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Anthony Joseph : « J’utilise le langage et non sa signification »

On a rencontré un poète pour étendre notre rayon d’action. Non attendez, un poète, romancier, enseignant-chercheur et musicien installé à Londres. Voilà. Frère spirituel de Gil Scott Heron, il est fan de psychédélisme et raconte ses racines des Caraïbes. On lui a demandé si la poésie, ça intéressait encore quelqu’un et plein d’autres questions existentielles.

Nous sommes en 2014, les gens s’intéressent encore à la poésie ?

Je pense que la poésie, aujourd’hui, est probablement plus forte qu’elle n’a jamais été. Les gens s’y intéressent beaucoup et elle ne nous a jamais quittés. Ces 10 dernières années, c’est même devenu possible d’en vivre, entre autres, à travers la musique car les paroles de chansons en sont remplies. C’est intéressant car il y a beaucoup de possibilités pour les poètes : comment produire, comment transmettre. Et puis Internet a beaucoup aidé.

Oui et du coup, la poésie s’est modernisée ?

Oui, mais l’essence de la poésie est toujours la même.

Le slam, le spoken-word et le rap en musique permettent de populariser la poésie ? De toucher plus de gens ?

Oui, c’est une des solutions. C’est dur parce que pour quelqu’un qui ne fait qu’écrire des poèmes aujourd’hui et qui les publie juste sur un blog, il a des chances que personne ne les lise, et même s’il a des lecteurs, il y a peu de chances qu’il puisse en vivre. Internet est tellement vaste. Alors, c’est évident que la performance semble être le meilleur moyen pour faire connaître sa poésie – à moins bien sûr de pouvoir se faire publier un recueil. Les poètes qui n’aiment pas la performance ont la vie dure. Soyons honnêtes, un poète à succès n’a rien à voir avec un romancier ou un musicien à succès. C’est très confidentiel. Tu ne vas jamais vendre des millions d’exemplaires de tes livres.

Venons en à ton premier single Tamarind. C’est l’histoire d’une femme superbe qui concentre tous les regards de la rue, personne ne soupçonne, en la regardant, qu’elle a la vie dure. Pourquoi ce personnage t’a inspiré en particulier ?

Ce personnage me vient d’une femme que j’ai vue dans une rue. Elle marchait, il était midi, elle portait des vêtements assez courts. Elle était attirante, sexy. Tout le monde la regardait mais personne n’osait lui parler ou l’appeler tellement elle marchait avec assurance. Mais, elle avait aussi ce regard qui connaît la vie. C’était très inspirant. J’ai commencé à écrire ce texte dans un style assez proche de ceux des poètes noirs américains au début des années 70, genre : « Oh, she was walking on the streets, she was beautiful » avec plein d’emphase. Ça commence donc comme une « Tribute to a woman » très traditionnelle. Donc après avoir dit qu’elle était hot, je me suis posé la question de ce qu’elle était vraiment dans la vie, d’imaginer ses tourments et ses luttes. Et c’est là que je donne mon avis sur son histoire.

Tu as tourné le clip de ce titre dans les Puces de Saint-Ouen. Est-ce que c’est le genre d’endroits que tu imaginais pour mettre en scène cette femme ?

C’est avant tout une interprétation. Il faut savoir que quand j’ai écrit cette pièce, je n’ai pas juste écrit l’histoire de la femme que j’ai vue. Je parle des femmes qui lui ressemblent. On pourrait tourner le clip en Chine avec une autre femme que ça ne me dérangerait pas. Dans ce quartier, il y avait une bonne atmosphère et l’actrice que nous avons choisie avait ce regard que je cherchais. Mais ça doit rester universel. Et j’espère que les morceaux de mon album auront ce côté universel.

C’est un personnage qui interpelle. Y a-t-il des personnages qui apparaissent régulièrement dans tes poèmes ?

Il n’y en a pas vraiment. En fait, je n’écris pas vraiment sur les gens de cette façon. J’ai longtemps écrit sur les gens de ma famille, ma grand-mère, mon grand-père parce qu’ils sont des personnages archétypaux. Je les utilisais comme modèles, ils représentaient les habitants des Caraïbes. Et puis, j’ai aussi écrit sur des personnalités décédées.

Ton album s’appelle « Time ». Quel est ton rapport au temps ?

Je vais essayer de m’expliquer. Pour moi, le temps est la colle qui nous assemble tous. Le temps est la chose que nous avons tous en commun, avec le manque de temps. Si le temps est considéré comme une ligne, alors l’être humain est un point. Dire que le temps est cette « colle » est un concept philosophique qui a déjà été évoqué dans le passé. Quand on est arrivés à Paris, on avait cinq jours pour enregistrer 11 morceaux. Au point de départ, je me suis demandé « Comment on va y arriver ? » et la réponse était simple : il faut oublier le temps, composer en dehors du temps, au dessus du temps. Sur beaucoup des morceaux de l’album, on ressent ce côté intemporel, cette signature originale du temps.

Qui sont les poètes les poètes francophones qui te touchent le plus et qui ont ce rapport au temps ?

Je suis un poète surréaliste, principalement. Je suis influencé par la poésie antillaise et le surréalisme européen. André Breton est l’un de mes écrivains préféré, Paul Eluard aussi. Et puis, bien sûr Aimé Césaire. Bon, je lis ces poètes en anglais mais ça reste extrêmement puissant. Qui d’autre ? Léon-Gontran Damas. Pendant un temps, j’étais aussi un grand fan de Paul Valéry, il avait déjà des idées géniales sur le temps, sa présence et son absence.

Quelques mots à propos de ton recueil de poèmes « Rubber Orchestra ». Il tire son nom d’un poème d’un surréaliste américain nommé Ted Joans. A l’intérieur, il y a 100 poèmes que tu dis avoir écrit selon une technique d’écriture nommée « liminalism ». C’est de la magie ?

Non, tu vois la liminalité signifie d’aller au-delà. Quand j’écrivais mes poèmes, je ne voulais surtout pas écrire des choses qui ont des sens préconçus avant même de les avoir écrits. En laissant cette liberté, on permet au lecteur d’aller « au-delà », d’en trouver le sens. C’est le but du liminalisme. Rien n’est entendu. Le lecteur vogue dans un espace insensé et il lui donne un sens. Certains de mes poèmes sont très étranges, ils sont bons syntaxiquement mais quand t’y regardes de plus près, c’est bizarre. On est loin du poème par « thème », du type « oh je vais écrire un poème sur un oiseau », où une image est traduite par des mots. Je ne fais pas ça. Je pars de l’inexistant en espérant qu’on y trouve de l’existant. Pour ça, j’utilise le langage et non sa signification. Et du coup, chacun des poèmes est nouveau à chaque personne qui les lit. C’est comme Salvador Dali. Il avait un truc qu’il appelait « paranoïa critique », tu sais c’est comme quand tu regardes un nuage et que tu vois un visage à la place, quand tes yeux et ton esprit te jouent des tours. Tu sais très bien que ce n’est pas un visage mais tu le vois quand même, tu es dans cet espace entre compréhension et non-sens : c’est du liminalisme.

Au fait, tu es un poète engagé ?

La majorité de mes poèmes n’a jamais été à propos d’engagement, de confrontation directe. Mais récemment, je suis de plus en plus dans le militantisme. Il y a un essayiste et psychiatre des Antilles (en Martinique, ndlr), nommé Frantz Fanon qui avait une idée très juste à propos des écrivains antillais comme moi. Il disait que notre premier travail en arrivant dans les métropoles occidentales est toujours de montrer au colonisateur que « je peux le faire aussi », «  je peux le faire très bien même ». Ensuite vient la deuxième étape où tu commences à te souvenir de ton histoire, de ta famille, tu te sens concerné par la tradition, par tes racines. Et ça se prouve dans mes poèmes. Dans « The African Origins of UFOs », je fais un travail sur le psychédélisme et la folie. Dans le suivant, « Bird Head Son », je parle de ma famille, de grandir… Selon Fanon, après cela, « on rejoint la révolution » et on devient un soldat. Et j’en suis là, en soldat aujourd’hui. Ça prend beaucoup de temps, d’expériences, tu dois vivre pour dire des choses importantes comme ça. Certaines personnes y arrivent plus rapidement que d’autres et moi je n’avais jamais été concerné par ça.

Tu écris tous les jours ?

Tous les jours. Je dois.

On aura le droit de te lire en français un jour ?

Ah, j’aimerais bien. Tu veux me traduire ? (rires)

Crédits photo : Joseph Hidiro

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