États-Unis, lieu indéterminé, disons sur internet. Richard Allen et son équipe défrichent les musiques des marges et tiennent un site ovniesque dont les valeurs politiques n’ont d’égale que la qualité des plumes qui le constituent. Si vous cherchez à écouter les sons des dernières calottes polaires avant que tout foute le camp, de l’ambient music sublime, la voix des espèces en voie de disparition, des nouvelles sorties jazz, foncez sur A Closer Listen. On a interviewé son fondateur avec une UK version below.
Il n’est pas chose aisée de se repérer dans ce monde des médias en ligne. Constamment sollicité.es par des magazines ressemblant à s’y méprendre à des pop-ups, version 2.0 du moustique tigre, on perd le fil, on clique sans le vouloir, on se fond dans un extrait vidéo catchy justifiant le vide qui suit. Mais en traceurs devant l’éternel, on débroussaille quitte à y aller à la machette, d’abonnements en désabonnements, et l’on se fraye notre chemin.
Si les unes du Point « Ce que pensent les Musulmans de France » vous évoquent plus une fin de civilisation qu’un éditorial à creuser, pas de panique, il existe dans ce monde des zones médiatiques à défendre. Sortis des logiques de rentabilité et de course à l’actualité la plus brûlante quitte à monter les un.es contre les autres, des papiers, chroniques et tribunes traitant du vivant émergent ici et là. Et abracadabra ! Même concernant la musique. Oui, en 2019 il est possible de trouver des journalistes assez farfelus pour parler de musiques sans pseudo-messages consensuels, d’artistes sans compte Insta, et de mélomanes assoiffés d’art plutôt que de plan marketing.
Certains se nomment The Wire ou The Quietus, ils parlent anglais, d’autres se sont appelés Tartine de Contrebasse ou L’ombre et la mesure et écrivent, en français, quand ils en ont le temps, ou dans une autre mesure plus large comme Goûte Mes Disques s’aventurent sur tous les terrains quitte à prendre des coups. Il y a aussi, de l’autre côté de l’Atlantique, un collectif de types pas nets du tout qui se sont réunis autour d’un webzine nommé A Closer Listen et qui, comme leur nom l’indique, ne sont pas vraiment supporters du monde productiviste qu’on nous sert au 20h.
C’est Richard Allen, un journaliste qui a filé de son ancien mag, et a rameuté tout ce que son ex-équipe comportait de déçus – ou de doux rêveurs – autour du projet. L’idée de base ? En Indiana-s Jones de la chronique musicale, ils foncent fleur au fusil dans des diatribes à propos de musique instrumentale et expérimentale, et ramenènent le genre littéraire à son rang d’art à part entière. Ambient, drone, électronique, expérimental, field recording & soundscape, musique contemporaine, rock/post-rock/folk & jazz… les musiques qu’ils traitent n’ont pas de paroles, ou en tout cas, la voix n’est jamais qu’un instrument comme un autre.
Qu’on se le dise, on parle ici d’un crew pointu qui parle à un public de niche, pas vraiment en phase avec la voie dominante. C’est un îlot qui n’a aucune chance de devenir, mais uniquement d’être. Si vous voulez écouter de la musique automnale ou de maisons hantées, n’allez pas sur Spotify, les algorithmes n’arrivent pas à la cheville des diggers de l’extrême qui constituent cette communauté sans futur. Alors on a discuté de musique avec le fondateur d’A Closer Listen, juste ci-dessous.
ENTRETIEN MAIL AVEC
RICHARD ALLEN
Comment l’aventure A Closer Listen a-t-elle démarré ?
Richard Allen : J’ai créé A Closer Listen en décembre 2011. J’écrivais jusqu’alors pour un autre site mais en suis parti pour des différences de goût. L’une d’entre elles était mon désir de me concentrer sur l’écriture de chroniques justes et positives. À la base, j’avais prévu d’être l’unique rédacteur d’un nouveau blog, mais en un jour, d’autres collègues ont quitté notre ancien magazine et ont proposé de me rejoindre. Joseph Sannicandro et Jeremy Bye sont devenus les co-administrateurs du site, et d’autres ont rejoint l’équipe en tant que rédacteurs. On est actuellement dix rédacteurs, dont huit très actifs.
Avez-vous un modèle économique ?
Il n’y a pas de modèle économique pour A Closer Listen parce que personne n’est payé. Je paye 99$ par an pour le site et une somme légèrement plus haute pour notre compte Soundcloud, donc techniquement je perds de l’argent. J’espère que nos lecteurs sont soulagés de voir qu’on a aucune publicité ou demande d’appel aux dons ; en ce sens, on reste purs. Mais d’autre part, nous avons le sentiment d’être « payés » par la musique que nous recevons.
On entend souvent que 90% de la musique écoutée est supportée par une douzaine de labels et médias, et à peine une centaine d’artistes. Comment réagissez-vous à ce genre de on-dit ?
C’est peut-être vrai pour la musique mainstream, mais pas pour la musique instrumentale et expérimentale. Depuis qu’ils peuvent chercher autant de musique, les gens ont plutôt tendance à ramifier au-delà des limites des artistes et des labels. Par exemple, quelqu’un qui achète de la musique sur Boomkat peut être amené à écouter des douzaines de nouvelles sorties chaque jour. Selon Robert Jourdain (Music, The Brain and Ecstasy), la plupart des gens acquièrent leurs goûts musicaux à l’adolescence, basés sur les préférences de chaque groupe social, et n’en changent jamais. Donc par exemple, une personne qui aime le rock continuera de préférer le rock arrivé à l’âge adulte, et globalement les mêmes groupes et les mêmes chansons. Chez A Closer Listen (ainsi que chez beaucoup d’autre sites), on est constamment à la recherche du nouveau et de l’innovation, tout en sachant pertinemment qu’on écrit pour un public de niche.
À l’heure où les médias sont surchargés de mails et souvent impossibles à contacter, vous dites que vous répondez toujours à ceux qui vous écrivent. Est-ce encore le cas ?
Notre politique est à vrai dire plus spécifique que cela. Je réponds à tous ceux qui nous envoient un album instrumental ou expérimental pour avoir un avis, et qui suivent les règles de dépôt des disques. Mais avec 300 mails reçus par semaine, je ne réponds pas à d’autres types de mail. Par exemple, les mails impersonnels de groupes de musique, les requêtes à propos de vidéos et de singles, les demandes à propos de choses qu’on ne chronique pas ou les demandes dans lesquelles il manque quelque chose (par exemple, le lien de téléchargement). Tout est écrit sur notre Submissions page.
Après des années d’écoute et de chronique de musique instrumentale, pouvez-vous me donner certaines de vos conclusions ? Y a-t-il une très importante quantité de musiques instrumentales créées ? Plus que de musiques vocales ? Quels sont les genres les plus productifs dans ce type de musiques ? Lesquels sont les plus intéressants, selon vous ?
Il y a plus de musique vocale qui sort que de musique instrumentale, mais il y a beaucoup plus de musique instrumentale que les gens réalisent. Juste, cherchez sur Bandcamp et vous serez estomaqués ! On reçoit approximativement 60 suggestions valides chaque semaine mais lorsqu’on ajoute les sorties à celles des revendeurs comme Boomkat, Norman Records et Forced Exposure, sans mentionner toutes les sorties des artistes en auto-production, on peut dire sans trop se planter que plus de 200 albums de musique instrumentale sortent chaque semaine pour un total de 10.000 par an.
Sur les sept couches de musique que l’on couvre, l’ambient est de loin le genre le plus populaire. Le marché du field recording est beaucoup plus petit, bien qu’on lui donne une place égale et (on aime se dire que c’est au moins partiellement grâce à nos efforts) il reçoit de plus en plus de reconnaissance. Certains des sons les plus intéressants viennent de ce genre : les sons des calottes polaires, des espèces en voie de disparition, et des habitants soniques avant et après le développement.
Une des caractéristiques sociologiques que j’ai remarquées est que tous les artistes et musiciens qui ont écrit à A Closer Listen semblent partager des vues politiques similaires. Celles-ci incluent une peur du changement climatique, un rejet de la xénophobie (qui vont de pair avec une aversion de Trump, Johnson et le Brexit), et un désir de former des communautés globales. Je trouve ça incroyable que des milliers des mails et albums soient tombés dans cette catégorie et, à ce jour, pas un seul n’est venu de la direction opposée (par exemple, en faveur d’un mur sur une frontière, du climatoscepticisme, ou du Brexit). Dans cette communauté musicale, il y a de l’espoir.
D’une façon, A Closer Listen est une réponse politique aux magazines de musique devenus plus ou moins des magazines people. Le marketing est-il votre pire ennemi ?
A Closer Listen est une réponse politique mais pas aux magazines. Notre site est une réponse politique à la négativité. De la même façon que la marque de vêtements Life Is Good a été fondée comme une réponse aux mauvaises nouvelles, A Closer Listen a été créé comme une réponse aux mauvaises chroniques. Mais ne nous y trompons pas, il y a une toujours une tapée d’albums horribles qui sortent. On choisit simplement de passer notre temps à faire l’éloge de certains au lieu de défoncer ceux qu’on déteste. Et concernant le marketing, il se gère tout seul vu que la plupart des chroniques finissent repostées sur les réseaux sociaux par les artistes et les labels.
Avec A Closer Listen, voulez-vous que les gens se rendent compte que la musique peut juste être de l’art, pas forcément une carrière ?
Oui, plus spécialement à notre ère numérique quand généralement les artistes ne font pas d’argent. C’est essentiel d’être heureux avec l’art – car l’acte de création est une chose positive – sans regarder en amont la chronique ou la popularité de l’artiste. L’art en tant que thérapie a également une grande valeur. On encourage les artistes à faire de la musique parce qu’ils aiment ça. On croit aussi que la chronique musicale peut être un art et on fait tout pour qu’il le soit. Enfin, on est fiers de tout ce qu’on publie.
Pourriez-vous me raconter un moment historique de l’histoire d’A Closer Listen ?
S’il n’y a pas vraiment de moment « historique » dans l’histoire d’A Closer Listen, on est fiers de faire des choses que les autres ne font pas. Par exemple, tapez « winter music » ou « winter albums » dans Google et vous trouverez des articles sur de la musique sortie en hiver, mais aucun album qui ne sonne comme l’hiver. Mon objectif réalisé favori est d’avoir vu que l’article The 25 Best Winter Albums of All Time (Les 25 meilleurs albums hivernaux de tous les temps) était devenu l’article le plus vu de notre site. De la même manière, Music for Haunted Houses (Musique pour maisons hantées) est l’un de nos hits. En clair, on veut écrire des articles qu’on aimerait lire nous-mêmes.
Ça vous a donné envie d’aller sur le site ? N’hésitez plus.
Original version
in english
How did A Closer Listen begin? Who are the founder(s)? How many do you have on staff?
Richard Allen : I founded A Closer Listen in December 2011. I had been writing for another site but left due to creative differences. One of these was my desire to concentrate on writing fair, positive reviews. I originally planned to be the sole writer on a new blog, but within a day a number of other staffers also left our former site and offered to join me! Joseph Sannicandro and Jeremy Bye became the site’s co-administrators, and others joined the staff as writers. We currently have ten writers, eight of them active.
Do you have an economic model?
There is no economic model for ACL because no one is paid. I pay $99/year for the site and a slightly higher fee for our Soundcloud account, so technically I lose money. I hope our readers are relieved to see that we never run ads or ask for contributions; in this way we remain pure. But on the other hand, we feel that we are « paid » by the music we receive.
We often hear that 90% of the music that people listen to comes from a dozen record labels and media outlets and at least a hundred artists. Do you agree with that statement?
This may be true of popular music, but not of instrumental and experimental music. Since most people have to seek out such music, they are more likely to branch out beyond a limited number of labels and artists. For example, someone who buys music from Boomkat may listen to segments of dozens of new releases each day.
Robert Jourdain (Music, The Brain and Ecstasy) notes that most people gain their musical taste in their teenaged years, based on the preferences of their peer group, and never change. So for example, a person who likes rock will continue to prefer rock as an adult ~ most likely the same bands and the same songs. At A Closer Listen (as well as many other sites), we continually look for the new and innovative, while realizing that we write for a niche audience.
On your website, you write that you always answer to those who write to your website. Is this still true ?
Our policy is actually more specific than that. I respond to everyone who sends us an instrumental or experimental album for consideration and who follows the simple submission rules. But with 300 emails coming in this week, I don’t respond to other emails ~ for example, group (impersonal) emails, inquiries about videos and singles, inquiries about things we don’t review and submissions that are missing something (for example, the download). It’s all spelled out on our Submissions page, so the easy answer is that if you’ve read that page and written accordingly, you’ll get a response!
After years of listening to and reviewing instrumental music, can you tell us some of your conclusions? Is there a large amount of instrumental music being created? More than vocal music? Which music genres are the most productive? Which do you find the most interesting?
There’s much more vocal music out there than instrumental music, but there’s a lot more instrumental music than people realize. Just search on Bandcamp and you’ll be astonished! We receive approximately 60 valid submissions each week, but when we add the releases we see at retailers such as Boomkat, Norman Records and Forced Exposure, not to mention all the self-released artists, it’s safe to say that over 200 instrumental albums are released each week for a total of 10,000/year.
Of the seven blanket genres we cover, ambient is by far the most popular. The field recording market is much smaller, although we give it equal billing and (we’d like to think partially due to our efforts) it is receiving greater awareness. Some of the most interesting sounds come from this genre: the sounds of melting icecaps, endangered species, and sonic habitats before and after development.
One sociological feature I’ve noticed is that ALL of the artists and musicians who have written to ACL seem to share similar political views. These include a fear of climate change, a rejection of xenophobia (along with a dislike of Trump, Johnson and Brexit), and a desire to form global communities. It’s amazing to me that thousands of emails and albums have fallen into this category and to this date, not a single one has come from the opposite direction (for example, in favor of a border wall, climate denial, or Brexit). In this musical community, there is hope.
In a way, ACL is kind of a political response to all the music magazines that became more or less like people magazines. Is marketing your biggest enemy ?
ACL is a political response, but not to glossy journals. Our site is a political response to negativity. In the same way as the clothing company Life Is Good was founded as a response to bad news, we were founded as a response to negative reviews! Don’t get us wrong ~ there are still plenty of terrible albums out there. We simply choose to spend our time praising those we like instead of ripping those we don’t.
As for marketing, it takes care of itself as most reviews end up re-posted on social media by artists and labels.
With ACL, do you want people to feel that music can be just art, not a career or job?
Yes ~ especially in the digital era, when most artists never make any money! It’s important to be happy with the art that one creates, as the act of creation is a positive statement, regardless of review or popularity. Art as therapy also has great value; we encourage artists to make music because they love music, or feel compelled to make music. And we believe that a music review can be art, and we strive to do so ~ we’re proud of everything we publish.
Would you tell me about an historic moment in ACL history ?
While there are no real « historic » moments in ACL history, we’re proud of doing things that others are not. For example, Google « winter music » or « winter albums » and you will find articles on music released in winter, but not albums that sound like winter. My favorite achievement is seeing the article « The 25 Best Winter Albums of All Time » become our most-viewed post ever. In like fashion, « Music for Haunted Houses » is one of our perennial hits, and we have the largest seasonal preview on earth (until someone shows us a bigger one)! In short, we want to write the articles we’d want to read ourselves!
A Closer Listen website.
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