on fait du rapprochement social »
Alors, les acteurs du milieu passent aussi beaucoup de temps à interpeller les autorités gouvernementales et à réfléchir à l’avenir. Le Manifeste de l’Appel des Indépendants, chapeauté par Arty Farty, est un document de deux-cents-cinquante pages recensant les idées, éditos, bilans et pistes pour l’avenir de très nombreux acteurs du secteur. Un travail de titan à destination des hommes et femmes politiques pour les inciter à revoir la vision culturelle dans laquelle la France est engluée. Les réflexions se font aussi sur le rôle que les événements à venir auront en termes de normes sanitaires. Si certains expliquent qu’ils sont prêts à mettre en place des politiques de tests ou de distanciation, Jérome Tréhorel des Vieilles Charrues tempère : « Ça n’est pas notre rôle. Nous, on fait du rapprochement social. Il faut qu’on fasse très attention à la direction qu’on prend quant à l’accueil de nos publics, y compris pour les prochaines années. J’ai le sentiment que ça part un peu dans tous les sens, et il faut qu’on reste vigilants sur ce point. On a changé des choses après les attentats, mais pas tout parce que ces sujets sont éthiquement très sensibles. Est-ce qu’on va devoir tester les gens ? Est-ce qu’on va devoir leur demander un document pour prouver qu’ils sont vaccinés ? Est-ce que c’est ça notre rôle ? Ça devient un peu dangereux comme perspective. Les tests doivent être réalisés par des personnes habilitées, pas par des bénévoles. Qui va faire ces tests si on doit en faire ? Combien ça coûte ? Et qui paye ? On peut poser des questions, mais on a aucune réponse. »
Cette crise a un point positif : elle permet donc de se poser des questions, de revoir son écosystème, de repenser sa vision à long terme. Ça n’est pas facile à faire, mais peut-être est-ce nécessaire, comme le suggère Philippe Gillo. « Forcément, cette crise est un échec pour notre profession, pour notre manière d’avoir envisagé le secteur. Peut-être qu’on est allés trop loin dans les gros festivals, dans notre modèle économique. Je ne sais pas… Finalement, il faut peut-être se dire que c’était cool d’aller jouer en duo dans des jardins, de réinventer un public pendant les confinements, de tenter de nouvelles choses… Ça ne nous sauvera certainement pas, mais comme dans tout échec, il faut se demander si ça peut nous servir. Alors oui, servons-nous de cela en priorité. » Pour mieux avancer lorsque la visibilité sera revenue, lorsque le quotidien des équipes, des festivaliers, et des structures sera plus clément. Espérons-le.
Photo en une : Foule © Free photos
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