Elle pourrait s’appeler Sion, en écho au bastion du film Matrix et loin de la référence biblique, cette ville irréelle qui vibre à travers ces deux albums. Mika Vainio, le génial Finlandais de la musique expérimentale, et le bidouilleur électronique anglais Actress ne partagent pas seulement le métier de laborantins musicaux. Ils font résonner une métropole imaginaire commune.
Deux tickets pour le néant
Le voyage commence par Forgiven dans « Ghettoville » (le dernier album d’Actress), au bord d’une ville portuaire délaissée à l’image des photographies de Francesca Piqueras, où le bord de mer délaisse d’immenses structures rouillées, monstrueuses et agonisantes. Un titre qui s’excuse en préambule d’avoir laissé s’échapper des machines incontrôlables et inébranlables. On les entend passer dans des fracas métalliques et lancinants dans Contagious et Frontline. Progressivement les fantômes mécaniques viennent, écrasent l’asphalte toxique ou esquissent des danses tortueuses avant de vrombir ailleurs, laissant défiler une nouvelle épouvante de science-fiction urbaine, et ce pendant 73 minutes. 17 titres rythmés au son des cadences des usines, où comme à Détroit ou dans le Nord de l’Angleterre, continuent de frapper, dans le vide des murs de briques et de taules, la mort de l’industrie. Les rouages crissent et jouent à faire sonner leur propre glas, dans un air inquiétant de revanche vis-à-vis de l’espèce humaine qui est absente de toute représentation, si ce n’est quelques rares voix déformées de poltergeist.
Si la matière brute de la musique d’Actress ne rappelle pas grand chose du vivant, il est tout aussi sublime et lugubre de prolonger la balade sonore dans une solitude apocalyptique de Mika Vainio. Plus onirique, on entend le dialogue lent de pixels avec le cosmos qui forment dans cette bande-son du futur une certaine sensualité (Syvyydessa-ê Kimallus). Des particules nucléaires craquent dans un ciel grisé d’électricité statique (dans Otava) d’où se reflètent les eaux du Styx. On y navigue la tête renversée sur la constellation (titre éponyme de l’album « Konstellaatio ») cherchant en vain à discerner les formes nébuleuses derrière des nuages de formol (Metsa-ên-Syda-ên). On se réveille dans une chambre d’hôpital à l’écoute de Neutronit, nous rappelant que dans la contemplation auditive dans laquelle on veut nous précipiter, nous ne sommes pas à l’abri d’un accident moléculaire.
Corps flous dans une ville chaotique
Les musiques désincarnées de Mika Vainio et d’Actress nous plongent dans un univers fait d’abstractions, où seules des ruines persistent. Le rapport à la science-fiction apparaît déjà dans le titre de leurs albums respectifs. « Ghettoville » pour le côté futuriste et urbain, dans un rapport compact et violent à la matière ; « Konstellaatio » pour une possibilité d’évasion dans l’espace. Si Actress abat une tempête déterminée par un beat dur, Mika Vainio esquisse le calme qui la précède, dans le brouillard électrique.
Mika Vainio et Actress cristallisent cette période nébuleuse plus moderne que futuriste que Antonio Gramsci a résumé en une phrase : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Ceux de la musique expérimentale.
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