On ne vous fait pas le coup de l’artiste inclassable parce que vous l’avez entendu 20 fois ce mois-ci, alors on dira de Liesa van der Aa qu’elle remplit toutes les catégories en même temps. Si vous aimez les expérimentations électroniques et la musique contemporaine, le jazz 2.0, la funk de Prince, la folk de Matt Elliott et le rap de Missy Elliott (aucuns liens, fils uniques) et la house de Moodymann, alors vous êtes arrivés dans la bonne marmite.
Si vous voulez bien divaguer une minute. J’ai la sensation que si j’annonce que la chronique de l’album qui suit concerne un disque de hip-hop, de funk ou de R’n’B je vais me prendre une volée de seringues covidées par l’armée des e-puristes qui rôde. Ce qui me le semble plus sensé alors est de tenter d’expliquer cette théorie tout en vous laissant maîtres de votre jugement.
Vous aurez noté que je commence par un clash par pure nécessité de garder votre attention. Parce qu’il n’est pas simple de fixer son esprit à l’écoute de Easy Alice, le nouveau disque de la multi-instrumentiste belge Liesa van der Aa. Brillante, certes. Flippante (et semble-t-il prête à suivre des psychanalyses en 8 langues), aussi. Cet album, c’est bien simple : d’abord, on n’y comprend rien, puis, pas mieux, et enfin alors qu’on pense être disposé pour en décrypter les quarante-sept mille nuances de gris, il est déjà l’heure d’aller dormir.
Je précise, avant de me plonger dans un blabla qui devrait faire date, que Liesa van der Aa est le sujet de mon tout premier article pour Sourdoreille, en janvier 2013, suite à son concert au Mofo, à Mains d’Oeuvres. Ce qui peut se fêter. Mais également peut ne pas.
Liesa van Der Aa est semblable à un grand appareil digestif de musique.
On dit qu’elle s’est ouverte à autre chose que la musique classique une fois ses 18 printemps passés. Quinze ans plus tard, ses 33 ans au compteur l’ont vue débouler dans le champ de la musique bruitiste ou électronique d’Einsturzeunde Neubauten, dans celui de la folk, la funk, le jazz avec tellement de facilité que c’en est agaçant. L’approche artistique de Bowie, le mur de son de Lou Reed, le jeu de comédienne d’une Dalida. Elle a d’ailleurs repris ces trois artistes, les a carrément violentés de son violon, donné sa version de la musique. Et continue de le faire, en trombe. En 2015, dernier album en date, elle sortait Weight Of The Heart, triple-album autour de la cérémonie égyptienne de la pesée du coeur, monument folk et d’effets vocaux, pas vraiment pensé pour la danse. Pour en finir avec son CV, on complètera avec ses activités d’actrice dans une série TV très populaire en Flandre) mais aussi productrice, réalisatrice de cinéma et metteuse en scène de théâtre.
Tout ça fait un bon paquet de temps à ne pas servir l’économie de son pays, vous en conviendrez qu’il y a des claques managériales qui se perdent à prendre sa nature de saltimbanque pour une activité professionnelles, mais soit. Soit, elle a quand même pris le temps, beaucoup de temps à composer son nouvel album Easy Alice.
Alors ce disque ?
Dans ce disque, Liesa a écrit les paroles, composé la musique, chanté et joué de son violon, elle a invité Dries Laheye à la basse, Niels Broos aux synthés, Lander Gyselinck à la batterie et Elisabeth De Loore au piano. Un choix de musiciens pas vraiment anodin : l’appel de la funk. En même temps, si c’était pour composer un troisième disque reprenant globalement les paysages lunaires auxquels elle nous a habitués – mais beaux à en pleurer qu’on soit clairs – non merci, mais tentons autre chose. Le choix est clair : avec Dries Laheye et Lander Gyselinck, qui composent la section rythmique de Stuff, jeune formation belge bien barjo aux délires soniques, l’ex-one woman band fan de Prince veut la jouer funky. L’ajout de synthés et piano complètent la panoplie de la parfaite musicienne R’n’B.
Et pourtant que personne ne s’y méprenne trop longtemps. Liesa n’a pas arrêté son album à un seul exercice de style. Ou plutôt pas d’un seul. « Melody », le titre introductif du disque, bijou de groove, ne prépare que trop peu au grand chambardement qui suit. Dès le second morceau – « Inhale » – les plus accrochés risqueraient de s’y perdre. Ses musiciens la définissent même comme une « very weird Kafka woman with many problems » – ahah. Ça vous dresse le profil d’une artiste qui a voulu pousser les limites de la musique contemporaine (et de la voix)… très loin. Prenez garde Björk, Tyler the Creator, Kanye West ou James Blake.
D’abord avec son personnage, Easy Alice étant son alterego « a different me » (ajoutant un énième clin d’œil à Bowie) : Alice est une femme occupée, toujours en double-appel, winneuse, plus individualiste tu meurs et même carrément macho. La startup nation, en moto, dans un VTC, ou criant sa masculinité à l’aide, c’est elle ! Cette personne « au sommet du monde, mais qui ne le voit pas s’écrouler », comme elle le précise dans son dossier de presse.
Ça c’est pour le huitième degré. Mais quand on gratte la carrosserie du taxi jaune, on explore des thématiques actuelles, sur les rapports sociaux, la sexualité, la difficulté d’être au monde. On suit également l’artiste dans un délire sur la schyzophrénie, dans des séances d’auto-interviews – en référence à des interviews de John Cage et Wim Mertens, mais aussi de Grace Jones ou Leonard Cohen, et qui se retrouvent en transitions entre deux morceaux, deux collages.
Liesa van der Aa joue comme certains parodient. Elle casse les structures de ses morceaux comme se le permettait une Nina Simone, plusieurs décennies plus tôt. Pour pousser la comparaison plus loin, l’idée de voir Liesa avec cette nouvelle formation live, et de tester jusqu’où ses musiciens peuvent la suivre, devrait être passionnante. Et comme dans le jeu, il y a aussi du rire, on sourit souvent dans Easy Alice : lors des discussions très cinématographiques, où certains ont pu y voir les flows des Puppetmastaz (et pour le côté mini-théâtre) et Missy Elliott ; mais aussi dans ce jazz électronique lo-fi, décontracté, où l’on peut entrevoir la totale nonchalance d’un Moodymann, maître de la house murmurée de Detroit.
Non, je n’irai pas dans le piège ultime de la chronique titre-par-titre de disque tant il est dense, qu’il propose des écarts d’émotions, des variété de mouvements et qu’il nous ramène sans cesse à l’objectif de la voir en concert (la fantastique batterie de Lander Gyselinck donne cette envie). Easy Alice est un opéra délirant, un disque en plan séquence où l’on fait des allers et retours entre la scène et la loge, entre le passé et le futur, entre Alice et Liesa.
Bonnes 87 écoutes.
Crédits photo : Liesa Van Der Aa, par David Williamson
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