Tricatel, c’est une histoire de la musique française, mais pas celle de Dominique A ni de Fersen, pas celle de Brassens ni de Brel. Tricatel, c’est une histoire de la fausse branchitude, des freaks un peu has been et largement avant-gardistes, des néons et des lunettes verres fumés. Tricatel est peut-être l’une des plus belles histoires de notre culture française de ces vingt dernières années. Alors, on a demandé à Bertrand Burgalat (il padrino), Fuzati (du Klub des Loosers), Chassol (de Chassol), April March (même vanne) et de membres d’Aquaserge et A.S Dragon de se rappeler leur meilleur souvenir lié au label. L’élégance de la punchline.
Souvenirs de Bertrand Burgalat
Ma première (et avant-dernière) interview dans les Inrocks. C’était en fin de journée, chez Tricatel, fin avril 1999. Je ne connaissais pas Emmanuel Tellier, je l’avais vu sur scène avec Chelsea des années avant, lors d’un concert à l’Européen organisé par Le Village Vert. Je sentais que je n’étais pas spécialement la tasse de thé des Inrocks, je n’avais aucune idée de ce que ça pouvait donner, si il allait m’assaisonner ou pas, mais j’ai senti un truc qui m’a donné confiance, et je n’ai pas eu à le regretter. Je n’ai jamais relu cette interview mais je suis à peu près sûr que toute ma vie, passée et future, est dedans.
Avec April March à Imola. Un peu avant, on avait joué en Suisse, puis à Milan, et le lendemain c’était Bologne. Sur l’autoroute je vois le panneau passer sans qu’on sorte. Je m’inquiète auprès de Ficelle, notre chauffeur-road manager. Toujours laconique et imprévisible (on s’était rendu compte qu’il n’aimait pas tourner à gauche), il m’apprend que le concert a été déplacé au dernier moment à Imola. On arrive dans une grosse boîte de nuit genre Macumba, adossée à une station-service au bord d’une nationale. Catering : le gérant du garage nous tend un gros paquet de chips pour toute l’équipe. Evidemment personne ne pouvait savoir que le concert, délocalisé le jour même, avait lieu là. Mais pour être payé il faut jouer. On a fait notre meilleure prestation de la tournée, devant le personnel de la boîte.
Journée Tricatel au Batofar le 15 juillet 2001. Dès 15h Christophe Lemaire avait passé de la super musique, ensuite on avait joué avec les Dragons dans un mouchoir, en haut du bateau, face au public sur le quai. Puis Helena, Antipop et Telepopmuzik s’étaient succédés à l’intérieur. Vers 23h, dehors, sur une toile perpendiculaire à la Seine, grâce à Etienne Blanchot, qui avait déniché les copies en 16mm (les films étaient introuvables en vidéo et pour certains comme Les coeurs verts le sont toujours) j’avais pu montrer La Première Nuit, de Franju, A la mémoire du rock de Reichenbach, Les cœurs verts d’Edouard Luntz, le Toby Dammit de Fellini dans Les Histoires extraordinaires, ces films qui ont tant compté pour moi.
Un concert des Shades avec les BB Brunes au Back Up en avril 2007. Dans une boite horrible du 15ème, un moment de grâce. C’était très beau parce qu’il y avait une forme d’innocence, ce soir-là, qui échappait aux simulacres et aux reconstitutions historiques, juste un débordement d’énergie adolescente, quelque chose d’assez intemporel somme toute.
BB Brunes+ Shades @ Back Up / Vendredi 06 Avril 2007
Popper’s Show à Radio Sciences-Po, octobre 2012. Lorsque j’arrive devant le bâtiment, au 117 boulevard Saint Germain, j’ai l’impression de bien le connaitre. Je réalise que ces locaux de Sciences-Po sont installés dans l’ancien centre culturel de la RDA. La dernière fois que je m’étais rendu là c’était en février 1987, et j’en étais reparti dans un car de police. Au sous-sol, à l’endroit même où la Stasi opérait 25 ans plus tôt, un studio de radio et des jeunes (Blandine Rinkel et Pierre Jouan) de mon âge à l’époque. Leur émission, le Popper’s Show, me rappelle les meilleurs programmes de Radio Cité Future ou La voix du Lézard. C’est brillant, libre et sincère. Ils ont un autre invité ce soir, un drôle de moustachu looké comme un conseiller PS des années Mitterrand, Benoit Forgeard. Intrigué et totalement séduit par ces gens que je ne connaissais pas, je suis sorti en me disant que je voudrai toujours faire des choses avec eux.
Chassol à l’Européen en juin 2015. La musique de la joie. C’est très galvanisant de sentir que ce qu’on aime peut être partagé et aimé, viscéralement. Cyril Vessier, qui a remonté le label il y a dix ans quand j’étais complètement à plat, s’est impliqué sans relâche pour ça. Cette ferveur qu’il inspire est due au talent de Christophe, à sa présence et à son attitude. Il y a des notes qu’il sort qui justifient à elles seules notre existence.
Flashes. L’enregistrement de Quadrille à Londres, Eggstone à Grand-Quevilly en 97 avec les Merricks et Grand Popo, Houellebecq aux Folies Pigalle, les Dragons avec lui à Rennes à l’UBU avec Jean-Louis Brossard, Ingrid Caven à l’Odéon, une jam à New York chez Serge Thomass, un concert des Dragons avec les Stooges au Bol d’or ou devant la Grande Bibliothèque pour une Fête de la Musique.
Souvenir de Fuzati (Klub des Loosers)
Il y a plus d’une dizaine d’années on était parti réviser avec un pote dans sa maison en bord de mer. Mais on avait emmené plus de shit que de bouquins. Je me rappelle un trajet en voiture, le long de la plage, en fin d’après-midi, après un arrêt à la superette du coin pour se ravitailler en bières. J’étais dans un état plutôt second. Dans la voiture passait un cd que j’avais fait, avec le morceau « Les pics de pollution« . On écoutait très fort les accords de Bertrand Burgalat sur lesquels Michel Houellebecq déclamait « Tu déjeuneras seul d’un panini saumon dans la rue de Choiseul et tu trouveras ça bon », en regardant le soleil disparaître. La plage en morte saison, les grandes rues vides et l’avenir qui semblait alors très flou. C’était pour moi un moment éminemment Tricatel.
Souvenir de Chassol
En Janvier 2015, après les mixes de Big Sun, j’étais aux bureaux de Tricatel avec Cyril et Céline à réfléchir à la pochette. Bertrand est passé au moment où nous regardions les propositions de Yannick LeVaillant qui travaille depuis longtemps avec le label, et nous avons décidé de la pochette en environ 20secondes. J’ai senti quelque chose de fluide, excitant et de familial. C’était un très bon et très court moment.
Souvenir de Benjamin Glibert (Aquaserge)
Crédit photo Aquaserge (Benjamin, c’est la belle chemine rose à poix) par Olia-Eichenbaum
Je me souviens particulièrement de la date à l’européen à paris le 28 juin 2008 qui a été pour nous la véritable occasion de lancer le groupe live et ce dans des conditions très classes et exceptionnelles à l’époque. C’était notre 1er concert et Bertrand nous a fait confiance, comme il nous a fait confiance pour l’accompagner sur scène. C’est une grande qualité.
Souvenir de Michael Garçon
(A.S Dragon / Poney Express)
A.S Dragon / Michael Garçon, c’est le type en cuir au premier rang
Mois de janvier 2000. Mon Rhodes de la tournée de Kojak est difficile à monter sur scène. « Eh collègue ça boume ? Me lance un type. Toi aussi tu joues sur du vintage! »
C’est le clavier qui faisait notre première partie, un groupe d’acid jazz early 2000. Ses habits dataient au plus tard du premier choc pétrolier. Le concert se passe et il revient me parler :
» On m’appelle beaucoup en ce moment pour accompagner. Si un jour j’ai plusieurs plans en même temps, ça te dirait de me remplacer ?
– Ben oui. » Il prend mon numéro. Puis j’oublie ce mec aussi vite que le menu du catering.
Avril, le téléphone sonne.
« Salut, on me demande de faire la tournée de l’écrivain Michel Houellebecq, tu peux me remplacer sur la première semaine ? »
– C’est qui, c’est quoi?
– C’est le label Tricatel, vas les voir et tu verras »
Le mec ne sait pas qu’il est en train de monter le futur meilleur groupe de rock français. Je vais chez Tricatel. Thomas Jamois m’ouvre. Perdu, je lui demande : « Bertrand ? ». En fait on m’avait parlé de Tricatel et de Bertrand Burgalat quelques semaines auparavant, lors d’un diner. Il était en photo dans le studio de la rue Richer, dans Rock’n Folk. Un des amis m’avait tendu le magazine : « T’as vu les claviers ? » Bien sûr que je les avais vus, mais pas la tête de Bertrand.
« Bertrand arrive » me dit Thomas, l’assistant. Ça commence pas très bien, quel con ! Je me rends compte aujourd’hui que ma présentation laissait à désirer. Je faisais de la house, j’avais un pantalon en plastique et des chaussures pour parader à la Gay Pride, loin de l’ambassadeur de Tricatel que je serai plus tard. Ah, ça y est Bertrand est là. Je suis sûr que c’est lui. Il a cet air familier, celui d’un cousin éloigné, d’ailleurs il m’appellera bientôt « fils ». C’est drôle, j’aurai plus tard cette même impression en rencontrant Alf, notre ingénieur du son.
« Alors, c’est toi Michael ? C’est bien Kojak, ça marche ça !
– Oui je crois.
– T’as une Space echo ?
– Oui.
– Engagé! Il nous faudra aussi un Wurlitzer.
– J’en ai un rouge.
– Engagé! Je dois enregistrer une partie de clavier sur un morceau, tu pourrais la faire ?
– Oui. J’ai un Clavinet, ça ira ?
– Super ! »
Je ne l’avais pas compris mais c’était une audition déguisée. En plus comme rien ne se perd, l’audition s’est bien retrouvée dans le morceau.
À force qu’on me le dise, j’avais moi-même fini par penser que « Tricatel c’est kitsch, c’est du easy listening ». Même si le plus jeune instrument date de 1980, dans l’antre de Bertrand, le temps n’a plus d’importance. Je vois tout de même, en tournant la tête, quelques écrans d’ordinateur à tube cathodique, contemporains et indispensables. Le studio dans le jus, avec les assistants qui tapotent sur leur clavier, on dirait le QG d’une armée prête à combattre l’indigence musicale. Avec pour arme le savoir faire et le bon gout. Je sortais d’école d’architecture et je retrouvais ici une ambiance familière. J’avais eu pour prof Henri Ciriani. En me corrigeant une maquette, il m’avait dit une fois : « Tu es là pour voir ce que les autres ne voient pas, c’est un service que tu rends ».
En mai 2000, je fais donc partie du groupe de Houellebecq à Rennes. Bertrand vient, à la fin du concert : « Les gars, je vous signe ». Début d’AS Dragon. Je rentre, le téléphone sonne. « Oh non c’est le clavier que je remplace ». Il me dit : « Allo, alors ça s’est bien passé la tournée? Je suis libre maintenant, je peux faire la suite avec Houellebecq ».
Souvenir d’April March
Mes plus anciens souvenirs en tant que starlette Tricatel ont commencé au milieu des années 90. Je revois une photo de Bertrand appuyé contre une balustrade dans un costume d’Harlequin. Il avait peut-être six ans sur la photo. Après m’être frotté les yeux, je me suis rendue compte que je n’étais assurément pas à Sherman Oaks, en Californie. Mais à Paris dans l’appartement de la mère de Bertrand. Ma propre mère venait de mourir. Je me sentais comme La Petite Fille aux allumettes.
La mère de Bertrand, Jaqueline, m’a appelée « ma petite souris ». Je l’adorais. Elle disposait les plus exquises des pâtisseries avec du melon et du jambon pour le petit déj. Tous les jours. Bertrand passait me chercher juste après. Tous les matins, elle le priait de manger un pain aux raisins et tous les matins il lui demandait si elle essayait de le tuer et si elle avait oublié qu’il était diabétique. Ensuite venaient les questions à propos de ses cheveux. Voulait-il vraiment avoir une photo de lui coiffé comme ça aujourd’hui ? Il nous expliquait qu’il aimait le look Playmobil.
Je ne me rappelle plus ce qu’il se passait tous les jours dans les rues, dans les bureaux et au-delà. Bertrand m’a introduite à de nombreuses personnes comme sa fille, alors qu’il a seulement deux ans de plus que moi.
Nos « journées » commençaient plutôt la nuit. On commençait juste à enregistrer Chrominance Decoder. Des acoustiques se sont calées aux Studios de la Seine à Paris et Aosis et Livingstone à Londres, de nuit. On commençait tous les soirs à 20h et on finissait à 8h le lendemain matin.
On passait pas mal de ces nuits à faire des conneries mais aussi souvent avec de sérieuses ambitions. J’ai vite compris que je pouvais faire confiance à Bertrand sur le processus créatif dans sa globalité. Il y avait une procession régulière de musiciens dingues et autres lighteux paradant dans le studio. Une nuit est venue Valérie Lemercier. On a enregistré en duo sur « La maison où j’ai grandi ». Je ne sais pas où ça se trouve aujourd’hui. Je me rappelle la regarder en coin avec admiration quand elle se tenait à côté de moi en chantant, souriante. « Quand Je me tourne vers mes souvenirs je revois là… ». Sa façon de sonner beau, narquois, mélancolique et malicieux… tout en même temps ? Génie ! Ensuite sont arrivés les Thee Headcoatees qui étaient les représentantes de la débauche de l’Angleterre. De la magie pure quand ils ont ouvert en chantant « Mon petit ami » et « Mignonette ». Andrew King, le premier manager de Pink Floyd qui gère aujourd’hui Publisher, portait toujours deux paires de lunettes de soleil l’une sur l’autre. Pour garder un œil sur tout, bien sûr. Ensuite, il y avait David Whitaker qui était tout pour moi. Je me souviens défaillir quand il m’a un jour demandé si gentiment une nuit « s’il te plaît, pourrais-tu chanter sans ce portamento ? J’essais toujours de chanter sans le faire, juste pour lui. Quand le projet a marché, on le devait à l’ingénieur Bertrand et moi, les mieux mi-clos mais convaincus qu’on était en train de construire le meilleur Cheval de Troie aux premières lignes du front de la scène musicale française endormie et victorieux, allions travers l’Atlantique et conquérir les USA.
Souvenir d’Hervé Bouetard (A.S Dragon)
A.S Dragon / Hervé Bouetard, c’est le batteur au milieu en costard
L’un de mes meilleurs souvenirs avec Tricatel s’est déroulé lors d’un voyage à Beyrouth au Liban. La veille d’un concert d’A.S Dragon (avec Natasha), nous étions invités par les organisateurs à un somptueux dîner dans un grand restaurant typique du quartier maronite avec orchestre traditionnel, danseuses, chichas et fez sur nos têtes. Après avoir festoyé des heures à table, nous déambulions dans les rues dans la même tenue: Chemises blanches, pantalons et mocassins blancs, tous les cinq enivrés de vins libanais, contrastant avec l’uniforme kaki et la mine sévère des soldats syriens postés à chaque carrefour. Un sentiment d’hyper puissance nous unissait, nous étions bien plus qu’un groupe de rock dans la nuit d’orient. Quand un air de Bertrand Burgalat chanté par April March émergea d’un bar jusqu’à nos oreilles… Se retournant vers l’un de nos hôtes, celui-ci nous dit dans un large sourire : « mais entrez donc, ils vous attendent ! » Poussant la porte nous découvrîmes dans un décor pop une « Tricatel Party », en plein Beyrouth! Des Tricateliens libanais nous avaient fait une très belle surprise ! Bien d’autres suivirent… Depuis, j’envisage de finir mes jours au Liban!
Pour les vingt ans de Tricatel, le label a plein d’idées : des pressages vinyle : Chante, Triggers et Cheri B.B. Une compilation : Tricatel XX, selection de titres du label en vinyle et CD. Un recueil de portraits par Pierre Jouan, illustré par Stéphane Manel. Un livre des paroles. Une compilation de reprises du répertoire de Bertrand Burgalat avec La Souterraine.
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