La plupart des lieux de fête sont fermés sans qu’une réouverture se profile. Pour les noctambules les plus investis, la pratique festive participait à maintenir un équilibre de vie dont il est difficile de se priver. À l’heure où celles et ceux qui sortent faire la fête sont criminalisés, à Lieuron comme ailleurs, nous avons recueilli des témoignages de ces fêtard·e·s sans fête, ainsi que de sociologues s’étant penchés sur la question.
Ce qui devait être une mesure d’urgence dure depuis le 15 mars 2020. Festivals, boîtes de nuit, salles de concerts, la plupart des lieux de fête ont fermé il y a huit mois, confinant l’échappatoire de nombreuses personnes derrière un rideau de fer. Seules les chutes de neige retiennent Paul, 36 ans, de se rendre à des soirées clandestines. « S’il ne fait pas trop mauvais, j’y vais. Je ne peux pas vivre sans car je me suis construit autour de la techno. Ma vie n’aurait aucun sens en l’absence de cet apport culturel et social », regrette ce rédacteur de guide de voyage. Parmi les 7,5 millions de Français qui se sont rendus dans un festival en 2019 (selon l’étude annuelle de Tous les festivals publiée fin 2019), certains vivent la fête comme une activité essentielle.
Pour les noctambules les plus investis, aller en concert, danser en rave ou en club faisait partie des impondérables du week-end, voire de la semaine. Si quelques rassemblements privés sont à nouveau autorisés, le Covid-19 circule très rapidement et les vaccins ne seront pas distribués au grand public avant juin 2021, selon l’Élysée. Les clubs et les salles de concert ne sont pas près de rouvrir, au grand dam des acteurs du milieu et des fêtards.
La fermeture des lieux de fête menace d’engloutir une partie entière de la vie de Paul. Il réalisait la nuit l’essentiel de ses loisirs et de son activité associative. L’auteur donnait régulièrement de son temps à Médecin du monde pour de la prévention et réduction des risques en milieu festif. Chaque année, il s’investit dans l’organisation d’une petite free party réunissant une centaine de personnes. Perdue dans le Massif central, cette fête sert de clef de voûte à ses relations amicales : « J’ai rencontré mes amis d’aujourd’hui il y a 10 ans, lors de cette teuf dans les Cévennes. C’est devenu notre rendez-vous annuel », confie ce fêtard qui respecte religieusement cette tradition estivale. La prochaine édition aura lieu, quitte à s’affranchir des règles, laisse-t-il entendre. « Pour certaines personnes, l’église c’est le club », expliquait le DJ Teki Latex, le 7 décembre 2020 sur France Culture. Paul fait partie des fidèles, depuis maintenant 21 ans.
En octobre, l’auteur a trouvé une parade pour continuer à sortir en toute légalité. Il s’est installé temporairement à Berlin où certains événements étaient encore autorisés jusqu’en décembre. De retour en France pour la fin d’année, il n’envisage à aucun moment de rompre avec la fête. Il reste à l’affût des flyers de raves parties diffusés sur Telegram. Comme lui, quelques danseurs inarrêtables décident de frauder, malgré le risque sanitaire et des sanctions de plus en plus fermes. Des soirées illégales se tiennent chaque weekend : « Une partie de la population considère la fête comme une activité essentielle. Interdire les fêtes empêche la mise en place d’actions de santé adaptées pour prévenir les contaminations », alerte l’association Techno+ dans un communiqué au sujet de la free party polémique du 31 décembre 2020, qui a rassemblé 2000 personnes à Lieuron, en Ille-et-Vilaine.
Aller danser, un essentiel
Pourquoi continuer à se rendre dans des lieux de fête, au risque de recevoir une amende et de transmettre le virus ? Chez certaines personnes, aller danser est une habitude profondément ancrée, qui participe à maintenir un équilibre. Cela permet de se couper de la régularité imposée par la semaine de travail. Samuel* est interne. À l’hôpital, il croise régulièrement des malades du Covid. Sa dangerosité lui saute aux yeux, pourtant il n’a pas arrêté de sortir. Pour lui la fête n’est pas un extra : « J’en ai véritablement besoin, pour me défouler et décompresser ». Samuel refuse de se passer de cet exutoire, quitte à se fâcher avec ses proches. Des médecins qui, pour la plupart, condamnent fermement cet écart.
« La fête permet de ressentir du plaisir, de la joie, de la satisfaction, et de se divertir », énumère le sociologue de l’université de Westminster Adam Eldrige. La crise sanitaire bouleverse les sources de satisfaction. Pour les noctambules les plus endurcis, la pratique festive a pris le dessus sur les autres formes de loisir. Difficile donc de s’en priver.
En s’agitant frénétiquement, les danseurs quittent le contexte ordinaire et son lot de désagréments, sa pesanteur. Ils s’extraient de l’espace-temps organisé et planifié du quotidien, associé aux corvées répétitives et ennuyeuses. En cela, la danse est un phénomène de décontextualisation : « Les danseurs s’autorisent à être ailleurs, dans le temps extraordinaire, mais nécessaire de la fête », résume Julia Beauquel, auteure de l’ouvrage Danser, une philosophie paru en 2018 aux éditions Carnets nord. Cette valse élimine temporairement les regrets et les anticipations anxieuses de l’avenir. À chaque pas, l’activité mentale excessive s’amenuise, raconte-t-elle. La fête est une libération par le corps : « Danser pour ne plus penser, ruminer, ressasser les idées sombres ».
Pour Tom, 21 ans, l’absence de lieu de fête ne provoque pas simplement de la frustration : « Je ressens un vrai manque. Cette sensation qui me prend au ventre quand je rentre dans la fosse, ces frissons. Puis les heures que je passe dans le son à taper du pied. Ne penser à rien ou prendre du recul sur ma vie. Pour moi, c’est thérapeutique. Je ressors du club purifié. C’est comme de la méditation en plus intense. Ça me canalisait », confie le Bruxellois en première année d’architecture du paysage.
Danser est une pratique bénéfique pour notre mental. Des chercheurs de l’université de Londres ont demandé à des patients de choisir entre un cours de danse, de mathématiques, de musique ou de fitness. Après trois mois d’efforts, les scientifiques ont mesuré le niveau d’anxiété des participants. Il était plus faible chez les danseurs. De nombreuses études montrent que cet exercice permet d’améliorer la conscience de soi. À tel point que de plus en plus de thérapeutes utilisent la danse pour soigner certains patients.
“Dépassé par des pensées négatives”
Pour les fêtards interrogés, les sorties festives sont de véritables séances de cardio : « Ça se voit à la sueur sur nos fronts » lance Tom. Course à pied, randonnées urbaines, yoga, respiration… Le jeune homme a tout essayé pour compenser. Rien n’y fait : « Il m’arrive quand même de me sentir dépassé par des pensées négatives », soupire l’étudiant. Parfois, il emprunte les clefs de la Ford B-Max jaune sable de sa mère et se met à rouler pour se rendre nulle part. Le son à fond pour vibrer, comme en festival.
Avec les soirées à l’arrêt, c’est aussi tout un champ social qui s’efface, particulièrement central chez certaines personnes. « La fête est un apprentissage de l’autre et de la culture. C’est important pour construire des communautés, renforcer des liens, générer une conscience collective. », souligne le chercheur britannique Adam Eldrige. Pour Lucas, un Alsacien de 21 ans, c’est l’apport principal des soirées qu’il fréquentait : « Je suis sûr de trouver une équipe de 6, 20, 50 personnes à Strasbourg. Parfois, tout le club se connaît et se connecte. Cette synergie, c’est un moment unique dans une communauté. J’y vais pour ça et pour voir l’artiste s’exprimer », clame le passionné, qui a fait de la fête son métier.
Technicien dans l’audiovisuel, photographe et organisateur de soirée, cet indépendant a perdu une grande partie de son activité avec la crise sanitaire. « Je voyais plus le patron du club que mes parents », ricane le jeune homme, nostalgique. Pour continuer à travailler quand l’occasion se présente, Lucas doit brandir un test Covid-19 négatif à ses employeurs. Il évite donc de mettre les pieds dans des soirées trop à risques, mais participe à quelques petits rassemblements, souvent en appartement. La fermeture des salles de concerts a créé un vide impossible à combler : « Les lieux de fête alternatifs sont des concepts à part entière et génèrent une énergie propre, inimitable » souffle le jeune homme.
La fête est un apprentissage individuel et collectif. C’est un moment d’observation de l’autre et de confrontation avec les différences. « La pratique festive participe à construire l’identité de l’individu, surtout chez les jeunes », résume le psychologue des interactions sociales Edmond Marc. Ceux qui se définissent comme des fêtards ont la sensation de perdre « une partie d’eux, de leur vie », ce qui est déstabilisant surtout chez les jeunes, reconnaît le chercheur.
La fête, brusquement devenue polémique
Autorisés en dehors des confinements et des périodes de couvre-feu, les rassemblements festifs sont brusquement passés de consensuels à polémiques. « En ce moment, tout ce qui ne relève pas du travail est repoussé dans les marges de notre quotidien, car perçu comme non essentiel. Ainsi les gens qui cherchent à se rassembler se retrouvent dans une situation plus ou moins clandestine », analyse l’anthropologue de la fête Emmanuelle Lallement. Pour elle, le phénomène touche à tout ce qui est de l’ordre de la relation sociale : « Avec le virus, la convivialité se retrouve marginalisée » lâche l’universitaire.
Devant la gravité de l’épidémie, pouvoirs publics et médias martèlent que les contacts sociaux doivent se limiter au strict nécessaire. Pour se protéger du virus. Pour éviter que le nombre de personnes en réanimation augmente. Ces messages, nécessaires face à l’urgence sanitaire, nous renvoient cependant en permanence à notre responsabilité individuelle face à la propagation de l’épidémie, explique la chercheuse à Paris 8 : « Un regard social s’instaure sur les rassemblements et la fête. Nous sommes tous sommés de nous positionner. On est donc amené à produire un jugement, négatif ou positif, sur ce qu’il est responsable de faire ou non. » Pour éviter ce rappel à l’ordre, certains fêtards se brident sur ce qu’ils racontent à leur entourage.
Avant le reconfinement du 29 octobre 2020, Lucie*, 24 ans, sortait régulièrement, tout en respectant scrupuleusement la loi. Hors de question pour l’étudiante en journalisme d’aller à des évènements illégaux ou de briser le couvre-feu. Lors d’une soirée fin septembre, Lucie poste une photo d’elle et de ses amis, en train de s’amuser en extérieur. Le tout est tout à fait en accord avec les recommandations sanitaires de l’époque. Pourtant, le lendemain, elle reçoit de nombreuses remarques de la part d’autres étudiants. « Je me suis sentie obligée d’embellir la réalité. J’ai minimisé le nombre de personnes et parlé uniquement des moments où on était assis à table », chuchote la jeune journaliste.
« Une pouilleuse, pleine de Covid-19 »
Depuis, elle cache à ses collègues et ses camarades qu’elle a maintenu une activité festive. Lucie fait attention à qui elle raconte ses soirées, par crainte qu’on la considère comme un danger. « J’ai peur que l’on m’évite, que les gens pensent que je suis une pouilleuse, pleine de Covid-19 parce que je suis sortie », crache-t-elle, résignée. Ceux qui continuent à sortir mettent en place des stratégies pour éviter la condamnation sociale et ne pas recevoir de remarques. En période de déconfinement, Lucie évite désormais de filmer ses nuits, même lorsque toutes les recommandations sont respectées. « J’ai l’impression de vivre dans le secret, alors que je ne fais rien d’interdit », regrette-t-elle.
« Cette forme de honte est due au fait que pour lutter contre le Covid-19, les gouvernements insistent sur la notion de citoyenneté ‘responsable’. S’ils sont efficaces, ces discours réveillent aussi des idées reçues sur ceux qui ont beaucoup d’interactions, comme les fêtards ou les jeunes. Ils seraient hédonistes et irresponsables », décrit le sociologue Adam Eldrige. Des commentateurs pointent régulièrement du doigt les jeunes en les accusant de ne pas penser à leurs aînés.
Le sociologue y voit une forme de « panique morale » (Stanley Cohen, Folk devils and moral panics, 1972), un phénomène sociologique qui survient lors d’une situation critique. Il arrive qu’un groupe de personnes soit désigné de manière disproportionnée comme une menace pour les valeurs et les intérêts d’une société. Si les jeunes adultes (de 20 à 30 ans) transmettent plus le virus, ce n’est pas forcément par insouciance. Ils rencontrent plus de personnes que les autres catégories d’âges. Ainsi à efforts égaux, le « jeune » aurait toujours plus d’opportunités de transmission du Covid-19, même s’il applique strictement les consignes.
Parfois, des disputes éclatent à ce sujet, au sein de l’entourage familial. Lorsque les parents de Juliette*, 23 ans, étudiante en sciences politiques à Paris ont appris qu’elle continuait à faire la fête durant l’été 2020, le ton monte : « Mon père a fait une crise. Il s’est énervé », se désole la jeune femme. Juliette tente d’expliquer qu’elle se rend à des évènements autorisés par la préfecture de Paris, et qu’elle respecte strictement les règles. Rien n’y fait. Ses parents l’accusent d’être égoïste, et d’empirer la situation sanitaire. « Avant l’épidémie, je racontais mes soirées de musique électronique en détail à mes parents. Ils étaient contents de me voir m’amuser. Depuis la dispute, je ne leur dis plus rien à ce sujet. Ils refusent quand même de me laisser manger avec eux ou de les voir sans masque », regrette l’étudiante. Elle comprend la position de ses parents, tout en s’indignant à propos de ce qu’elle perçoit comme un « climat général de culpabilisation et de stigmatisation des jeunes ».
Le sentiment d’être tiraillé
Pour le sociologue Christophe Moreau, les fêtards subissent des injonctions contradictoires : « Les gens et plus particulièrement les jeunes doivent choisir entre appliquer la norme sanitaire, donc ne pas se regrouper, ou répondre à leurs besoins sociaux. C’est-à-dire… se regrouper. Les deux options sont légitimes à leurs yeux. Les fêtards ont le sentiment d’être tiraillés », déplore ce spécialiste de la fête, devenu chercheur à Rennes 2 en analysant les raves des années 90 – 2000. Il regrette qu’aucune leçon n’ait été tirée de cette période. Pour lui, dans les moments où le virus circule moins, il faut accompagner la fête plutôt que de l’interdire, au risque de favoriser des soirées clandestines sans aucun geste barrière.
Malgré les nombreux appels à l’aide du milieu de la nuit, il faudra encore attendre des mois avant la réouverture des lieux de fête. Les premiers vaccins, distribués le 27 décembre 2020 en Europe, protègent des formes graves, mais on ne sait pas pendant combien de temps. Le virus pourrait circuler encore longtemps et les clubs et les festivals sont des endroits de contamination avérés. Si cette période perdure, il est possible qu’elle ancre de nouvelles habitudes et qu’elle change nos pratiques.
Et si ne pas se rassembler, ne pas danser s’imposait comme une norme, à la longue ? Pour la philosophe Julia Beauquel, les sensations liées à la fête sont puissantes et tenaces. Elle veut croire en un retour du brassage des fosses de concert : « Nul ne peut prédire l’avenir, mais nous espérons tous un retour à la ‘normale’ ; une situation où nous n’aurons plus à être dans un rapport aseptisé de distance, de crainte et de froideur », répond la chercheuse, impatiente du retour des évènements culturels et collectifs, tels que les concerts.
« Dansons, dansons, sinon nous sommes perdus »
Dans Danser, une philosophie, l’auteure Julia Beauquel décortique les apports de la danse. Elle relève d’abord une forme d’union avec l’environnement sonore. Les gestes répondent à la rythmique, le corps des danseurs se laisse « guider, traverser, porter », liste la chercheuse. Même si ces mouvements sont individuels, c’est aussi l’effet de foule que recherchent ceux qui fréquentent les dancefloors. Cette chorégraphie que répètent les fêtards alignés dans la fosse d’un concert est un moment de jonction à l’autre. Faire corps avec la masse, dans un mouvement désynchronisé, mais collectif permet de se retrouver. « Dansons, dansons, sinon nous sommes perdus », synthétise l’auteure, en reprenant la formule de la danseuse et chorégraphe allemande Pina Bausch.
*les prénoms suivis d’un astérisque ont été modifiés à la demande des interviewés
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