Avec son album “An Overview On Phenomenal Nature”, Cassandra Jenkins a trouvé sa place dans la scène indépendante américaine. Encore méconnue sur le vieux continent, elle entame une tournée européenne pour faire entendre ses sonorités folk-ambiantes teintées de slam. Nous sommes allés l’interroger lors de son passage à Paris au Pitchfork Avant-garde.
Ô pauvre Cassandre, condamnée à prédire l’avenir sans jamais être prise au sérieux. Pourtant, personne ne peut être sûr de la tournure que prendront les événements, tout peut toujours basculer. C’est ce sentiment de surprise qu’exprime son homonyme, Cassandra Jenkins, quand on lui pose la question de la reprise des concerts. « Il y a un an, si on m’avait dit : » bientôt tu joueras à guichets fermés à Bruxelles, à Paris et à Londres », j’aurais répondu : « vous êtes fou, vous vous trompez de personne ».
Pourtant la chanteuse est bien là, sur la scène du Café de la danse, habillée d’un corsage noir brodé de toiles d’araignées et d’une jupe ample et immaculée. Encore une prophétie qu’il aurait fallu prendre au sérieux. Mais Cassandra est une habituée des coups de théâtre. En août 2019, juste avant le début de la tournée de Purple Mountains dont elle est censée faire partie, elle apprend le suicide de David Berman, le leader du groupe. Une tragédie elle aussi prophétisé par le dernier album du chanteur, rempli de paroles sombres et défaitistes. Personne ne pouvait ou ne voulait prendre ces paroles au sérieux. Personne ne pouvait imaginer un monde sans David Berman.
Pour faire face à cette tragique vérité, Cassandra s’est rendue en Norvège en solitaire pour trouver des réponses. À défaut d’une rédemption, elle y a puisé le courage d’écrire son album An Overview On Phenomenal Nature, une œuvre poétique mélangeant folk et ambiant. Produit par Josh Kaufman (collaborateur d’Hold Steady et The National) l’album est sorti en début d’année 2021, en plein confinement. C’est donc avec une joie immense que Cassandra s’est embarquée dans sa toute première tournée européenne en solo.
Comment se passe cette tournée européenne ?
J’adore rencontrer des gens et découvrir de nouveaux lieux. Les trajets sont magnifiques, les salles dans lesquelles je joue aussi. En amont de mes concerts, je me plais à imaginer les pièces, les espaces que je vais habiter. Bien souvent je n’ai aucune idée de ce qui m’attend, mais bizarrement j’avais une image mentale très proche de la réalité en ce qui concerne Le Café de la danse. C’est assez rare. C’était comme vivre un rêve de jouer au Pitchfork Music Festival à Paris. Je pense que les Européens apprécient que des artistes américains viennent jouer dans leur pays, car il y en a très peu en ce moment. Beaucoup de gens sont venus me voir directement après le concert juste pour me dire « merci d’être là ».
Être ici, c’est extraordinaire, je découvre des endroits que je ne connaissais pas. J’ai vécu ici il y a 17 ans, je faisais des études de photographie dans une école internationale, revenir ici est donc une belle expérience.
Vous allez terminer cette tournée européenne en Norvège, là où tout a commencé pour votre album, là où vous avez débuté un long processus d’introspection, appréhendez-vous ce retour ?
Je n’appréhende pas d’y retourner, car c’est l’endroit qui m’a aidé à guérir.
C’est à New York que les choses difficiles se sont passées, c’est ce que je fuyais en allant en Norvège. C’est là où j’ai commencé à tout rationaliser, c’était comme un sanctuaire pour moi. Il y a un endroit spécifique, une île sur laquelle je retourne. Après ma tournée, je vais retrouver des amis là-bas pour quelques jours, je vais retrouver cet endroit pour la première fois depuis trois ans. Beaucoup de choses se sont passées depuis, j’ai écrit un album qui a littéralement changé ma vie. La pochette de An Overview on Phenomenal Nature est une photo prise par ces amis-là. Ils ont une maison en bord de mer. Peut-être nous irons plonger dans l’océan, ils disent que c’est la meilleure cure pour une gueule de bois et pour bien d’autres choses. Je suis hyper excitée d’y retourner et de jouer à Oslo. Quand on écrit sur un lieu qui nous est étranger, ça peut paraître intimidant, embarrassant d’y revenir. Je ne sais pas comment les Norvégiens ont réagi à ma chanson, j’espère qu’ils ont apprécié que j’écrive sur eux.
Votre retour en Norvège se place dans la continuité de votre discographie. Vous venez de sortir une réédition de An Overview on Phenomenal Nature, dans laquelle vous revisitez cet album. Vous avez déclaré à sa sortie ressentir une sorte de deuil mélangé à la frustration d’être privé de scène. Comment vous sentez-vous maintenant que la réédition est sortie ?
Je pleure encore, mais cette fois de joie. Je suis très émotive. C’était difficile de devoir annuler des concerts. Le fait d’enfin faire des dates ça me soulage, c’est presque surréaliste de pouvoir partager ces chansons sur scène. Quand tout se passait en ligne durant le confinement, j’avais l’impression de n’être que l’avatar de moi-même, mais maintenant que je reprends un réel contact avec les gens, je me retrouve. J’ai rencontré énormément de personnes qui ont vécu des choses très difficiles cette année et pour qui mon album a été important. Quand ils me voient sur scène, ils se retrouvent dans cet état de difficulté émotionnelle. Certains d’entre eux sont venus me voir en pleurant et comme je suis très réceptive à tout ça, je pleure avec eux. Depuis que j’ai repris les concerts, je me sens plus engagée avec mon public, avec la scène, avec mon corps. Je ne me suis jamais senti aussi bien, c’est un sentiment très intense.
Votre album est une sorte de patchwork de toutes les personnes que vous avez rencontrées. Vous avez utilisé des enregistrements vocaux de vos amis et d’inconnus au sein de vos chansons. Continuez-vous d’enregistrer tout ce qui vous entoure ?
Oui, je n’arrête pas. J’enregistre même en ce moment (rires), c’est faux bien sûr. Mais par exemple, après le concert à l’hôtel avec mon groupe, nous nous sommes raconté des histoires de fantômes et j’ai bien pris soin de tout enregistrer. Quand je rentrerai de cette tournée, je leur enverrai l’enregistrement et ce sera un souvenir que l’on pourra partager. C’est très agréable d’entendre mes amis musiciens raconter des histoires d’horreur avec leurs accents écossais, comme ils viennent de Glasgow, ça donne tout de suite plus de texture au récit.
J’enregistre dans la rue, j’enregistre à chaque fois que je ressens une ambiance particulière. Par contre je n’enregistre jamais sans l’accord des personnes que j’interroge surtout quand je pense que ça pourrait m’attirer des ennuis judiciaires.
Il y a un sens de l’émerveillement dans votre poésie, quelque chose que l’on retrouve dans le style de David Berman. S’agit-il d’une influence inconsciente ?
J’aime l’idée que l’on découvre ma musique sans savoir l’impact énorme qu’a eu David sur mon parcours. Même si je ne l’ai connu que sur une très courte période et que nous n’étions pas proches, je me sentais en phase avec lui, car j’adorais son travail, sa poésie, son écriture. Le rencontrer, jouer avec lui, avec son groupe l’espace de quelques jours, c’est ce qui a changé ma vie. Cela arrive plus souvent que l’on ne le croit, on peut rencontrer un étranger et toute notre vie s’en trouve chamboulée.
Par plein d’aspects, je ne faisais que tourner autour de ces changements à l’époque, j’avais l’impression de danser avec le chaos. Même si c’est toujours le cas aujourd’hui, j’ai appris à faire avec, grâce à cette rencontre. Je suis incroyablement reconnaissante de l’avoir rencontré. J’ai l’impression que mon album résulte de cette expérience.
Vous parlez de chaos. Vous avez fait partie de nombreux projets aux styles différents, votre album fourmille de personnages. Comment avez-vous trouvé votre propre voix dans cette cacophonie ?
Je me suis cherché pendant longtemps, j’ai 37 ans et je suis une sorte d’amalgame de tous les groupes dans lesquels j’ai joué. Par exemple, j’ai joué avec Craig Finn de Hold and Steady lors d’une tournée, c’est un très bon conteur, il parle beaucoup pendant ses chansons. J’aimais beaucoup ses chansons avant de partir en tournée, mais de les jouer sur scène, j’ai compris pourquoi je les aimais autant. Ça m’a donné la confiance de parler dans mes chansons. J’entends sa musique dans la mienne, comme j’entends ma famille dans ma musique, il y a certains de mes anciens groupes de rock dans ma musique aussi. Ma voix a émergé de toutes ces choses. Je pense que chacun à sa propre voix. Et je pourrais essayer d’écrire à la manière des personnes qui m’ont influencée, mais mes textes sonneront toujours différemment. Je pense que c’est comme ça que l’on trouve sa voix, en essayant de recréer des choses, mais en se retrouvant tout à fait autre part.
Je me retrouve facilement en studio, car c’est un endroit dans lequel je me sens à l’aise. Et ce confort me permet de dire tout ce que je veux dans mes chansons, d’ouvrir mon âme plus facilement. Si on m’avait dit que mon album serait autant écouté, peut-être que j’aurais fait plus attention. Mais le fait de se retrouver seule face à soi-même a permis à l’album d’être authentique.
Cassandra Jenkins est l’une de ses artistes auxquelles on s’identifie facilement, comme si la diversité des personnalités qu’elle met en scène dans son œuvre avait quelque chose d’universel. On aimerait prédire que dans quelques années, tout le monde aura son nom en tête, mais cette fois, c’est vous qui devez nous faire confiance, ou pas…
Superbe article. Merci Benoît.