À Thou Bout D’Chant (ATBC pour les intimes et ceux qui trouvent ça trop long) est une jolie petite salle de concerts située sur les pentes de la Croix-Rousse, à Lyon. Elle est spécialisée dans la chanson française. Avec Lucas et Matthias à la direction du lieu, on dresse le portrait de l’antre.
Depuis 2001, À Thou Bout D’Chant défend ici une bien belle idée. Celle de promouvoir la « chanson d’expression francophone » dans sa diversité et sa pluralité. Carmen Maria Vega, Amélie-Les-Crayons et bien d’autres ont débuté sous cette voûte en pierre. Et en 2003, ATBC obtient le label Scène Découverte de la ville de Lyon qui soutient et encourage les salles permettant l’émergence d’artistes locaux.
Changement de tableau en 2015, les fondateurs de la salle, Marc David et Frédérique Gagnol, passent le flambeau à Lucas Roullet-Marchand et Matthias Bouffay, tous deux âgés de 25 ans. Avec eux c’est un vent nouveau qui souffle sur ATBC. Dans la continuité du projet initial, Lucas et Matthias vont amener à ATBC une vision moderne, jeune et conviviale de la chanson française. Grâce à une équipe élargie qui œuvre avec beaucoup d’amour et d’énergie, ATBC est aujourd’hui un de ces lieux indispensables au milieu de la chanson lyonnaise, voire française. Nous les avons rencontrés pour parler de leurs évolutions, de l’état actuel de la chanson française, des projets liés la salle, de Brassens et de Sniper.
À Thou Bout D’Chant :
l’interview
À Thou Bout D’Chant est-il vraiment le « temple de la chanson française », comme on l’entend souvent ?
Matthias Bouffay : On n’aime pas trop ces termes, ça fait très religieux… Le terme est peut-être un peu fort pour simplement dire qu’on soutient toutes les créations francophones.
Lucas Roullet-Marchand : Et puis ça ancre le truc dans quelque chose d’immuable alors que justement ce qu’on défend c’est une chanson plurielle qui évolue beaucoup.
M : En fait, c’est autant le terme « temple » que le terme « chanson française » qui ne va pas.
L : Il n’y a que « de » qui va.
Quelles sont les principales évolutions d’ATBC depuis votre reprise en 2015 ?
L : Aujourd’hui on est de plus en plus en phase avec nos idées c’est-à-dire qu’on peut mieux rémunérer les artistes, on va de plus en plus loin dans l’accompagnement et on est de plus en plus nombreux dans l’équipe donc ça permet de défendre plus de projets, d’avoir plus de choses à côté de la simple programmation.
M : Ce qui a vraiment changé c’est tout le structurel, l’équipe et la façon de faire, qui est beaucoup plus professionnelle qu’au tout début.
Quels sont les principaux obstacles que vous avez rencontrés ?
L : Avoir les financements à temps au moment de la reprise. Ça a vraiment été une petite épreuve parce qu’on a appris une semaine avant qu’on aurait l’argent du prêt trop tard. Donc il a fallu trouver auprès de nos proches, ça a été un sacré coup de stress.
M : En fait, en général, ce sont ces problèmes-là les plus gros obstacles. Ce n’est pas insurmontable mais ce sont des petits rendez-vous ponctuels qui nous rappellent toujours que plus on veut développer le projet, plus il faut se confronter à ça.
Et pour parler de choses plus marrantes, quels sont vos souvenirs les plus improbables à ATBC ?
L : Bah, on ne va pas parler du budget prévisionnel ?
M : Haha, il y a des souvenirs à la pelle mais ce qui est très chouette en tant que petit lieu c’est qu’on a vraiment une approche privilégiée de l’accueil artiste parce qu’on est avec eux de A à Z. Ça crée des moments assez rigolos et très intéressants. Une fois que les artistes partent il s’est passé un vrai truc humain.
L : Buridane avait dit pour illustrer ça : « merci d’avoir ramené de la convivialité dans la chanson lyonnaise ». On y tient pas mal et c’est vrai que ce sont souvent des moments sympas avec les artistes, à raconter des conneries jusqu’à très tard…
On assiste un peu à un renouveau du « cool » de la chanson française et, quand vous avez commencé à ATBC, vous jouiez sur le fait d’être jeunes et fans de chanson française, ce qui n’était pas considéré comme hyper sexy. Qu’est-ce qui a changé, en quoi cela influe sur ATBC ?
M : Effectivement je m’étais fait la réflexion aussi et c’est allé assez vite en fait. Quand on a repris ATBC ça commençait à redevenir un peu cool les chansons en français. En tout cas ce qui est sûr c’est que ça n’influe pas sur ATBC parce que de base, nous, on trouvait ça cool. Pour nous Sniper c’est autant de la chanson française que Brassens donc ça ne change pas grand-chose. Dans notre programmation, il y a des projets dits « hype » c’est vrai, mais il y a aussi des projets qui peuvent paraître désuets. Et l’intérêt de la salle c’est de voir tout ça. C’est vrai que la chanson française dans son ensemble devient « cool » mais c’est bien, ça va dans le bon sens.
L : C’est très intéressant qu’il y ait des artistes musiques actuelles qui défendent le français. On le voit pour le tremplin découverte. C’était très flagrant la saison dernière : on a les enfants des artistes qui sont à la mode et on voit l’influence de ces artistes-là sur les propositions. Ça apporte une très grande pluralité, on a plus de candidatures, on a des propositions plus dans l’air du temps. Ils proposent des musiques très touchantes et très personnelles dans une forme moderne.
M : C’est pour ça qu’on pense que ça n’a jamais été aussi bien la chanson française. On avait écrit une phrase qui disait « la chanson c’était mieux maintenant ». Ce que je trouve intéressant aussi c’est que même si on fait des chansons très à l’ancienne on peut se dire, avec des lieux comme le nôtre, qu’on peut le faire, qu’on n’a pas forcément besoin de coller à un modèle. C’est très bien que des gens ressentent l’air du temps, soient à fond là-dedans et le fassent hyper bien mais c’est bien aussi de voir qu’on n’a pas à se forcer pour correspondre à un style plus moderne, plus actuel…
Quel est votre positionnement vis-à-vis du rap ?
L : Nous on a toujours considéré le rap comme de la chanson française. Parce que les rappeurs étaient les nouveaux chanteurs engagés, enfin tous les rappeurs ne sont pas engagés mais le mouvement est quand même fondé sur le fait d’avoir des causes sociales fortes à défendre, ce que la chanson a en partie mis de côté. Je fais une grande généralité parce qu’évidemment il y a toujours eu des chanteurs engagés qui se sont battus mais le rap l’a récupéré et il y a une partie du rap qui s’en est détachée ensuite. Tout ça pour dire qu’aujourd’hui pour moi, il n’y a pas de frontière. Il y a de plus en plus de projets qui viennent se mettre entre les deux, avec des fortes influences urbaines et des fortes influences chansons.
M : Je pense qu’on doit beaucoup au rap sur la sauvegarde de projets en français. Les gens avaient un peu abandonné les textes en français et ce sont eux qui ont pris le relais. À ATBC on a des scènes ouvertes slam/rap une fois par mois où les gens viennent tester des trucs et puis dans notre prog’ on essaye d’avoir des rappeurs. Mais ça prend du temps parce qu’on n’est clairement pas identifié comme une salle rap. En tout cas nous on kiffe.
Comment voyez-vous l’évolution de la chanson française que vous défendez dans les années à venir ?
L : J’ai l’impression que l’intérêt artistique vient du métissage, les projets qui mélangent le plus d’influences sont ceux qui vont le plus loin et qui nous attrapent. Alors peut-être que ça vient du fait qu’on voit beaucoup de choses et du coup on a envie d’être surpris, envie de nouveauté, de découvrir des choses qui n’existent pas, mais, ouais, pour moi, l’avenir de la chanson c’est encore plus de métissage avec tous les autres styles.
M : D’ailleurs je suis content que notre condition de programmation soit uniquement les textes en français parce qu’en fait ça délimite bien mieux les choses qu’un style musical. Les salles qui font du rock, par exemple, je ne sais pas comment elles arrivent à définir la limite. Ce que j’aimerais bien, sur l’avenir de la chanson et en général sur les artistes qui se lancent, c’est que les artistes viennent avec leur bagage personnel. Si tu as beaucoup écouté Brassens, si Brassens s’entend beaucoup dans tes chansons ce n’est pas grave, c’est bien, enfin il faut le faire bien et avec honnêteté, il ne faut pas copier non plus, mais ce n’est pas grave si ce que tu as aimé ou ce que tu veux porter semble désuet, de même que ce n’est pas grave si c’est moderne à mort et même expérimental… Je parle beaucoup de Brassens non ?
L : T’as dit Sniper aussi.
M : Ah ouais c’était bien ça, Sniper je ne le dis pas souvent.
ATBC est aussi un tremplin important pour la scène locale, comment assumez-vous ce rôle-là ? Qu’est-ce que vous mettez en place pour faire émerger cette scène lyonnaise ?
L : Ça a été hyper important quand on est arrivé de définir le projet sous deux pôles : la diffusion (les concerts) et l’accompagnement. On les met au même niveau. Alors c’est un peu l’iceberg, la partie qu’on voit c’est les concerts, et l’accompagnement avec les artistes, c’est la partie immergée. On fait aussi de la musique avec Matthias et on s’est arrêté juste avant d’envisager de se professionnaliser tous les deux. Du coup, à chaque fois qu’on fait quelque chose pour les artistes, on se dit « de quoi j’aurais eu besoin, qu’est-ce que j’aurais aimé avoir pour développer mon projet artistique ? ». On se dit qu’il faut qu’on puisse le proposer pour leur permettre d’aller plus loin. C’est pour ça qu’on a décidé de faire un dispositif d’accompagnement. On a un artiste tous les six mois qui est mis en avant par tous nos relais de communication et auprès de tout notre réseau professionnel. On fait aussi des rendez-vous réguliers avec cet artiste pour définir ce dont il a besoin et comment on peut l’aider. Souvent c’est en finançant des enregistrements ou en mettant la salle à disposition pour des résidences. Mais ça peut être aussi en faisant se rencontrer des artistes et des professionnels, par exemple.
M : Quand on regarde tous nos artistes accompagnés depuis le début ça conforte ce qu’on disait avant sur notre programmation ou notre vision des choses en chansons : on a eu plein de styles différents. On a eu Zim qui fait de la chanson un peu jazz/hip-hop, Melba qui fait de l’électro, Tom Bird qui est plutôt folk, Pandore qui est rock, Biscotte qui fait de la chanson humoristique… Du coup on ne peut pas les accompagner de la même façon. Ça montre les différents styles qu’on peut accompagner et les différences qu’il y a à accompagner tous ces gens-là, techniquement parlant.
L : Après, comment mesurer la réussite de l’accompagnement… Le premier critère tangible et concret c’est l’intermittence : est-ce qu’ils arrivent à vivre de leur musique ? C’est le plus gratifiant, je trouve, quand un artiste accompagné arrive à boucler son intermittence et à avoir un entourage professionnel qui va l’emmener vers une carrière.
M : Souvent il y a des jalousies entre artistes du style « untel réussi mieux », alors qu’en fait, s’il arrive quelque chose de bien à un artiste de cette scène lyonnaise, ça fait monter tout le monde, les salles, les artistes, etc. Nous, notre but, c’est de montrer ces artistes au plus grand nombre. Si on crée du lien c’est aussi parce que personne ne s’en sortira tout seul.
Vous avez aussi quelques activités annexes et avez acquis récemment un local pour faire des bureaux, des studios de répétitions, en quoi sont-elles importantes pour vous, pour le public ?
L : Pour faire un lien avec ce qu’on disait juste avant, genre les soirées « Tribute Thou » (soirées d’hommage), les tremplins découverte, « Les 24h du mot » (organisé dans le cadre du festival des « Chants de Mars »), tout ça, ce sont des moments de rencontre entre artistes qu’on défend beaucoup, c’est exactement ce que tu disais Matthias.
M : Nan mais tu le dis mieux je crois, déjà « rencontres entre artistes » je ne l’ai pas vraiment dit.
L : Ça ne peut être que vertueux que les artistes se rencontrent, échangent entre eux… Notre rêve c’est d’espérer participer à une sorte de génération d’artistes lyonnais qui percent ensemble. Une énergie positive de groupe qui emmènerait chacun a un nivèlement plus haut.
M : Ha bah voilà tu l’as mieux dit et plus court.
L : Et puis c’est vrai qu’on aime beaucoup rigoler aussi et un des trucs qu’on avait envie de faire pour se marrer c’était l’organisation d’un blind test qui s’appelle le « Qu’ouïs-je » parce qu’on a une sorte d’obsession des mauvais jeux de mots. On s’est inspiré de plein de choses qui existaient et on a fait une sorte de melting pot d’épreuves toutes plus farfelues les unes que les autres.
M : Ça permet aussi d’amener un autre public dans notre salle. Puis à force de venir certains s’intéressent de plus en plus à la prog’, on les voit dans les concerts et c’était aussi le but. Et puis très récemment on a des abonnés qui font le chemin inverse, qui commencent à venir aux « Qu’ouïs-je » ! Bon ça a mis quatre ans.
L : On aime rendre flous les contours de la culture pop en fait, et de ce qui est noble.
M : Enfin, en général, même dans la prog, c’est aussi ça ATBC. On ne critique pas Jul, par exemple. S’il y a plein de gens qui écoutent Jul c’est qu’il y a une raison et ce n’est pas un illettré ou un teubé comme beaucoup de gens aiment à penser… Ce blind test c’est l’occasion de mettre un truc dit « noble » à côté d’un truc dit « très très con » et ce n’est pas grave ! On écoute des chansons pour des raisons différentes, on n’a pas tout le temps envie d’avoir des textes de Jacques Brel, parfois c’est bien d’avoir autre chose. En fait la question c’est « est-ce que ça nous fait un effet ? » Parfois c’est le texte, parfois c’est la musique, parfois on ne peut même pas l’expliquer, ça nous parle donc on fonce quoi. En tout cas il y un vrai élan de la part des gens sur tout ce qui se passe autour de la salle, c’est chouette.
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