Ça faisait un bail qu’on ne vous avait pas donné de nouvelles de notre poète préféré. En mars dernier, Manu Le Malin a posé ses platines dans l’antre de l’art contemporain parisien, au sous-sol du Palais de Tokyo. C’est loin de l’univers des clubs qu’il est venu jouer en live la bande-son de Crush For Crash, une performance de Regina Demina. Durant une heure, Regina incarne le fantôme d’une femme juste après un accident de voiture mortel. Aux côtés de Manu, représentant le conducteur et amant rescapé, un dialogue aussi poétique que macabre va se mettre en place. Un tête-à-tête qui a forcément attiré notre attention et nos caméras. On vous raconte.
Regina, tu peux nous raconter ton parcours ?
Regina Demina : J’ai arrêté l’école avant le bac pour faire de la danse et du théâtre, de la performance pour des artistes de la mode ou de l’art contemporain essentiellement. J’ai réalisé des fictions expérimentales autour de la vulgarité, du white trash, et du romantisme morbide vus sous un prisme contemporain.
Parles-nous ta dernière création, Crush For Crash, que tu as jouée avec Manu au Palais de Tokyo ?
Regina Demina : A la base, c’était un projet sur les violences faites au femmes en Inde, mais ça a volontairement été non-conceptualisé pour pouvoir résonner comme une thématique actuelle et universelle en étant joué dans d’autres pays. C’est l’histoire d’un couple qui se crashe en voiture, l’homme survit, la femme meurt. Elle hante la voiture en parlant au conducteur qui n’est plus là sur un ton amoureux mais fait ressortir plein d’horreurs. J’ai brûlé moi-même une voiture en Inde que j’ai filmée, c’était sublime. Cette vidéo est diffusée en boucle et fait partie de la scénographie. Ma recherche dramaturgique est de matérialiser le choc émotionnel à travers des musiques agressives en les intégrant de manière diégétique et surtout pas illustrative. Le propos de Crush for Crash, c’est comment un être peut avancer à travers le choc. Ce choc de quelques instants est étiré sur une heure de performance.
Dans ta première installation, ALMA en 2016, tu mettais déjà en scène une voiture tunée après un accident. D’où te vient cette obsession pour les bagnoles ?
Regina Demina : Quand j’étais petite mes parents n’avaient pas de voiture. J’ai commencé à faire des tours en bagnole quand on allait à des free-parties. Mes créations me ramènent toujours inconsciemment à cette période de ma vie, l’adolescence, la fête, les sensations fortes, la sexualité… J’aime bien aussi les contrepoints comme les alliances entre la délicatesse, les codes de la féminité avec un univers plutôt masculin comme celui des voitures et de la techno.
Pourquoi avoir voulu travailler avec Manu ?
Regina Demina : C’est quelqu’un dont je suis le travail depuis très longtemps. Sa manière de travailler ses mixes m’a clairement influencé dans la manière d’écrire mes pièces sonores. Je trouve qu’il y a une dimension très dramaturgique. Sa manière d’incorporer des samples, des voix, me font penser à des films d’horreurs ou des giallos qui sont une grosse source d’inspiration pour moi. J’ai toujours écouté ses mixes comme des pièces sonores.
Manu, tu as joué comme pour un DJ set avec des platines, vous avez laissé de la place à l’improvisation ou tout était préparé en amont ?
Manu Le Malin : Pour commencer, Régina m’a fait une lecture, puis j’ai fait une première sélection d’une vingtaine de morceaux, certains vaporeux, d’autres plus déstructurés voire extrême. On a échangé par mail pour épurer cette sélection puis on s’est retrouvé au Palais de Tokyo pour trois jours de résidence. J’arrive pas du tout dans le même esprit que quand je mixe dans une soirée. J’accompagne, je ne suis pas devant, j’ai fait attention à laisser de la place à la voix en filtrant beaucoup mes morceaux. La sélection a été définitive trois jours avant, je n’y ai plus touché. On avait fixé des repères, par contre, la manière de les jouer a été improvisée jusqu’au dernier moment.
On t’a déjà vu mixer des disques hardcore avec des sons de la collection du musée du Quai Branly, ou bien jouer avec l’orchestre symphonique de Montpellier, ou encore chanter dans un groupe de métal, Palindrome. Que t’apportent ce genre de collaborations dans ta carrière de DJ ?
Manu Le Malin : Toutes les collaborations ne m’apportent pas forcément quelque chose dans mon quotidien de DJ. Mais ça m’apporte une certaine richesse personnelle, des rencontres. Regina évolue dans un milieu que je ne connais pas, l’art contemporain. C’est que du bonus pour moi, ça me permet de sortir de ma zone de confort. Ce que j’ai fait pour cette création, c’est tout sauf dansant, mais ça reste mon univers, ma patte. Pour le set du Quai Branly, l’ouverture était un chant tibétain que j’ai repris pour mes sets hardcore, puis pour Crush For Crash. En fait tout se connecte sans que je m’en rende vraiment compte. Après, je choisis les projets. L’humain est primordial chez moi. Même si on me propose un projet qui a l’air fou, si le courant passe pas je dirai non.
Tu as encore 20 ans dans ta tête, mais tu fais partie des vieux briscards de la techno. Est-ce que tu imagines une évolution de carrière où tu lèverais le pied sur les teufs pour t’ouvrir davantage sur des projets transversaux comme celui-ci ?
Manu Le Malin : J’ai pas de vision du futur. Je profite au jour le jour, j’aime le terrain. Il y a une dizaine d’années, notamment à l’époque où j’ai composé la B.O. du film 24 mesures, j’ai cru que ça allait m’ouvrir des portes. Et forcément quand tu attends quelque chose et que ça se passe pas, tu finis par être déçu. Ça a été le cas, donc maintenant je n’attends rien, je veux pas devenir aigri, j’aime trop ce que je fais.
Toi aussi Regina tu exploites plusieurs médias artistiques, tu viens d’ailleurs de sortir un EP chez Kwaidan Records (Nouvelle Vague, La Féline, Corine, Mélanie Pain, etc), quelle place occupe la musique dans tes créations et dans ta vie ?
Regina Demina : J’ai toujours vécu avec des musiciens, la musique a toujours été mon quotidien. C’est un bon médium pour propager des émotions, c’est ce que je cherche dans mon travail même si c’est indissociable de la narration.
Dans un entretien vidéo que tu as donné sur Arte récemment, tu parles de ta mort clinique quand tu étais adolescente. La mort est très présente dans ton travail, ça te fascine ?
Regina Demina : C’est l’expérience la plus forte que j’ai vécue. C’est là comme un choc mais je me dis jamais que je vais le raconter au public. J’ai des obsessions dans mon travail, je risque de travailler toute ma vie autour de cette thématique.
Encore un pont avec l’univers torturé et sombre de Manu, vous êtes deux écorchés vifs. D’après vous, la souffrance est-elle nécessaire pour un artiste ?
Regina Demina : Je trouverais ça super nul de penser comme ça… même si c’est un peu mon cas, mais j’ai envie de penser qu’il y a des artistes qui sont bien dans leur peau, je ne pense pas qu’il faille systématiquement souffrir en créant, mais ça donne sans doute le besoin de créer par catharsis.
Manu Le Malin : Je suis pas tout à fait en accord avec ce que tu dis. Les artistes que j’écoute vont de Barbara à Korn en passant par Amy Winehouse. Je pense que si Barbara n’avait pas eu la vie qu’elle a eu, elle n’aurait jamais écrit et chanté de cette manière. Je subodore que les artistes que j’aime ont une grande part de souffrance et leur art vient de là.
Photos prises par Ayka Lux
0 commentaire