Certains disent que ça fait du bien de parler. Alors, on a essayé la formule et pris le temps de palabrer. Voici la retranscription de notre entretien avec une rappeuse biberonnée à Fabe et La Rumeur, qui a grandi à Nanterre, avec de la musique latino à la maison et du rap aux fêtes de quartier. Forcément, l’article parle plus de solidarité et de ponts que de rendement et de murs.
La première fois qu’on découvrait Billie Brelok, c’était en 2014 avec le titre « Batarde », hommage argotique à la mixité sociale, auquel succédait quatre ans plus tard le brûlot féministe « Sale Chienne » de Chilla, liés par la rage et la plume – et on ne parle pas du lien canin. Et Billie, c’est comme La Rumeur ou La Cliqua, dans le quartier, quand on fout la tête dedans, on n’en sort plus.
Billie est banlieusarde, fière, démerde, amoureuse du collectif, désireuse du vivre-ensemble. Elle a grandi entre fêtes de quartier rassemblant des dizaines de nationalités, et à travers un tissu associatif à faire pâlir les habitants de Levallois-Perret. Billie est née à Paris, et ses parents – des Péruviens expatriés – ont déménagé à Nanterre quelques semaines plus tard. Comme si le nourrisson savait déjà que les graffs et les friches prendraient le dessus sur ce bon vieux baron Haussmann.
De son perchoir – posé à même le sol, à hauteur de vue des passants – elle observe les gens, sans broncher ou presque, la ville qui se gentrifie, eh oui, même Nanterre, mais aussi l’être humain dont on a oublié de raconter l’histoire, du sans-papier au collégien de banlieue. Écrivant tour à tour pour le théâtre et le rap, partageant ses expériences au sein d’un collectif de graff ou s’essayant apprentie-éducatrice à travers des ateliers d’écriture en maison d’arrêt, Billie mène sa barque de granit et remet ses lunettes sur le fond de son nez, l’air amusé, l’œil curieux.
A l’occasion de la sortie du premier épisode du double EP Gare de l’Ouest, on a rencontré l’artiste pour une interview au long cours.
L’INTERVIEW
LA VOILÀ
Peux-tu me parler de ton enfance à Nanterre ?
Je suis née à Paris et suis arrivée à Nanterre une semaine ou deux juste après avec mes parents. J’y suis encore aujourd’hui. C’est une ville qui est en train de changer comme beaucoup de villes de région parisienne, comme Pantin ces derniers temps. J’ai la chance que mes parents s’y soient installés, d’avoir grandi là, ça m’a donné un contact avec des géographies et des histoires d’autres que celles qu’on a l’habitude de voir dans le récit général. Quand t’es à Nanterre, tu as l’occasion de voir des gens qui viennent des 360° du monde. Phonétiquement, linguistiquement et donc musicalement, c’était un luxe.
Tu baignes déjà dans la musique ?
J’y baigne par la musique que mes parents écoutent, donc principalement de la musique latino-américaine. Un peu de chanson française. Si je connais Renaud, c’est parce que c’est exactement ce que mes parents écoutaient à l’époque, plutôt des chanteurs de gauche. C’est pas forcément ce qu’ils écoutent le plus, c’était plutôt de la trova. Quand j’étais petite, je me souviens avoir écouté Chante France pour avoir un contact avec la chanson française que je n’avais pas chez moi.
Tes parents sont tous les deux Péruviens.
Ouais.
Nés au Pérou.
Ouais.
A quelle époque sont-ils arrivés en France ?
Aujourd’hui, ils ont plus vécu en France qu’au Pérou. Ils sont arrivés à la vingtaine pour faire leurs études. Ils viennent de milieux très différents. Ma mère d’un milieu très bourgeois et mon père d’un milieu très populaire. Ils se sont rencontrés en France. D’ailleurs, je ne pense pas qu’ils auraient pu se rencontrer au Pérou. Et puis à un moment, ils se sont rendus compte qu’ils n’étaient pas repartis de France. C’est un genre de décision que la vie prend avec toi. Je sais plus qui m’a dit cette phrase un jour : « Ton pays jusqu’à à un certain point c’est le pays de tes parents, et à un certain moment c’est le pays de tes enfants. » Je suppose que ça n’est pas étranger au fait que j’y sois née.
Et donc avec eux ce bagage musical…
Ce bagage musical et lyrical. La trova latino-américaine c’est un registre de chansonniers. C’est beaucoup voix – guitare, même si ça peut être accompagné par beaucoup d’autres instruments. Le fond et la forme, mes parents me l’ont transmis. Avec du huayno et de la samba brésilienne.
Ça t’as semblé naturel d’arriver sur le rap ?
C’est encore une histoire d’histoire et de géographie. Quand je suis arrivée au collège, le rap c’était vraiment le début de ce qu’on appelle l’âge d’or. Des âges d’or, il y en a plusieurs mais en tout cas la musique de la cour de récré, de la cantine, des couloirs, c’était le rap. C’est plutôt du rap commercial mais qui, sur le coup et rétrospectivement a de la qualité. C’est Nanterre. Dans les fêtes de quartier, j’ai toujours vu des rappeurs. Il y a toujours eu énormément de rappeurs a Nanterre. Des groupes, seuls ou en équipe.
Est-ce que le rap était accompagné et structuré ou tout était du DIY ?
T’avais les deux. T’as la La Maison des Jeunes, enfin un truc qui était associatif et qui s’est institutionnalisé – c’est le sort de beaucoup de salles de région parisienne. Cette salle était hyper active dans la proposition culturelle, notamment dans le rap, la culture hip-hop au sens large, la danse, dessin, théâtre, etc. L’écrasante majorité des groupes de rap de Nanterre sont passés par là. Il y a un open mic encore aujourd’hui qui réunit un tas de gens, au-delà des frontières de la ville, animé par le rappeur M.A.S.S. C’est là-bas que j’ai commencé à rapper, c’est lui qui me drivait sur mes premiers concerts. Il y a une distillation du rap à Nanterre.
Tu te rappelles des premières fois où tu as griffonné tes textes ?
J’ai toujours aimé écrire. Avant j’écrivais du théâtre avec des potes, encore dans cette même salle des jeunes, mais aussi dans le Théâtre des Amandiers. C’est un épisode qui reviendra, parce que j’aime bien ça. Je risque de ré-avoir envie d’écrire pour le théâtre. J’ai rencontré des gens qui faisaient du rap, qui étaient encore un peu de mon coin et des villes voisines, une équipe qui s’appelle la Fatsk – pour Fat school – et qui faisaient surtout du graffiti, avec une ramification de rappeurs. Le fait de voir des gens rapper aux fêtes de quartier, le rap proximal que tu vois, il te donne envie de t’ouvrir, de te tester, de te lancer. C’est ce rap-là qui m’a donné envie d’y aller.
Tu peux me parler de la Fatsk que tu viens de me citer ?
Aujourd’hui, c’est principalement un nom de famille. La Fatsk dans la street c’est Skum, Tomb, Be’r, Souris, Poes, etc. Et un tas d’autres signatures et de cousineries… Et ce sont aussi des collab rap français, avec Thibaud Tchertchian qui a illustré le recueil d’Edgar Sekloka, ou encore Jo Ber qui fait les affiches du Scred festival depuis la première édition, ou les covers du collectif de beatmakeurs Tour de Manège. Tout le monde est un peu éparpillé, chacun a un projet solo. C’est un crew de graffitis, mais surtout un crew d’amis. Ils sont très lucides sur le fait qu’ils n’ont pas fondé le crew qui a retourné Paris. Ils diraient qu’à défaut d’être très connus, ils sont très connaisseurs. Ils m’ont transmis une sensibilité au graff, et plus globalement m’ont appris à regarder la rue et ses détails. Ils ont aussi sorti un très bel album de rap nommé Fatschool, illustré par eux.
Sur tes premiers textes de rap, tu parlais de quoi ? Ta vie, ta jeune oeuvre, ton entourage, tes soucis ?
Je pense que « Batarde » est pas longtemps après mes premiers textes, et qu’ils sont globalement dans ce délire-là. J’avais aussi fait un texte à propos d’une occupation de sans-papiers dans une église à côté de la MJC. C’est une des thématiques qui m’ait donné envie d’écrire. Envie de saisir des choses, et de s’amuser. « Batarde » c’est vraiment l’idée de la croisée des chemins, au sens canin de batard. J’aimais bien cette idée. C’est une chanson très anti-Marseillaise, et anti « pureté » ou toutes ces notions dégueulasses. C’est le mélange qui corrompt la pureté.
On dit souvent qu’on écrit comme on prendrait un médoc. Ça te touche ?
Non parce que des fois ça me coûte et ça me rend malade d’écrire. J’en fais des nuits blanches. Par contre, j’ai l’impression qu’écrire est quelque chose que je ferai toujours, dans le théâtre ou dans la musique, que ce soit public ou pas, moi ça m’oblige à préciser ce que je pense, à sculpter le truc, à peser le mot. Comme j’ai aussi tendance à dire plein de conneries – c’est vachement bien pour ça la parole – l’écriture oblige à se concentrer.
Tes origines latines t’ont-elles poussée à écrire en espagnol ? Chose que tu fais depuis peu.
C’est tout simple : je voulais faire un morceau que mes cousins, mes cousines, ma grand-mère puissent comprendre. Je suis très contente qu’elle ne puisse pas comprendre « Batarde » ahah – et puis je n’ai pas cette maîtrise argotique en espagnol. Simplement des morceaux qui pourraient traverser l’Atlantique.
De la musique latino que tu pourrais me citer ?
Une chanteuse qu’on a énormément écoutée quand j’étais plus jeune, c’est Mercedes Sosa, une artiste argentine, qui a une voix tellement puissante. Je n’ai jamais eu la chance de la voir en concert mais des tas de gens m’ont dit : « Elle n’a même pas besoin de micro. » Tellement qu’elle a du coffre. Et ses chansons sont très belles. J’écoutais quelques chansons de Susana Baca, une chanteuse afro-péruvienne. Il y a beaucoup de chanteuses afro-péruviennes, toute une culture de la musique. Il y a plein de ramifications musicales très différentes au Pérou, je ne les connais pas toutes. Allez et sinon Silvio Rodríguez, un chanteur cubain, dont on a samplé un morceau dans le nouveau projet.
Arrives-tu à vivre de ta musique ?
Je bricole et je galère pas mal, comme les artistes indépendants. J’ai eu la chance d’avoir fait une belle tournée au début, donc ça m’a permis d’être intermittente, qui est une aide absolument précieuse dans mon cas. Je ne sais pas du tout comment je ferais. Tout coûte : enregistrer, répéter, clipper. Travailler te coûte de l’argent – quand tu n’as de production. Je bricole. Je ne suis pas dans une sérénité totale, mais je ne pense pas que beaucoup de gens le soient. J’en vivote. J’ai réussi à maintenir mon statut grâce aux concerts et aux ateliers. Mais quand t’as pas fait suffisamment d’heures, faut que tu trouves un truc à côté.
Où et comment se passent justement ces ateliers dont tu parles ?
Essentiellement entre collèges et lycée. J’ai fait une fois dans une collège-lycée spécialisé à Sannois. Sinon, beaucoup à Nanterre. Ce sont des ateliers d’écriture, d’écrire ses propres textes, d’essayer de les poser sur des prods. L’atelier à la maison d’arrêt, ça s’est bien passé, une expérience hyper intéressante. J’essaie de faire tourner les outils que j’aie. Et puis un jour j’ai fait un atelier d’écriture avec Casey et Kohndo, et Kohndo c’est un master de ouf, j’avais devant moi un vrai atelier d’une grande qualité. Le gars a théorisé le peu-ra. Casey c’est un autre registre, tout aussi riche.
Quand on a tourné une session avec JP Manova, un gamin nous a dit qu’il préférait écouter du Lacrim. JP lui semblait trop intello. Logique ?
Oui, bien sûr de prime abord, c’est plus adulte en tout cas. Il y a des productions plus juvéniles qui s’adressent au jeune public, même si rien n’est jamais fermé. Je comprends que des jeunes de seize ans n’écoutent pas ma musique. Mais je suis sûre que s’ils venaient voir JP Manova ou moi en concert, ils ne regretteraient pas. Des fois en atelier, tu fais écouter du Fabe, et le gamin de quinze ans il trouve ça pourri de ouf et toi t’es là : « Non c’est pas possible que tu dises ça, on est en train de parler d’un ponte, qu’est-ce que tu me racontes ? » C’est déjà de la musique de vieux, mais c’est bien qu’ils y viennent, qu’ils en prennent un bout. Ils y reviendront peut-être. J’étais pareil quand j’étais jeune : j’ai consommé le rap jusqu’à très tard, et ensuite j’ai décidé d’écouter du rap. J’étais très passive. Et après quand tu découvres La Rumeur, tu te dis que tu peux écouter le rap autrement qu’avec de la distance et décider de la faire rentrer… et peut-être d’en faire toi-même.
Vous pouvez écouter tout l’album sur Bandcamp.
Crédits photo en une : Flowmotion. Photo après l’intro : Jonathan Bayol. Photo portrait : Reda Dare.
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