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Ça part en interview avec Amon Tobin

Confinement ou non, certains n’ont toujours pas prévu de profiter de la lumière du jour dans la prochaine décennie. Plutôt que de s’esquinter les yeux à entrevoir un soleil éblouissant qui n’arrive jamais à choisir s’il se lève ou s’il se couche, restons isolés, les mains dans de la cablasse pour composer des sons électroniques à deux doigts. Amon Tobin l’a bien compris ces dernières années, pour vivre heureux, il vit caché. Manque de bol pour lui, avec la sortie de son nouveau disque sous l’alias Two Fingers, c’est reparti pour la vie médiatique. Et en bons journalopes, on a sauté sur l’occasion.

Amon Tobin et nous, c’est déjà une longue épopée. Artiste anti-star system pourtant vendu tel le mastodonte de la musique électronique par une industrie ne faisant pas dans le détail, le natif du Brésil porte autant de casquettes délavées que de projets musicaux, animal hybride et insaisissable.

Le résultat, c’est qu’on a tous une histoire avec celui qui fut tour à tour le sampler et producteur jungle / breakbeat Cujo, l’aventurier Amon Tobin donnant dans le field recording le plus barré à la vas-y-que-je-t’enregistre-des-sons-d’animaux-et-de-trafic-routier, le créateur d’ISAM et sa scénographie lumière à destination des stades et des pubs de bagnoles, le destructeur des nuits Two Fingers que notre collectif avait filmé en 2013 au festival Les 3 Éléphants, l’inattendu alter-ego acid-rock Only Child Tyrant, ou encore le DJ trop darkos qui te vide une salle en deux temps trois mouvements.

Comme tout producteur le plus geek de ta région parti de la drum’n’bass la plus obscure (tape DNB au 3615 JUNGLEISMASSIVE) ayant percé la couche d’ozone infranchissable de la fame mondiale, Amon est vu sous mille lorgnettes plus ou moins bien ajustées. Mais s’il fallait donner un axe de lecture du conte perché du duc Tobin, alors il faudrait surement regarder du haut de la culture rave anglaise. Débarqué de Rio de Janeiro à Brighton à l’adolescence, l’artiste est l’avant-garde de l’ébullition musicale, des délires bruts et entêtants, qui frappe alors la contrée des rosbifs.

25 ans après ses débuts, entre le personnage timide qui passe sa vie en studio et la scène, ce n’est toujours pas le grand amour. Difficile à croire pour celui qui a rempli des salles de plusieurs dizaines de milliers de personnes mais c’est un fait. Il existe donc encore des artistes qui trouvent leur unique bonheur loin des gens, des remarques et des tops. Gloups. Loin du syndrome maladif d’un Avicii, pré-ado portée aux nues avant l’heure, Amon est un vieux routard de la bidouille, roublard de la teuf en pull à capuche gris délavé, et prend les dates avec philosophie. Il n’empêche que ça lui titille le bouc de brun ténébreux de revenir jouer pour des petites jauges à 300 personnes dans des clubs de quartiers où les habitués viennent chercher leur dose de crasse. Vivre à nouveau, putain.

Alors après un début des années 2010 fracassant, il se confine dans son studio à Los Angeles et décide de ne rien sortir pendant 8 ans, collaborant avec ses pairs, scandant son amour éternel pour Noisia, Eprom, Dilinja, Source Direct, Ivy Lab, mixant de temps à autre dans des soirées d’amis. En 2019, il crée son propre label Nomark Records sur lequel il sort ses propres productions  (et celles de ses nombreux alias), après plus de 25 ans de collaboration avec Ninja Tune, maison anglaise qui aura définitivement marqué l’histoire de la musique des beats de Coldcut, Bonobo, Cinematic Orchestra et des siens. Beat generation, sauce british.

Avec la fondation de sa propre maison phonographique, c’est également l’occasion pour lui de revenir devant le public et les médias avec une série d’albums et de projets délirants, comme à son habitude. Parmi eux, le retour de son alias Two Fingers, casseur de clubs en huit, musique électronique bercée par le souffle du hip hop, l’ambiance de la jungle et un minimalisme de rigueur. Deux doigts suffisent pour instaurer les tortueuses atmosphères de l’album Fight ! Fight ! Fight !, véritable machine à danser au design sonore brut de décoffrage à laquelle ont pu nous habituer les TNGHT, plus tôt dans l’année. A cette occasion, on a tapé la discute avec Monsieur Tobin. En espérant que vous ayez envie de gratter les murs avec vos ongles, déchausser les lattes de votre parquet et remettre ces lunettes de soleil en demi-lune que vous n’avez pas sorti depuis le Second Summer of Love. A vous.

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Capture visio des familles

Interview : Amon Tobin

Comment ça va ?

Je tiens le coup alors que le monde est en feu.

OK.

Mais à part ça, tout va bien.

Comment as-tu passé ton confinement ?

A Los Angeles. Je crois qu’on peut dire que je fais partie des chanceux. Quand j’y pense, je suis dans mon studio comme d’habitude. C’est drôle en fait, je passe ma vie confiné. Mes proches font des blagues à ce sujet, ils me disent : « C’est drôle : tu es toujours en isolement en fait. » Moi, je suis là « ouais bon, écoute, on en reparle si je vais un jour en prison. Je te dirai si je m’y sens bien. »

As-tu pris le temps de faire de la musique ?

Oui. C’est tout ce que je fais, en fait. Virus ou non, je ne fais que ça, tout le temps.

« Écrire de la musique est passionnant. Faire des concerts est intéressant. Sortir de la musique est le moins motivant. »

Ton dernier album Stunt Rhythms sous le nom Two Fingers date de 2012. Depuis cette époque, as-tu pris le temps d’écouter beaucoup de musique de club ?

Complètement. Il y a une nouvelle génération de producteurs qui m’ont intéressé. J’ai été assez chanceux d’avoir pu donner ma petite contribution à la musique il y a quelques années, donc c’est toujours très intéressant de voir comment de jeunes artistes montrent une toute nouvelle approche sur la composition aujourd’hui. Comment ils explorent l’espace. Il y avait un aspect très masculin dans la musique qui l’est moins aujourd’hui. Mais j’ai découvert une nouvelle bande d’artistes super intéressants. J’ai même eu la chance de collaborer avec certains d’entre eux comme Ivy Lab, Eprom, Little Snake or G Jones. Ils s’aventurent dans des délires plus soul, plus aériens, qui ont une âme.

« Two Fingers est mon interprétation drum’n’bass du hip hop »

Tu as rencontré ces artistes à l’occasion de l’album ou bien avant ?

Je fais des shows avec Two Fingers depuis 2005 ou 2006 mais depuis la moitié des années 90, je mixe de la drum’n’bass et de la jungle. A chacun de mes dj sets, j’incorpore la musique des producteurs que j’aime. J’ai toujours admiré certains producteurs comme Dilinja, Noisia ou Source Direct. C’est drôle, j’avais l’impression de collaborer avec tous ces gens parce que je jouais leur musique. Après, j’ai pu travailler directement avec certains d’entre eux, via des remix ou collaborations.

Après la période de ton projet ISAM, et son gigantisme, sa scénographie démente, les jauges à plusieurs dizaines de milliers de personnes, j’ai cru comprendre que tu en avais ta claque. D’où la pause ?

Honnêtement, les performances n’ont jamais été mon truc, j’ai toujours préféré le studio. En réalité, je n’ai pas vraiment pris une pause, j’ai simplement arrêté de sortir de la musique. J’enregistre tous les jours, je crois que je ne me suis jamais vraiment arrêté en 20 ans. D’une perspective d’artiste, écrire de la musique est vraiment passionnant. Faire des concerts aussi est intéressant, tu peux connecter avec le public. Mais sortir de la musique est le moins motivant. Tu as un agenda, tu dois vendre ce que tu as créé, les gens prennent des photos de toi, tu es sur les réseaux sociaux, tu fais des interviews… J’en ai profité pour développer les différents alias que je n’avais pas encore suffisamment explorés, rester uniquement dans un espace de création. Ça m’a permis de développer profondément des aspects de ces différents projets, et pas juste de façon fortuite, genre « ah j’ai fini une chanson, c’est bon je peux m’arrêter ». Je voulais voir à quel point je pouvais épaissir ma musique, donc j’ai mis dix ans à bosser dessus. Et là, en effet, depuis un an, je suis rentré à nouveau dans un processus de sortie de disque avec ce nouveau Two Fingers.

Sur ce nouveau disque, intitulé Fight ! Fight ! Fight ! : as-tu utilisé des samples ou continues-tu de composer tout ce qui se trouve sur tes morceaux ?

Je crois que je n’ai plus utilisé de samples depuis le milieu des années 2000. C’est vrai que j’ai commencé comme ça, mais à partir de mon disque Foley Room sorti en 2007 (où il fait un travail de field recording, inspiré des bruiteurs et de la musique concrète, en enregistrant des sons de machines, d’êtres humains, d’animaux, etc), je me suis dirigé définitivement vers l’enregistrement de mes propres sons. Parallèlement, j’ai eu ISAM où je faisais la synthèse de ce field recording. Mon dernier album Long Stories se concentre sur de la synthèse pure, c’est-à-dire de rassembler tous ces concepts et essayer de les mélanger pour en fait quelque chose d’original. Je vois tous ces projets comme des choses séparées, développées parallèlement, comme une autoroute avec de nombreuses voies. Pour Fight ! Fight ! Fight ! je voulais enregistrer des sons moins « DSP » (c’est-à-dire, en gros, un son purement numérique… qui sonne numérique). Je voulais un son plus chaud et plus sale, moins parfait, plus chaotique.

Plus crado ?

Oui, voilà. En tout cas avec de vrais machines. Et d’ailleurs je ne dis pas ça parce que ça pourrait être un argument de vente, c’est simplement plus fun pour moi de faire de la musique comme ça.

Il y a toujours ce côté obsédant et lancinant dans ton projet Two Fingers. On se voit bien marcher dans une rue mal éclairée, en hochant la tête de droite à gauche, le regard fixé devant soi. D’où ça vient ?

Je pense que ça vient des débuts de la drum’n’bass. Two Fingers n’a jamais été quelque chose de IDM, EDM, dubstep ou quel que soit le genre qu’on a voulu lui donner. Two Fingers est mon interprétation drum’n’bass du hip hop. Le chaos du hip hop aux influences électro d’un Man Parrish sous la perspective d’une vibe drum’n’bass. Voilà l’influence que tu peux avoir. Mais c’est surtout un disque fun, bête, pas particulièrement sérieux, une sorte d’émotion immédiate.

« Tes idées sont plus grandes que l’instrument ou la machine »

On dirait que tu veux nous prouver que tu peux faire plus avec moins, qu’en dis-tu ?

C’est toujours bien d’avoir de l’espace pour explorer. C’est sûr qu’avec ce genre de musique, clairement à destination des clubs, j’ai compris très tôt ce dont tu as besoin : isoler très peu d’éléments ; et leur donner de l’espace. Dans l’environnement du club, c’est juste pas possible d’avoir trop d’éléments et de rajouter des détails. Il te faut quelques forts aspects, efficaces, qui marchent entre eux. Je pense que toute la complexité pour ce genre de musique réside dans le design du son lui-même plutôt qu’un ajout de couches. Maintenant, tu comprends le nom du projet Two Fingers.

Donc un orchestre dans un club, on oublie ?

Tu peux toujours essayer mais ça ne sonnera pas pareil, c’est un autre objectif.

Ça fait bientôt 25 ans que tu as commencé à sortir des disques. Qu’est-ce qui n’a pas changé depuis tes débuts ?

La curiosité est une constante. L’une des plus belles choses à propos de la musique, c’est que plus tu en apprends, plus tu te rends compte que tu en as à apprendre. Je reste curieux. J’essaie toujours de comprendre comment la musique fonctionne. J’ai souvent la sensation d’avoir deviné quelque chose d’important et, à peine arrivé, je découvre un nouveau pan entier dont je n’avais jamais entendu parler.

La composition de ce dernier disque s’est-elle réalisée avec facilité ou était-ce une pénible épreuve de force ?

C’est souvent un peu des deux. Je ne ferais pas ce métier si je n’aimais pas ça, mais surtout ça ne serait pas intéressant s’il n’y avait pas un peu de challenge. Ta créativité peut exister uniquement si tu a la contrainte de t’échapper des plus étroits périmètres. Disons que tu as un outil ou un instrument avec lequel tu peux jouer : il faut toujours garder en tête que tes idées sont plus grandes que ce que l’instrument peut faire à la base. Tu peux triturer et modifier l’instrument d’une façon qui n’était pas prévue dans l’utilisation par défaut. Mais tu te rends compte que c’est dur, parce que l’instrument te résiste à chaque essai. Donc tu te bats constamment avec lui. Eh bien c’est précisément cette friction qui permet à la créativité d’exister.

Même si tu n’aimes pas particulièrement ça, peut-on espérer un retour de Two Fingers dans des petits clubs à 300 personnes un jour ?

J’adorerais. D’autant plus en ce moment. C’est bien plus intéressant de jouer pour ce type de jauges. Ça colle parfaitement à l’univers Two Fingers. C’est sûr qu’avec ISAM, c’était pas le même type de production, ça n’aurait pas marché. C’est hyper étrange de parler de concerts là, non ? Surtout que j’aurais dû venir en France, en Angleterre, etc, cette année. On va attendre un peu, ça viendra promis.

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