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Dans les médiathèques, le disque dort

À la médiathèque, fouiller parmi les pochettes colorées à la recherche d’un nouvel artiste, repartir avec un ou plusieurs disques, l’écouter en boucle pendant quelques semaines puis le ramener et en prendre un autre : une pratique révolue ? Avec l’avènement de Deezer, YouTube, Spotify et la disparition progressive du lecteur CD, les rayons musique des bibliothèques semblent bien proches de la disparition. Comment vont-elles se réorganiser pour amorcer le tournant ?

À la médiathèque de l’Alcazar de Marseille en ce mois de juin, la chaleur est écrasante. Au rez-de-chaussée de l’ancien music-hall de 20 000 mètres carrés, le rayon musique déploie ses quelque 88 000 CDs, bien rangés dans des bacs. Parmi les rayons, de rares personnes déambulent mollement. Quelques septuagénaires discutent tout bas, assis au rayon blues, une étudiante utilise l’ordinateur à disposition et un homme en chemise à carreau feuillette La Provence, dans le fauteuil posé devant les bacs jazz. Ça ne se bouscule pas au portillon du CD.

Cela n’a pas toujours été le cas. À l’Alcazar, le fond a été réduit par cinq depuis son ouverture en 2004. Pour Dominique Auer, président de l’Association pour la Coopération des professionnels de l’Information Musicale (ACIM), cette diminution est plutôt classique : « Il y a une vingtaine d’années, on disait qu’il fallait 5 000 disques pour ouvrir un fond musical. Aujourd’hui, pour une petite médiathèque, 500 disques c’est pas mal. » Une diminution par dix donc.

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Médiathèque de Paris © Joseph Guillier – Ville de Paris

Dans l’ombre des mastodontes du streaming

L’histoire est bien connue : quarante ans après sa commercialisation, le Compact Disc est inexorablement sur le déclin. L’arrivée du MP3 et du téléchargement dans les années 2000 porte un coup fatal aux pochettes carrées et colorées. Les médiathèques n’ont pas échappé au tsunami internet : « À l’époque d’eMule et compagnie, on était considéré comme le fournisseur principal de CD à graver ! », s’amuse Cyrille Michaud, à la Médiathèque de Lyon. Le discothécaire se rappelle de ce temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, celui où les documents musicaux sortaient en moyenne 10 fois par an. En 2019, ce chiffre est tombé à 5,3 fois pour les 18 000 documents de sa structure, avec une préférence pour le rock et la chanson française.

Agathe Courtin, CPE de 32 ans, fait partie des usagers qui ont arrêté de franchir les portes des médiathèques. Utilisatrice de l’Odyssée à Lomme (59) dans les années 2000, elle louait tous les mois des albums de rap, de soul, et des bandes originales de film : « Aujourd’hui je n’y vais plus et j’utilise principalement les plateformes de streaming. On a accès à tout et on n’est pas obligé d’aller jusqu’à la médiathèque. » Pourquoi s’embêter à sortir de chez soi quand il suffit de dégainer son portable ? Pour les médiathèques, démocratisées dans les années 80, une nouvelle menace s’est imposée : les plateformes de streaming.

Et les plateformes se portent bien. Selon le Syndicat National de l’Édition Phonographique, leur chiffre d’affaires total a augmenté de 24,3 % en 2021 pour atteindre 16,9 milliards de dollars US, soit 65 % du total des revenus mondiaux de la musique enregistrée. Le nombre d’abonnés atteint les 523 millions, 100 millions d’abonnés de plus, juste pour l’année 2021. Face à ces mastodontes de l’écoute, les médiathèques sont poussées à réagir. Certaines jettent l’éponge et se séparent d’une partie de leurs fonds lors de grandes braderies, parfois spectaculaires.

Fabien Simon est recruté en 2015 par la médiathèque de la Maromme (11), en tant que responsable des ressources numériques. Pour les élus de la commune de 11 000 habitants, la décision est catégorique au moment d’ouvrir le lieu : il n’y aura pas de musique dans les rayons. « Ils avaient décidé que le support physique était mort et qu’il n’était pas question d’y mettre de l’argent. » se souvient Fabien Simon, amer. Il décide alors de se doter de MusicMe, l’un des services de musique en streaming pour les bibliothèques. Selon son responsable commercial Olivier Tibi, ce service est proposé par 2000 médiathèques en France pour un total de 30 000 usagers. Pour quelques milliers d’euros annuels, il propose notamment la création de radios par les structures adhérentes.

Une alternative satisfaisante face à YouTube ou Spotify ? Ce n’est pas l’avis de Fabien Simon, qui se désespère : « Sur 3000 inscrits à la médiathèque, je n’ai qu’une cinquantaine d’usagers de MusicMe. Ça reste un pourcentage très décevant. Je suis persuadé qu’il y aurait plus d’usagers s’il y avait un espace musique avec quelques disques, ou si on avait MusicMe sur une tablette dans la médiathèque. » Pour Dominique Auer, le président de l’ACIM, le risque est de se contenter de trop peu : « Il ne faudrait pas que les élus pensent que s’abonner à une plateforme en ligne va tout métamorphoser. »

Médiathèque d'Orléans (crédit - Médiathèque d'Orléans)

Tablettes à la Médiathèque d’Orléans © Médiathèque d’Orléans

Changement d’usage

Se maintenir à flot. Pour les discothécaires, le challenge est de taille. Les structures les plus volontaires rivalisent d’ingéniosité pour continuer d’attirer les mélomanes. Organisations de mini-concerts, animations de blogs ou de chaînes YouTube, siestes musicales, prêts d’instruments, expositions ou encore trocs d’albums, l’imagination ne manque pas et on remixe le métier pour en faire la plus belle des compilations. À l’Alcazar, ce n’est pas moins d’une cinquantaine de rencontres musicales qui sont organisées dans l’année, souvent en lien avec les festivals locaux. L’accent est aussi mis sur l’apprentissage de la musique « Il y a un piano à disposition et on loue des partitions. On a aussi comme projet de prêter des instruments pour des courtes durées. » précise Marianne Baillon, responsable du rayon musique.

Selon le Ministère de la culture, si le nombre d’inscriptions en bibliothèque a diminué depuis les années 2000, la fréquentation est restée stable (en 1988, 17% des français étaient inscrits dans une bibliothèque contre 15% en 2018, et en 1988, 23% des français avaient fréquenté une bibliothèque une fois dans l’année contre 27% en 2018), grâce à une politique volontariste d’accueil des publics menée à partir des années 1990. Fort de ce constat, Dominique Auer affirme : « La tendance est de diffuser l’usage et la pratique sur place. Il faut donc développer des showcases, des rencontres avec des artistes locaux ou non, des ateliers de MAO ou d’écriture de chanson, sans concurrencer les studios, salles de concerts ou écoles de musique, et tout en maintenant des collections physiques dans une moindre mesure. »

À Limoges, Anne Tricard, vice-présidente de l’ACIM, gère la bibliothèque du quartier prioritaire de l’Aurence. Parmi ses visiteurs, des jeunes ados, qui se dirigent spontanément vers les tablettes disposées dans la salle d’écoute. Elle se réjouit : « Les tablettes marchent bien ! Les jeunes sont ensemble, pas tous seuls chez eux. On a aussi des adultes qui veulent écouter de nouvelles choses. » Même constat à Lyon, où la médiathèque, habilement située entre un centre commercial et la gare de Lyon Part Dieu, connaît énormément de passage. Pour suivre la cadence, Cyrille Michaud a équipé l’espace musique : « On a huit postes d’écoute libres, six postes d’écoute de Di Music. On fait aussi des petits concerts aux heures de pointe pour jouer sur la sérendipité. Il faut cumuler tous ces usages ! » Le discothécaire se réjouit des transformations de son métier. « C’est devenu complètement différent et plus intéressant. On n’est plus juste dans l’achat et le prêt de documents, on a un regard plus quali. »

pret instrument Antipode Rennes

Prêt d’instrument par l’Antipode  © Médiathèque de Rennes

Patrimoine et bien public

Et contre toute attente, une bonne surprise : selon le SNEP, les ventes de supports physiques ont augmenté de 16,1 % en 2021. Sautant sur l’occasion de cette croissance à deux chiffres qui évoque une époque qui paraissait révolue, les discothécaires abondent. À Limoges, Anne Tricard a ressorti ses vinyles : « Ils étaient enterrés dans des caisses au fin fond d’une réserve ! » s’inquiète-t-elle. La médiathèque de Pacé (35), où travaille Dominique Auer, rachète une centaine d’albums cultes et met à disposition une platine vinyle, où les utilisateurs peuvent aussi venir faire tourner leurs vieux disques. Certaines structures prêtent même des discmans. Une stratégie qui paraît fonctionner.

« Dans une année normale, sans Covid et sans punaises de lit, on prête encore 150 000 à 200 000 documents par an. » s’exclame Patrick Casse, directeur de l’Alcazar. Mais alors, qui sont ces fameux utilisateurs ? Il y a ceux qui, parents nostalgiques, veulent transmettre à leurs enfants leur passion du disque. D’autres plus âgés, qui ne sont pas encore équipés de l’armada numérique. Il y a encore ceux, plus jeunes, qui découvrent le microsillon avec plaisir. Les profils sont variés. Maé Coat, travailleuse dans une association, en fait partie. Elle loue des disques à la médiathèque, pour les écouter …. en voiture. « Quand je me suis inscrite à la médiathèque de Marseille, j’ai vu qu’il y avait un rayon musique qui était très fourni. Je me suis dit que ça serait une bonne occasion d’en écouter dans la voiture. Même si parfois il y a des disques rayés, c’est super de pouvoir en changer ! » dit l’auditrice de Soso Maness et Jul, qui a grandi en louant des albums de Placebo à la médiathèque de Saint-Cloud. « On peut aussi trouver des choses plus précises. J’ai loué par exemple de la musique congolaise des années 70… » ajoute-t-elle. Le directeur de l’Alcazar se réjouit : « Les bibliothèques sont là pour préserver un trésor, et ici, on a la place de le faire. 50 % de ce qu’on propose n’est pas sur internet. On a par exemple des disques très rares de chansons marseillaises. Ils sont assez fragiles, donc on va essayer de les numériser. » Une bonne nouvelle quand on sait qu’à Marseille, les conditions de conservation peuvent parfois laisser à désirer.

Car le rôle d’une bibliothèque est aussi de conserver le patrimoine musical, notamment les productions locales. À Lyon, Cyrille Michaud en a fait un axe fort : « On s’investit sur tout ce qui est production locale en achetant systématiquement les artistes locaux et on anime une page Facebook dédiée à la vie musicale lyonnaise. » Ceux-ci peuvent ensuite être mis en avant sur des plateformes comme Music Box hébergée par l’ACIM, comme c’est le cas pour Gironde Music Box ou 64 Music Box. Dominique Auer, de son côté, cherche à valoriser les contenus libres de droit, les Creative Commons : « Ils étaient plutôt inconnus jusque-là, mais ils sont foisonnants ! C’est notre mission de service public que de défendre aussi ces musiques-là. » À la BnF, ce n’est pas moins de 350 000 microsillons et 150 000 CD qui sont conservés et 550 000 microsillons et 200 000 78 tours du côté de la discothèque centrale de Radio France. Ces deux institutions jouent un rôle primordial dans la conservation du patrimoine mais ne doivent pas exempter les plus petites structures de conserver leurs disques comme il se doit. « Pour moi, si la musique n’est pas présente dans les médiathèques, on enlève tout un pan de la culture », martèle Dominique Auer.

Alors, que les mélomanes se rassurent, la musique en médiathèque est bien loin d’être mise en sourdine. Le président de l’ACIM se veut optimiste : « La musique est l’activité culturelle préférée des Français, ça serait un paradoxe qu’elle ne soit pas présente dans les médiathèques ! »

Photo en une © Joseph Guillier – Ville de Paris

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Dance or cry 16.09.2022

Il y a un point non évoqué qui pourrait pourtant être crucial : la possibilité d’exercer son droit à la copie privée en bibliothèque, et donc d’encoder les disques pour limiter l’empreinte carbone calamiteuse du streaming. Mais combien de bibliothèques revendiquent ce droit des usagers ?

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ether 30.08.2022

Bonjour,
Merci pour cet état des lieux, les bibliothèques semblent naturellement refléter l’évolution des pratiques culturelles.

2 points cependant, histoire d’ergoter un brin :
En France les médiathèques prêtent les documents, donc on les emprunte , on ne les loue pas.
Louer impliquerait un paiement à l’acte, or en médiathèque l’inscription est annuelle et parfois gratuite.

Par ailleurs la grande majorité des médiathèques, établissement de lecture publique, n’a pas de mission de conservation.
Valorisation et médiation certes, mais pas conservation, sauf pour la BNF et les pôles associés pour le Dépôt légal (dont effectivement la bibliothèque de Lyon) ou des bibliothèques spécialisées, mais on ne peut pas en faire une généralité.

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