Dans une situation un peu hasardeuse où je cherche mon chemin pour aller à Angers, je me retrouve à bord du bus de tournée d’Anton Newcombe, le leader du prolifique Brian Jonestown Massacre, avant le début du festival Levitation où il joue en tête d’affiche. L’occasion étant trop belle, et entre de nombreuses cigarettes, j’en profite pour faire une interview sans filtre (ou presque) du bonhomme. Une discussion privilégiée pendant laquelle la tête pensante du groupe ne va pas faillir à sa réputation : impertinence, génie musical et avis bien tranchés.
Faut-il vraiment présenter le Brian Jonestown Massacre ? Bon, OK. Il s’agit de l’un des groupes précurseurs à avoir remis au goût du jour, dans les années 90, le son du rock psychédélique des sixties. A son commandement : Anton Newcombe, leader charismatique et prophétique de ce joyeux orchestre à la formation incessamment changeante (on dénombre plus de 60 musiciens passés par le groupe, dont le fameux Joel Gion au tambourin). Dès ses débuts, le groupe se taille une sacrée réputation avec des albums de génie, des concerts sulfureux ainsi qu’une volonté d’indépendance totale vis-à-vis des maisons de disques – pour ne pas avoir à troquer son talent contre de l’argent. La notoriété du groupe est notamment propulsée en 2004 par le rockumentaire DIG!, qui suit l’évolution du Brian Jonestown Massacre et leurs collègues des Dandy Warhols pendant 7 ans, et dans lequel on se rend directement compte que l’on n’a pas affaire à n’importe quel groupe. C’est pas tout le monde qui crie haut et fort qu’il veut révolutionner la musique et niquer le système de manière si ouverte. Voyez plutôt :
Le nombre d’albums sortis (plus de 18), le fait qu’il sache jouer pas moins de 80 instruments et qu’il compose à lui seul la majorité des morceaux font d’Anton Newcombe une véritable légende vivante ayant influencé de nombreux artistes derrière lui (les Dandy Warhols, les Black Angels, Black Rebel Motorcycle Club, les Warlocks, Tess Parks, etc.). Il est un peu au rock psychédélique moderne ce qu’était Kurt Cobain au grunge, ou Bob Marley au reggae.
Les présentations faites, vous imaginez un peu mieux dans quel état je pouvais être avant de rencontrer ce gars que j’écoute depuis mes 15 ans. Lunettes de soleil sur le nez, clope au bec et charisme assez incroyable, il m’invite à l’intérieur de son bus accompagné d’un « T’es prêt ? » auquel je lui réponds « Uniquement si je peux fumer aussi ».
Inconsciemment, je me mets à analyser l’intérieur du tourbus, n’étant jamais monté dans le moindre véhicule du genre. Tout est calculé pour le confort et le bonheur des musiciens : système son de pointe, sièges confortables en cuir, tabac toléré, mini-bar rempli de bières, des prises partout, la clim, et un dortoir avec des couchettes au premier étage où je n’ai pas été convié (faut pas pousser quand même). Là dedans, ils sont 11 personnes à sillonner l’Europe : « Chacun peut trouver un endroit où se relaxer, c’est cool. Mais aux Etats-Unis il existe des bus où tu peux rentrer à 22, t’imagines ? Ils voient toujours tout en plus grand » me lance Anton avant de se lancer dans le dur de notre partie de ping-pong questions-réponses.
Conscient d’être une figure emblématique de la scène rock, mais curieux de tout et voulant visiter la ville d’Angers et son terroir avant le concert, il se fait facilement reconnaître dans la rue : « Tout dépend de mon état, mais la plupart du temps je préfère rester tranquille et me faire passer pour un touriste lambda. Ce n’est rien de personnel, mais parfois je n’aime pas vraiment parler avec les fans qui viennent m’aborder, ou traîner dans les disquaires, etc. »
S’il y a bien un sujet qui colle à la peau d’Anton Newcombe et du Brian Jonestown Massacre en général, c’est le documentaire DIG! mentionné un peu plus haut. Bien décidé à le questionner sur le sujet du film, je lui explique avoir rencontré les Dandy Warhols il y a quelques temps et qu’ils avaient traité la réalisatrice du documentaire de grosse salope.
Avis du principal intéressé : « Ce qu’il s’est vraiment passé, c’est qu’il y a une agence qui s’appelle William Morris Agency, avec des gens comme Bruce Willis, Nicole Kidman ou Arnold Schwarzenegger. Tout le gratin d’Hollywood quoi. Et ils m’ont demandé de faire partie d’un film qui suivrait 10 groupes émergents de Los Angeles qui se lancent. J’ai parlé au responsable du film et je lui ai dit : ‘Je vais occuper toute la place dans ton documentaire, car tous tes groupes vont splitter ; et c’est stupide. T’as beau avoir tout l’argent que tu veux, ça sera comme ça, je sais de quoi je parle. Tu connais les Dandy Warhols ? Fais un truc sur nous deux, ça marchera.’ Les Dandy feraient tout pour réussir, mais pas moi. Noir et blanc. »
Et de continuer : « Tout était un peu prémédité car je savais qu’ils allaient vendre leur âme à une grosse maison de disques, tandis que je resterais toujours indépendant, ou presque. Ce qu’on a eu l’opportunité de montrer à travers ce film, c’est toute la mafia de ce système et de cette industrie. On a tout filmé, les négociations de contrat, la drogue, les gros avocats de maison de disques qui font 150 kilos et t’invitent à des repas d’affaires, etc. A la fin, ils ne savaient pas vraiment quoi faire du résultat avec ce film, d’où un rendu qui ne correspond pas vraiment à ce que sont nos deux groupes et notre relation. Les gens ont une vision biaisée et croient que nous sommes ennemis : c’est faux. J’ai d’ailleurs enregistré le dernier album de Pete, le guitariste des Dandy Warhols, qui a un projet parallèle avec Pete Airport International. »
Bon, même s’il y a bon fond de manipulation dans le montage de DIG!, il demeure un biopic qui a le mérite de montrer le rock dans son état le plus brut. Un must-see, même si les principaux acteurs du film ne l’apprécient pas.
Le rapport à l’indépendance est indéniablement la condition sine qua non pour qu’Anton fasse de la musique, et il n’y va pas de main morte sur la santé de l’industrie musicale et de la plupart de ses confrères musiciens : « En fait, personne ne veut faire de la putain de musique. Tout le monde veut la gloire, des pétasses dans des piscines, acheter de la cocaïne ; ce genre de choses luxurieuses. Et avec le temps, ces personnes-là sont un peu obligées de continuer à faire de la musique s’ils veulent garder leur train de vie, tu vois ? Il y a certaines légendes qui reviennent, 20 ans plus tard, et tu te demandes un peu pourquoi. Comme Johnny Hallyday (et ses dettes), Jacques Dutronc, ou Bob Dylan qui tirent la corde jusqu’au bout ; c’est vraiment bizarre comme démarche. A côté, t’as Neil Young, qui n’a jamais arrêté de sa vie, qui est habité par la passion et qui sort des trucs en permanence. Il a besoin de rien prouver à personne, je suis un peu comme lui.
Une des ses singularités, c’est son rapport au numérique, et plus particulièrement son usage des réseaux sociaux. Là où de nombreuses personnes vont chercher à s’isoler de ce monde parallèle, limite à s’en exclure, lui, était dans les premiers à mettre ses albums gratuitement sur le web, et possède une utilisation de YouTube qui rendrait dingue n’importe quel label. Il a par exemple la fâcheuse (ou géniale) tendance à mettre des démos sur sa chaîne, et dont la plupart finiront masterisées puis intégrées dans les albums futurs du Brian Jonestown Massacre. Une bonne manière pour les fans de suivre le processus du petit Anton de A à Z, et d’échanger avec lui à propos de tout et n’importe quoi ; mais surtout de musique. Par contre, sur Twitter, il n’hésite pas à bousculer des personnes qu’il juge débiles, inutiles ou avec un égo surdimensionné ; comme Donald Trump, Liam Gallagher ou bien la sainte famille Kardashian. Et c’est souvent très drôle.
Je m’en tamponne de ces gens, je te jure… On peut penser que je suis un psychopathe ou quoi, mais ils sont tellement débiles que ça fait ressortir le Robespierre qui est en moi.
« Les gens parlent sur internet, mais personne ne parle véritablement, c’est du vent. » OK. « Je suis juste intelligent. Je sais comment internet fonctionne. Déjà, YouTube a supprimé le nombre de vues sur mon compte perso, je n’ai plus accès aux chiffres depuis mes analytics. Je ne sais pas vraiment comment ça s’est fait, mais je sais qu’en comparaison, ils gonflent les chiffres de Lady Gaga par millions alors que moi je ne dépasserai jamais le million, tu vois. Mais je m’en fous, c’est éphémère. Par exemple : tu sors une vidéo sur Dailymotion, et tu paies des gens pour la promo histoire d’attirer un peu l’attention en mode « vidéo exclusive pour Rock & Folk« , 10 minutes plus tard tu vas avoir partout « Beyoncé vient de sortir un truc, ou de se casser la gueule sur scène », et tout le monde a déjà oublié. Tout disparaît sur Internet aussi vite que la vie avance. Du coup, c’est quoi la suite ? Autant s’en foutre et faire ses propres règles. On est comme un ricochet sur un lac au final, ça n’a pas vraiment d’impact. »
Outre son travail personnel au sein de son propre groupe et de son label A Recordings, Anton collabore fréquemment avec des artistes et des labels sur des morceaux co-édités. On peut penser par exemple à son apparition dans l’album des Limiñanas, ou bien à la production de groupes comme les Vacant Lots. Mais s’il faut bien citer un duo qui marche du feu de dieu c’est bien celui avec Tess Parks avec qui il en est à son deuxième album (complètement dingue). « J’essaie de l’aider à repousser ses limites. Elle avait tendance à écrire à la première personne au départ par exemple, et je la poussais un peu pour lui faire comprendre que c’était beaucoup plus inclusif de s’adresser à tout le monde. Genre « I Wanna Hold YOUR Hand » des Beatles ou bien « Don’t YOU Need Somebody to Love » des Jefferson Airplane, tu vois ? »
Et comme si ça ne suffisait pas, l’artiste vient de se lancer dans un nouveau projet avec les Limiñanas, Emmanuelle Seigner et Bertrand Belin, sous le nom de L’Épée. Même pas eu besoin de lui tendre la perche pour qu’il parle de ce projet censé resté encore sous silence. Et pire que ça : « Tiens, tu veux écouter un morceau ? Je l’ai fait écouter à personne encore ». Je lui dis de faire gaffe car j’enregistre avec mon smartphone : « Je m’en bas les couilles ». OK.
S’ensuit un long moment d’écoute musicale où le compositeur te fait écouter sa propre musique, assis dans son siège avec ses lunettes de soleil sur le pif et fumant Camel sur Camel, et analysant la moindre de tes réactions face à son nouveau bébé. Une situation particulière où tu ne sais pas vraiment si tu dois bouger ta tête en rythme en mode « wah c’est trop bien », te rouler une autre clope histoire de kiffer encore un peu plus le moment, ou bien faire comme si tout cela était normal, car après tout, une démo reste une démo. « Tiens puisqu’on y est, tu veux que je te fasse écouter le prochain single du Brian Jonestown Massacre ? Ça sort en single bientôt, et le prochain album va sortir très vite derrière ».
Avis aux amateurs donc : début 2019 = nouvel album du BJM.
Profitant de cet instant partagé en parallèle du festival Levitation à Angers, déclinaison française du grand frère Américain d’Austin, il me lance : « Je fais partie de ceux qui ont fait en sorte que le festival se déroule ici. J’ai demandé à mon manager de contacter les Black Angels, car j’adore vraiment ce qu’ils font, et je voulais vraiment que Levitation se déroule en Europe. J’ai beaucoup de respect pour Christian Bland et Alex Maas. Je ne me jette pas toutes les fleurs, mais je leur ai juste demandé : « Est-ce que c’est faisable ? » tu vois. Et voilà.
Pour Anton, « l’art est un écosystème, on doit s’entraider. Il y a certaines personnes dans l’industrie musicale qui font des choses excellentes, et qui font des choses en dévotion envers les autres, comme les Black Angels, ou même certains labels (comme le Fuzz Club Eindhoven, ndlr). A Berlin par exemple on est plusieurs à avoir lancé le festival Synästhesie (synesthésie voulant dire le fait de voir la musique, entendre les couleurs, ça donne la couleur, ndlr), et on fait ça uniquement pour les artistes et le public. »
Quand on lui demande s’il existe encore des personnes sur cette Terre en qui il a foi (hormis les précédentes citées) et avec qui il aimerait bien collaborer : « J’ai toujours voulu enregistrer avec Paul Weller (du groupe The Jam), genre à la Jimi Hendrix, avec des dizaines de personnes assises sur des tapis et sur le sol, des percus et tout le bordel. Il fonctionne beaucoup en live-sessions, et j’aime ça. Je voudrais enregistrer aussi avec Tony Visconti, qui a produit de nombreux albums de David Bowie, dont Heroes. J’y suis presque, mais il me fait chier pour des détails. »
La révolution, ça ne passe pas uniquement par la musique, mais également par la manière dont tu t’habilles, et le message que tu renvoies. Plutôt que d’arborer le logo d’une marque à Nike ou Levi’s, Anton a designé le t-shirt ci-dessus, assez explicite. « C’est drôle non ? Je porte l’original sur moi, t’as vu. Le manager de mon label me disait que c’était débile, que les gens ne portent pas de t-shirts blancs, et je lui ai dit que ça n’avait rien à voir avec la couleur, mais plutôt avec le propos. Il ne comprend pas ça. La nuit dernière, à Paris, on en a vendu encore plus que le t-shirt classique du groupe avec le logo, que tout le monde a, et là il a compris. Je lui ai dit d’appeler l’usine pour en fabriquer davantage. »
Le fait d’assumer manger de la merde et de le revendiquer haut et fort est un certain symbole d’une civilisation qui ne va pas vers le haut, n’est-il pas ? « Avant, on était moins dans une démarche commerciale, mais beaucoup plus expérimentale. On n’est plus dans la même approche désormais. Par exemple, on a moins de films qui sortent en un an en 2018 qu’il n’en sortait en un mois en 1967 en Italie, tu vois. On a beaucoup plus de possibilités qu’auparavant, mais moins de résultats et moins de créativité. Qu’est-ce qu’il se passe ? Les gens ne veulent pas que ça se produise, et sont devenus fainéants. C’est l’évolution du rien. L’entropie de la civilisation. C’est déprimant. » Sans pour autant se considérer comme un génie, Anton Newcombe a une démarche et une vision consciente du monde qui l’entoure, et il est bien déterminé à aller à contre-courant.
Après cette petite heure de discussion, je me fais gentiment conduire à l’extérieur du bus par la tour manager du groupe qui me fait comprendre que j’avais légèrement dépassé de 45min le temps qui m’était initialement imparti et qu’ils étaient bien sympas. Je lui tape un check et lui donne rendez-vous devant la scène pour son concert au Levitation où, dans une salle comble, je me suis envolé de bonheur dans un slam sur le devant de la scène avant d’atterrir en salto arrière au milieu d’autres fans s’adonnaient à une joyeuse communion collective comme le rock psychédélique l’entend bien.
Qu’on aime Anton Newcombe pour son génie musical et son franc-parler, ou qu’on le déteste pour les mêmes raisons : lui, au moins, propose quelque chose d’autre.
Il n’est jamais trop tard pour voir DIG! Excellent film Et s’intéresser à Anton … Belle interview, il a des dates prévues en France prochainement ? Merci François
Excellent cet article! J’ai pris du plaisir à le lire!