Que la nuit est belle quand on est éveillé·e·s. Comme la fête est importante dans nos vies. Qu’il est difficile de la raconter sans tomber dans les superlatifs, renvoyant les milliards de sourires et d’étreintes à de simples délires débiles, extrêmes ou dégradants. Un magazine a pourtant trouvé la parade. Il s’appelle Heeboo et laisse le peuple de la nuit s’exprimer, s’aimer et se libérer.
Parlons fête OK mais parlons médias, tout d’abord. Sujet de prédilection dans nos lignes, l’état du journalisme actuel passionne une petite partie de nos contemporains. Et l’autre, si elle s’en fout – à raison probablement -, adore le haïr dès que l’occasion se présente. Pour cause, il est à la fois l’un des secteurs les plus détestés des Français et l’un de ceux dans lesquels ses employés sont les plus malheureux. On ne vous apprend rien.
L’a-t-il cherché ? S’il est souvent considéré comme ce sous-métier vendu aux publicitaires et aux magnats qui dînent à l’Elysée, cette pantouflage party pour cinquantenaires bedonnants de la presse quotidienne régionale, toujours à l’heure du buffet du maire (en même temps, les Blini’s sont préchauffés !), l’a-t-il cherché ? Si l’on prend pour exemple cette presse féminine toujours plus réac, chic et cliché, ou encore ce pureplayer tenu par des mecs trentenaires blonds aux yeux bleus pseudos progressistes (quand il faut couper l’eau du robinet mais moins quand on peut humilier ses collègues de l’autre sexe) et ringardisant Canal+, peut-on se dire qu’on a touché le fond ?
Réponse : non. Toujours pas. On trouve dans les broussailles des joyaux d’honnêteté. Si si, ça existe. Vous les reconnaissez, ce sont ces médias indépendants qui crèvent la dalle et lèchent les restes sur Teepee ou autres dons, s’époumonant à parler des quartiers, des minorités, des laissés pour compte. Et oui, il existe des initiatives fantasques. C’est peut-être pourquoi le sujet continue de passionner. Parce que c’est un métier formidable ? Parce qu’on aime se faire des histoires ? Qu’on collectionne les images d’Épinal ? Qu’on s’ennuie royalement ? Trouvez la réponse vous-même.
Je crois qu’il y a quelque chose dans cette quête qui tient de la chasse au trésor. Débusquer un média musical singulier fait notamment partie des petits plaisirs dans lesquels je me répands goulument. Je me promène donc virtuellement à la recherche des bizarreries d’un univers qu’on dira culturel les jours à moitié pleins, ou de divertissement les jours à moitié vides. Dans le temple du cool guidé par les motion designers et les digital marketing managers, je surfe (OK Boomer) avec confort, de vidéos sous-titrées en montages jump-cut, en oubliant bien souvent le but initial de ma venue.
Et puis là paf!
Le site de Heeboo
Et puis là paf, donc. Au détour d’une conversation : une apparition, une réaction, une sortie de corps. Je déroule semaines après semaines les fils d’un média nommé Heeboo, traitant de la fête, de la nuit, de la techno, des corps qui dansent et qui s’aiment. Pas question de vous saouler avec des délires de labels, de sous genres, de références, ici on y parle d’amour, de respect, de sexualité, de moments de vie suspendus, de politique quelque fois, malgré soi. Attendez, ne partez pas ! Vous avez déjà en tête d’énièmes journalistes qui s’écoutent parler ? Non, non, non. Bien mieux que ça, chez Heeboo, ce sont surtout les gens, les danseurs·ses, les noctambules qui s’épanchent. Appuyé sur une marque de VTC, dont Adeline Journet est rédactrice en chef contenu, le magazine éclate, jouit, s’évertue à faire parler celles et ceux qu’on entend peu, ou en tout cas pas aussi librement.
Ainsi il existe un monde enfoui. Où des médias parlent de musiques instrumentales, chroniquent avec précision la musique mainstream, proposent des points de vue quitte à se prendre des poires, enquêtent profondément, et même un donc qui nous permette de revoir nos jugements sur les oiseaux de nuit.
C’est l’histoire de Heeboo, raconté par sa rédactrice en chef.
« Le monde de la nuit peut être sombre, dur et dangereux, mais il est aussi amour, lumière et libération »
Interview : Adeline Journet
Peux-tu présenter la/les personne/s à l’origine de Heeboo ?
Il va être compliqué de toutes les présenter, mais on va dire qu’on était environ sept au commencement des discussions. Parmi ces personnes, on pourra citer Victoria, qui s’occupait des partenariats night chez Heetch, ou encore Alfred, Thibault, Killian, puis ensuite Aubry (c’est un dj très très connu désormais, wink wink). C’était en 2015/2016, on était tous salariés chez Heetch, les patrons voulaient que je prenne le lead sur la création d’un média sur le monde de la nuit. À l’époque, Heetch était une marque à l’ADN très nuit. On a tous commencé ensemble, puis j’ai pris la chose en main seule un peu plus tard. Depuis j’ai eu plusieurs stagiaires, dont la fabuleuse Emmanuelle qui œuvre désormais à La Machine du Moulin Rouge, et mon coéquipier actuel, Axel, stagiaire chic et choc.
Comment fonctionne Heeboo au quotidien ?
Je dirais : comme n’importe quel autre média ? Si on omet de mentionner qu’on est que deux sur le projet, haha ! On bosse avec des photographes réguliers, et parfois des pigistes, mais ça reste rare. On a des articles qui reviennent toutes les semaines, comme le Derrière Le Deck (interviews de djs et artistes ayant joué le weekend passé) du mardi ou encore le Dégif (interviews de teufeurs/danseurs, sur les meilleures soirées du weekend passé) du mercredi. Pour le reste on a un planning, on se fait des points, puis on lance pas mal de choses au feeling, quand l’idée, le temps ou l’envie nous vient. Je suis aussi rédactrice en chef contenu chez Heetch, du coup je bosse sur d’autres projets en parallèle. On se doit donc d’êtres très organisés et flexibles disons.
De quelle envie est né Heeboo ? D’un manque sur le paysage des médias de « fête » ?
D’une envie de raconter la nuit, et de le faire pas forcément mieux, mais comme personne encore ne le faisait. Le monde de la nuit pâtit d’une sacrée sale réputation, il est perçu par l’opinion publique comme très sombre, comme quelque chose de marginal, de forcément connoté négativement. On se rappelle tous des remarques et recommandations parentales de quand on était plus jeunes : « fais attention », « rentre pas trop tard », « oh la la tu sors encore ?! », « c’est vraiment de la musique de fou », comme si sortir en club, faire la fête, était quelque chose de négatif, et perçu seulement comme un rite de passage un peu pénible et angoissant à supporter pour nos parents. Sortir serait juste un truc de jeunes qui veulent s’éclater la tête ? Oui, en partie, mais pas que, et pas toujours comme on l’imagine, et c’est sûr ça qu’on a décidé de mettre des mots.
Le monde de la nuit peut être sombre, dur et dangereux, mais il est aussi amour, lumière et libération. Au regard de n’importe quel être humain, il a sa part d’ombre et sa part de lumière. Il a vu naître et fait émerger des communautés, ces communautés ont fait avancer les mœurs, s’ouvrir les mentalités – et là je parle tout particulièrement de la communauté queer – et c’est souvent là, dans ce monde, à l’ombre de ceux qui vivent le jour, que se sont tramées les plus belles révolutions. Cet acte de fête, on veut le raconter de la manière la plus authentique possible, et parfois ça peut choquer.
La fête, plus qu’un business, plus qu’un hobby, est, au même titre que certains passent dix heures à la salle chaque semaine, une nécessité quasi vitale pour d’autres – l’un n’empêchant pas l’autre. La fête est une bulle d’air frais pour une génération sacrifiée. On vit une époque quand même super tendue où l’on s’est fait confisquer pas mal de nos rêves. Quand j’étais plus jeune on nous rabâchait qu’on n’aurait jamais de retraite, qu’on devait absolument choisir des études à débouchés ; on avait tous qu’une idée en tête, que c’était vraiment la merde et qu’on savait pas bien à quelle sauce on allait être dévorés par le système. Aujourd’hui, on vit dans un monde où l’on continue de consommer à l’excès, tout en gardant dans un coin de sa tête que la fin du monde est pour bientôt. On est une génération de culpabilisés. Coupable d’exister : on fait moins bien que nos aînés, on n’est pas à la hauteur de ce que le présent représente, on fait pas assez pour ceux qui arrivent. Cette pression sur les épaules de notre génération, ça donne des dancefloors remplis à ras bord. Alors oui, au même titre que les jeunes posaient des systèmes son dans la campagne dans les années 1990, pour se retrouver et s’envoyer en l’air sur de la musique pétée, on est en 2020 et le monde de la fête n’a jamais été aussi dense, aussi riche et aussi novateur. C’est pas juste une question de musique, c’est une question qui englobe tous les sujets, c’est générationnel, sociétal et vital.
Dans Heeboo, vous avez une façon bien à vous de vous exprimer, justement en faisant s’exprimer les autres : djs, noctambules, orgas… Pourquoi ce parti pris ?
Je suis passée par quelque rédactions avant d’arriver ici. Et entre ceux qui s’improvisent journalistes et racontent n’importe quoi sur Internet, et ceux qui ne donnent la parole qu’aux « puissants », j’ai été pas mal dégoûtée du milieu. Le journalisme français est très formaté, il fonctionne au relationnel et aborde souvent les sujets qui l’arrangent, de la manière qui l’arrange. Les médias prennent souvent de haut les sujets mêmes qui nourrissent leur réflexion, on parle d’impartialité, de liberté de la presse, mais y’a comme un fossé entre ceux qui parlent et ceux dont on parle. Chez Heeboo, on n’a pas forcément la prétention de dire qu’on fait ce qu’on peut appeler du « grand journalisme d’investigation », mais on a décidé de faire les choses autrement, de ne rien taire, et de l’ouvrir, ou tout du moins de faire en sorte que les gens se sentent assez à l’aise chez nous pour l’ouvrir. Ne pas se taire, c’est faire en sorte que Juan, 21 ans, puisse lire autre part que sur une affichette déchirée d’une porte de chiottes, qu’on ne mélange pas le GHB et l’alcool. Ne rien taire et parler des choses simplement, c’est faire en sorte que les gens puissent être plus à l’aise avec leur corps, avec leur sexualité. Fermer sa gueule sur des sujets, parce que c’est « tabou », c’est juste le plus grand danger actuel de notre société.
Il y a un gros travail autour de la photo dans vos billets. Les reportages des soirées manquent-elle de belles photos chez les autres, selon vous ?
Le monde de la nuit est un terrain de jeu d’une beauté inouïe et trop peu montrée. Je trouvais dommage qu’il soit si peu documenté. Je me souviens de mes premières soirées queer, et des photos qui sortaient quelques jours après. C’était en 2010, ou 2011 peut-être ? Des photographes comme Johanna Depute, Chill Okubo, Yann Morrison, ou Jacob Khrist œuvraient à l’époque. On se redécouvrait, ou on se découvrait tout court, on s’attendait au détour d’un clic, on riait, on se remémorait. En bref, il restait quelque chose du moment, de l’euphorie. Une soirée c’est comme un spectacle, comme un concert, une performance où tout le monde participe à l’œuvre, c’est comme un vaste tableau dont émane une vaste beauté ; il était logique pour moi de documenter ça sur Heeboo. On travaille avec des artistes incroyables comme Victor Maître, ou encore Rainer Torrado et Otto Zinsou. Parfois, quand je reçois les photos, je suis comme un enfant qui ouvre un cadeau, et j’ai souvent, si ce n’est à chaque fois, la chair de poule devant certains clichés. Parfois je crie de surprise, certaines photos peuvent être parfois, comment dire… un peu, olé olé ? (haha)
Votre travail est notamment celui des titres foutraques, drôles ou trash. Vous êtes constamment à la recherche de la petite phrase qui fait mouche ?
Totalement, et on l’assume. On se fait parfois taxer de média putaclic sur les réseaux, pour le choix du titre, le choix de la photo qui étonne… Mais je doute fortement que ces quelques trolls qui crachent et crient au meurtre du journalisme, aient jamais ouvert un numéro des Cahiers du Cinéma ou de Télérama… Et plutôt que « trash » je parlerais d’authenticité et de libre expression. Ce sont de vrais gens qui parlent, et on les cite. Entre un « En plein milieu d’une discussion très profonde j’ai lancé un “tu crois qu’on a le droit de s’asseoir ici, même si on suce personne ?” », un « À un moment je suis tombée, des gens sont venus m’aider, je leur ai juste dit : « ça va tranquille, en vrai je suis bien par terre, merci », et je suis restée 5 minutes à danser sur le sol » et un « Il était 2 h 36, j’étais trempé de sueur, je baignais dans l’alcool et je nageais dans le bonheur » on tombe sur un « On fait la fête pour être ensemble, pour célébrer l’art qu’est la musique mais aussi pour renforcer l’idée que le bonheur se vit dans l’instant ». On veut informer mais aussi raconter simplement, que les gens qui lisent se sentent pas pris de haut, on veut faire rêver, sortir de la réalité dans laquelle les médias s’ancrent habituellement, et on veut faire marrer aussi. C’est bien de se marrer, c’est nécessaire face à la noirceur actuelle ; « détente, c’est que d’la fête ».
Vous mettez en avant la fête libre, inclusive et sécurisante. Y a-t-il encore beaucoup de boulot dans les fêtes techno et autres ?
Beaucoup de boulot oui, mais on est sur la bonne lancée. Quand j’ai commencé à vraiment sortir dans les années 2010, les gens se mélangeaient pas trop, j’pense qu’il y avait de la peur là-dedans. Peur du jugement, peur de pas pouvoir être soi-même. Aujourd’hui, les soirées les plus intéressantes sont ces fêtes libres, très queer, très mixtes. On y sensibilise, on y fait de la prévention, les gens y ont comme « appris » à faire la fête, la bienveillance y est devenue… plus automatique disons. S’il y a quinze ans une meuf se prenait une main aux fesses sans rien dire dans un club, aujourd’hui, elle a « le droit » de réagir, de « dire », de « dénoncer » et de mettre le mec face à sa propre connerie. Pareil pour les djs femmes, qui prennent de plus en plus d’espace, et se sentent de plus en plus légitimes à le faire. La fête va mieux, mais oui, il reste des milliers de choses à régler, à commencer par les clubs qui veulent juste faire du business, certaines équipes de sécurité qui font plus peur qu’autre chose, les orgas qui paient pas les artistes, ceux qui essaient d’être à la mode mais n’ont rien à foutre de leur communauté ou encore ceux qui incitent à la consommation de stupéfiants mais ne font aucune prévention, ceux qui se tirent dans les pattes et mettent leurs clubbeurs en danger, etc. La liste est encore longue, et c’est ça qui pourrit le milieu, c’est d’ailleurs ça qui le brisera de l’intérieur un jour, si on ne se bouge pas. Puis il y a le problème des autorités qui ferment les lieux de fête, les autorités qui usent de violence pour arrêter des fêtes, les autorités qui jouent le jeu de l’immobilier véreux… Il y a le problème du fossé entre les autorités et ceux qui font la fête. Et ce problème là on peut le régler demain, comme il peut tout faire basculer d’un coup. Mais continuons de fêter, malgré les problèmes, continuons d’être bruyants, y’a rien de pire que le silence.
Avez-vous un modèle économique, ou l’envie d’en avoir un ?
Pas pour le moment. Du coup, même si on a une marque derrière, on est en budget limité. On fait avec les moyens du bord et pour l’instant ça tient. On verra pour la suite.
Quelles sont les thématiques qui vous tiennent à cœur dans vos interviews ou vos sujets d’humeurs Culture Club ?
L’idée que la fête est Culture, Histoire et Arts. On aime bien demander à certains artistes club comment eux faisaient la fête plus jeunes, savoir quel était ou quel est encore leur militantisme dans la nuit. On évite de lancer ces gens là sur des thèmes sur lesquels il sont lancés H24, on évite de poser des questions auxquelles ils ont déjà répondu 20 fois. J’aime bien connaître réellement les gens qui investissent notre espace virtuel derrière la musique, derrière la légende, derrière la rumeur, derrière la première apparence. De ceux qui font la fête, j’aime connaître leurs petites anecdotes, leurs histoires cocasses, c’est parfois tellement drôle, c’est clairement mes plus beaux moments de la journée. Sans ceux qui font la fête, il n’y aurait aucune belle fête, ce sont eux aussi et surtout qui rendent le moment unique et précieux, leur danse, l’émulsion, la sueur, les sourires, les baisers, tout ça quoi.
Comment aimeriez-vous qu’on parle de Heeboo dans votre dos ?
J’aimerais qu’on fasse peur. Me demandez pas pourquoi, j’ai toujours trouvé que la peur était un sentiment super sain, moteur de changement, aube de révolutions.
Un morceau pour la before, un morceau pour le peak time, un autre pour l’after ?
Pour le before :
Peak time :
Pour l’after :
Mais on aime pas mettre les choses en cage du coup tu peux inverser l’ordre des tracks et des moments de journée comme bon te semble !
Crédits photo en une : Otto Zinsou – QUEER STATION – 5 – janv 19
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