La question n’est pas de savoir qui est Arandel, mais qu’est-ce qu’Arandel ? Rien d’autre qu’un projet aux créateurs anonymes qui a pour but de recentrer l’auditeur sur la musique, rien que la musique. Après In D en 2010, le label Infiné sort un second album joliment nommé Solarispellis. Pour comprendre comment on fait un album uniquement autour de la note ré, découvrir si la personne interviewée va régulièrement au supermarché, apprendre l’histoire d’un mec qui a composé un album sur la vie d’un cochon ou encore réfléchir sur la question de l’appauvrissement de la musique de masse, c’est juste en-dessous.
Certains thèmes de ton dernier disque ont été composés à la base pour le film-spectacle du plasticien Gabriel Desplanque intitulé Le Bestiaire du Dedans. Peux-tu m’en dire plus ?
La création a eu lieu en 2012, et il y a eu 5 ou 6 représentations. L’idée était un ciné-concert où les images et la musique étaient manipulées en direct devant un écran. C’était un film onirique avec un voyage en voiture d’une jeune fille qui s’arrêtait à différents endroits et des pièces assez abstraites. Ça a rapidement été compliqué parce qu’on voulait faire un concert un peu « augmenté » avec l’actrice qui viendrait dans le public, pour que l’image sorte de l’écran. C’était ni de la musique, ni du théâtre, ni du cinéma. A toutes les portes auxquelles on frappait, on nous répondait « non, c’est pas ce qu’on fait ». La tournée s’est arrêtée. On s’est retrouvés avec les thèmes qui avaient été composés pour les différentes séquences. Et ce sont ces thèmes là qui sont devenus les différentes sections de Solarispellis.
Un live d’Arandel donnait quoi jusque-là ?
Sur In D [le premier album d’Arandel / NDLR], on était une base de deux à trois personnes, multi-instrumentistes et machines. Les transitions se faisaient facilement parce que tout était composé en ré dans ce disque. C’était une œuvre d’une heure avec quelques moments ambient, d’autres un peu plus techno. En réinventant à chaque fois les morceaux de l’album. On invitait des musiciens qui improvisaient sur certaines parties du live, ce qui donnait des surprises, des hasards, des moments de grâce, des erreurs.
Tu aimerais repartir sur cette même idée ?
On en saura plus au début 2015. On va commencer à travailler sur une nouvelle formule du live. Mais la démarche sera la même en faisant dialoguer In D avec Solarispellis. Parce que Solarispellis est aussi en ré.
« En appelant un morceau « Océan après-midi »,
on en suggère trop (…)
Un titre neutre permet à chacun
de s’approprier comme il veut la musique. »
Que signifie Solarispellis ?
Ça veut dire la fourrure de soleil. Ou la peau du soleil. C’est tiré d’un poème d’un Suisse qui s’appelle Philippe Jaccottet [ce monsieur là / NDLR]. Dans In D en guise d’introduction, une voix lisait un extrait de ce poème-là :
« A présent, habille-toi d’une fourrure de soleil et sors
comme un chasseur contre le vent, franchis
comme une eau fraîche et rapide ta vie.
Si tu avais moins peur,
tu ne ferais plus d’ombre sur tes pas. »
Dans cet album, les morceaux sont sobrement appelés « sections ». Tu ne donnes jamais de nom à tes morceaux ?
C’est une façon d’intervenir le moins possible sur la perception de l’auditeur. Ça ne me paraît jamais vraiment naturel d’extraire un morceau en particulier. Surtout pour un instrumental où ça pourrait parler de plein de choses. En appelant un titre « Océan après-midi », on en suggère trop. Un titre neutre permet à chacun de s’approprier comme il veut la musique. Ce qui n’empêche pas à un morceau d’être plus de nuit, plus joyeux, plus triste. Le but est d’effacer le plus possible la patte du créateur dans tout ce qui n’est pas musical. Arandel est un projet, pas un pseudonyme. Le projet pourra un jour devenir celui d’un autre. Si ça se trouve dans 400 ans, nos arrières petits-enfants se taperont encore du Arandel. C’est une menace, hein.
L’écrasante majorité des artistes se produit sous son vrai nom ou un pseudonyme. Les morceaux ont en général des noms. Et les auditeurs aiment connaître les noms des créateurs. C’est humain, après tout ?
Oui, c’est naturel. On a une création, on a un créateur. Mais, là, je veux amener la chose dans un domaine un peu plus surréaliste. On sait très bien qu’il y a un ou des créateurs derrière Arandel. Là on où veut amener la réflexion, c’est de dire qu’on s’en fout qu’il y ait une, deux ou trois personnes, si c’est un mec une fille, des jeunes des vieux, peu importe. Essayons de croire à cette idée, peut-être loufoque et utopique, que cette création fonctionne sans qu’on connaisse son créateur. Il faut prendre la musique pour ce qu’elle est, c’est à dire de la musique.
L’idée est que les gens s’interrogent sur la starification des personnes et recentrent leur intérêt sur la matière première qu’est la musique. C’est une provocation ?
Souvent, on a l’impression que les artistes sont plus là pour vendre de l’image que leur propre création. Surtout aujourd’hui où on vend de moins en moins de disques et où on se vend par plein de moyens autres que musicaux.
« La contrainte est la clé
pour éveiller la curiosité »
Tu as gardé la contrainte de composer tout en ré. Pourquoi toujours le ré ?
C’est parti du fait que le premier morceau que j’ai fait pour Arandel était en ré. Je l’ai ensuite décliné en un deuxième, assez varié. Puis Agoria en a demandé un troisième. Puis, etcetera, un mini album, et de fil en aiguille ça a fonctionné. Mais il n’y a pas de raison initiale. C’est pas vraiment une contrainte, parce qu’avec toutes les variations, on n’a jamais fini d’explorer une note ou une tonalité.
As-tu des exemples de grandes œuvres dues à de grosses contraintes artistiques ?
Hmm, l’OULIPO [ce groupe de littéraires et de mathématiciens là / NDLR]. George Perec avec La Disparition [ce bouquin-ci / NDLR]. L’album de Matmos [dans leur disque A chance to cut is a chance to cure / NDLR] conçu avec des sons chirurgicaux. La contrainte est la clé pour éveiller la curiosité chez l’auditeur. Parce que la musique on en a des tonnes, tout le monde en fait, tout le monde en écoute et tout le monde se plaint de la saturation. Les journalistes se plaignent qu’ils aient trop de choses à écouter. Le public se plaint de ne pas s’y retrouver. Produire avec des contraintes, c’est donc se démarquer dans le processus de création. On se sent beaucoup plus libre avec une contrainte. Elle est utilisée comme un moteur, un carburant pour l’inspiration. Mais certains projets ont pour qualité de partir dans tous les sens. Je ne crois pas que faire un album en ré en fait nécessairement un bon album. Ou comme a pu faire Matthew Herbert en composant un album sur la vie et la mort d’un cochon [dans son disque One Pig / NDLR]. C’est pas cette idée là qui fait que l’album sera bon.
Tu penses que le minimalisme est une musique accessible à tous ou un plaisir d’érudits ?
La musique minimaliste est comme tous les styles. Il y a des choses très accessibles chez Steve Reich et d’autres qui sont inaudibles. C’est beaucoup plus facile d’écouter Music for 18 Musicians que Pendulum Music. Quand on voit aujourd’hui la pénétration que Philip Glass a eu sur la musique populaire via le cinéma, Hollywood, oui le minimalisme est une des formes de la musique contemporaine les plus populaires. Parce qu’elle ne sacrifie ni la mélodie, ni le sens rythmique. Je crois que c’est une façon d’envisager la musique qui ne cherche pas la rupture à tout prix. C’est pas du dodécaphonisme, on est pas dans l’atonal.
Ça lui a été reproché à Philip Glass de faire de la musique de consommation massive.
Je ne voudrais pas dire du mal de Philip Glass mais il a établi une recette, lui. Sa façon de travailler est calibrée, il cherche des idées sur son piano qu’il amène à son copiste qui va les mettre en forme, qui va les filer à un chef d’orchestre. C’est un peu du travail à la chaîne mais c’est revendiqué comme tel. Moi, ça ne me raconte plus grand chose.
« La musique est tellement markétée
comme un produit de grande consommation
qu’elle a la durée de vie d’un pot de yaourt. »
Quel est ton avis sur la musique de masse ? Malgré ses buts commerciaux, sa production souvent grossière et superficielle, la pop de Rihanna et Lady Gaga est souvent plus rassembleuse.
C’est la grosse question piège parce que je n’ai jamais écouté Rihanna. C’est pas vraiment une volonté mais je n’écoute plus du tout la radio. Je n’ai pas la télé.
Tu vas bien au supermarché ?
Oui, quand même. Mais donner ce genre d’avis te fait vite passer pour un vieux con. J’ai vraiment l’impression qu’il y a un appauvrissement de la musique de masse. Ce qui est fou parce que chaque époque redécouvre la musique de la décennie précédente avec une espèce de nostalgie. Aujourd’hui, on réécoute avec plaisir des trucs des années 80 alors qu’à l’époque, on se disait « c’est affreux ». Comme la disco. Je ne sais pas d’où ça vient. Est-ce qu’il y a un côté snob de refuser ce qui plaît à la masse ou si l’appauvrissement est réel et que c’était réellement pas si mal avant ? Aujourd’hui, la variété des années 60, que l’intelligentia et l’avant-garde décriaient complètement, les Claude François, les Silvie Vartan, qu’on le veuille ou non, faisaient des morceaux qui étaient quand même écrits, composés, arrangés. Pas toujours de manière très originale ou très intelligente mais il y avait plusieurs savoir faire. Il y avait des gens qui savaient écrire des paroles, ils savaient les faire rimer, parler de choses différentes que « je te quitte, tu me quittes ».
Donc, tu pencherais quand même plus pour la théorie de l’appauvrissement.
Aujourd’hui, on préfère avoir un bon producteur qu’un bon compositeur. Avant, la musique populaire, on produisait dans le but que ça allait durer, de faire des classiques. Aujourd’hui, plus personne ne s’intéresse à faire des classiques. Est-ce qu’on pense à ce que vont passer Nostalgie dans 10 ans ? Ils auront bien besoin de chercher des classiques. Dans la culture populaire, on a besoin de classiques, de pierres angulaires. Dans le R’n’B, il y a bien eu des morceaux qui rassemblaient, les productions de Timbaland, des Destinys Child qui mettaient d’accord les gens des Inrocks et monsieur tout le monde. Ça fait un peu fin de civilisation. La musique est tellement markétée comme un produit de grande consommation qu’elle a la durée de vie d’un pot de yaourt. C’est clair et assumé.
Crédit photos : Gabriel Desplanque
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