Au détour de certains mails, d’un clip, ou d’une gifle en concert, on s’attache à certains labels. Pour leur audace, leur intégrité, leur constance. Talitres est né à Bordeaux en 2001 avec l’idée forte, quasi-obsessionnelle, de défendre ce qui se faisait de mieux dans les courants pop, rock et folk. En toute indépendance, avec les libertés et les désillusions que cela implique. Avant de souffler dignement les quinze bougies (cf en bas de cet article), on ouvre les guillemets à Sean Bouchard, son fondateur, à qui on a demandé de choisir 15 albums dans un catalogue insensé.
« 15 ans – 15 albums. Choix cornélien et subjectivité terrible. Une direction artistique implique des orientations, des coupes, des décisions, qui déçoivent certains, et au-delà, qui peuvent déplaire. Subjectivité et choix assumés ici. Ainsi faut-il appréhender cette courte liste : un panorama incomplet mais une image certaine du cheminement de Talitres.
1 – ELK CITY – Status, 2001
Talitres est un label naissant, créé sur un drôle de coup de tête. Inconscient de la difficulté de la tâche, avec pour seul guide une passion naïve, je parcours la toile à la recherche d’une première signature. Les oreilles naturellement tournées vers une certaine scène nord-américaine, ce trio new-yorkais, avec comme trilogie d’influences le Velvet Underground, Luna et Mazzy Star, cogne à mon cœur. Pourquoi faire confiance à un Français, venu de nulle part, qui depuis Bordeaux propose un contrat de licence, la promesse d’une distribution, la tentative d’une promotion ? Car ces musiciens n’ont rien à perdre. Les marchés restent cloisonnés, l’Europe est un continent lointain, et le support d’un partenaire local un pari qu’il faut tenter. Status, la première référence de Talitres, paraît en mars 2001 et les médias français n’y sont pas insensibles : Bayon écrit une pleine page dans Libération (la première d’une longue série), Bernard Lenoir (France Inter) est un soutien indéfectible. Elk City réalise quelques tournées françaises, visite la Belgique, la Suisse et l’Italie. Un bel élan, mais encore tant de choses à apprendre.
2 – THE NATIONAL – Sad Songs For Dirty Lovers, 2003
C’est via Elk City que la connexion avec The National s’opère. Ils sont amis, ou tout du moins fréquentent les mêmes lieux new-yorkais. Très vite, on pouvait déceler chez ces musiciens une réelle envie, une clairvoyance, une ambition réfléchie et intelligente. Proposer en ouverture « Cardinal Song », le morceau le plus long de l’album et d’une élégance folle (un écrin pour protéger les incisions futures) fut un choix artistique fort, la marque d’un grand groupe en devenir. Aux détours de leurs nombreuses tournées, The National, c’est avant tout le souvenir de Sédières, de son festival et de la rencontre avec son programmateur, le très regretté Fabrice Ponthier. Dans ce cadre hors du temps, sous cette grange magnifiquement restaurée des liens se tissent et des amitiés se façonnent.
3 – FLOTATION TOY WARNING – Bluffer’s Guide To The Flight Deck, 2004
Ah…Flotation Toy Warning, mon groupe ‘doudou’, comme l’a si bien résumé un ami proche il y a quelques temps. Je n’ai jamais aimé les tops de fin d’année, les podiums, les classements, et je n’ai nulle envie ici de dresser une liste, d’élaborer un semblant de hiérarchie. Alors pourquoi cette singularité, pourquoi cet attachement ? Au-delà de leur musique, splendide et majestueuse, au-delà de cet album mythique, une vraie rencontre humaine se dessine, de forts moments personnels se gravent : leur venue à St-Malo lors du festival la Route Du Rock en 2004, Paul en béquille au festival Feedback à la Villette en 2005 (et trois générations assises sur la pelouse devant la scène) et tant d’autres choses. Je n’aurais pu concevoir fêter ces 15 ans sans leur venue. Flotation Toy Warning, c’est notre famille anglaise.
4 – THE WEDDING PRESENT – Take Foutain, 2005
Les Wedding Present, je les ai avant tout découvert à l’occasion de la parution du « Hit Parade I » en 1992. Cette succession de 45 tours sortis les uns à la suite des autres, mois après mois. La démarche est belle et fière, et quels titres, quelles reprises ! J’avais gagné le CD du Hit Parade II via un jeu concours organisé par Bernard Lenoir et Michelle Soulier sur France Inter. Lors de la sortie de ‘Take Fountain’, je me souviens leur avoir fait un courrier indiquant cela, qu’en un sens une certaine boucle se refermait, mais qu’elle en appelait d’autres.
5 – IDAHO – The Lone Gunman, 2005
Belle année 2005 (jusqu’à ce que l’on se prenne un double uppercut en novembre). Outre les disques cités ici, s’ajoutent Early Day Miners ‘All Harm Ends Here’, That Summer ‘Clear’, Piano Magic ‘Disaffected’ et The Organ ‘Grab That Gun’. Well, cette année constitue en elle-même un catalogue. Idaho, Jeff Martin & co. Je me souviens de cette double page dans Libération en 1993 (par l’éternel Bayon) à l’occasion de la parution de leur premier album Year After Year. Cette musique tellement belle, tellement fragile et tellement douloureuse. Accueillir Idaho fut bien sûr une obligation. Et un grand honneur.
6 – EMILY JANE WHITE – Dark Undercoat, 2008
Après deux années, deux très longues années de vaches maigres, Dark Undercoat est le disque qui a redonné vigueur au label. Il a débarqué un beau soir, sans crier gare alors que j’écoutais l’émission de Bernard Lenoir sur France Inter. 2006 – 2007 furent l’occasion d’intenses remises en question. Maintes fois j’ai failli lâcher prise. C’est toujours le cas maintenant, je me demande parfois à quoi bon toute cette guignolade. Mais je suis porté par le projet (dans son entité), par la musique, et tant que la foi, la volonté et l’optimisme seront là, Talitres continuera.
7 – SWELL – South Of The Rain & Snow, 2008
Damned, sortir un disque de Swell chez Talitres ? Êtes-vous vraiment sérieux ? Aucun ami n’avait voulu me suivre aux Foufounes Electriques (Montréal) cet été 1994. Pourtant, quelle affiche ! Swell + Madder Rose (aie, aie, aie Beautiful John). 41 vient de paraître, et il faut voir ce trio, sombre, addictif et à la mélancolie électrifiée. Avoir la possibilité d’abriter un tel groupe au sein du label est une hérésie, non ? Et bien non, cette faucheuse industrie musicale abat sa hache sur les plus fragiles, aussi merveilleux soient-ils.
8 – THE WALKMEN – You & Me, 2008
Jamais cette formation n’aura été reconnue à sa juste valeur. You & Me est leur panthéon romantique, un disque d’une élégance inouïe, le cœur déjà brisé, sans doute. Quelques années auparavant, à l’occasion de la parution de leur premier album « Everyone Who Pretended To Like Me Is Gone », j’accompagnais le groupe en Suisse, France, Benelux, Allemagne et Grèce pour leur première véritable tournée européenne. Héroïques dans les tréfonds merveilleux d’une salle à Athènes, généreux dans ce bar exsangue à Ghent. Il faut les avoir vu sur scène pour palper leur musique au plus près de l’os.
9 – FRANCOIS & THE ATLAS MOUNTAINS – Plaine Inondable, 2009
Comme j’aime cette poésie pastel, ce goût pour le partage, cet imaginaire voyageur et fluide. Ce fut un crève-cœur de voir Frànçois (et ses très chères montagnes de l’Atlas) filer chez Domino. Mais que voulez-vous, l’industrie musical est ainsi faite. On chérit toujours autant ce Plaine Inondable : ‘Friends’ qui a dû faire couler quelques rivières de larmes, la douceur de ‘Moitié’, ce ‘Pic-Nic’ final. Je suis d’autant plus heureux de les avoir avec nous à l’occasion de ces 15 ans.
10 – LE LOUP – Family, 2009
Le Loup et Talitres, ce fut le Renard et le Petit Prince. On s’est apprivoisés, mutuellement, au fil de leurs compositions, de leurs tournées, de nos échanges. Il ne fallait pas manquer Le Loup sur scène, Sam Simkoff en chef d’orchestre habité et hypnotisant, la meute à ses côtés, bourrée de talents, proche et protectrice. La France leur avait délivré un accueil extraordinaire, une générosité que le groupe engrangeait à chaque venue. Pourquoi une séparation si rapide ? Nous aurons l’élégance de laisser cette question sans réponse.
11 – THE APARTMENTS – drift – réédition, 2010
Au début des années 90, il y avait encore rue Mazarine à Paris quelques lieux hors du monde, et du temps. Un vieux boulanger (combien de pains façonnait-il par jour ? Comment vivait-il avec une si faible quantité ?), un peu plus loin sur le même trottoir après le Passage Dauphine, un vieux bistrot qui servait un demi insipide mais bon marché. Je fredonnais les sommets de Drift, je fredonnais ‘All His Stupid Friends’, jusqu’à ce que je comprenne que mes amis, qui me regardaient avec des yeux rieurs, pouvaient le prendre personnellement. Sans aucune raison bien évidemment. Quasi vingt ans plus tard, nous évoquions avec Peter Milton Walsh, non loin, de l’autre côté du boulevard St Germain, en montant vers le jardin du Luxembourg, l’idée de cette réédition. Le temps s’écrase et le temps se ramasse.
12 – STRANDED HORSE – Humbling Tides, 2011
En 2006, on fuyait la foule et la cacophonie de la fête de la musique. L’antre d’un appartement bordelais pour découvrir, sur les bonnes recommandations de Florent Mazzoleni (un ami cher), ce garçon, Yann Tambour, seul, alternant arpèges de guitare et de kora, nappant de ce chant sensible et légèrement chevrotant ses compositions où l’épure est reine. L’histoire est belle et ne demande qu’à perdurer. Un premier opus en 2007 , Churning Strides, puis cet Humbling Tides quelques années plus tard, folk enchanteur et nomade, libre et sublime de poésie.
13 – MOTORAMA – Calendar, 2012
Il faut rendre un hommage appuyé à cette formation. Jusqu’à quel point notre collaboration est-elle vertueuse ? Pourquoi cette marche commune ? Ce que réalise Motorama depuis la ville portuaire de Rostov-sur-le-Don, c’est ce que nous réalisons, au quotidien, avec Talitres au sein de cette ville fluviale qu’est Bordeaux. Une certaine défiance envers l’industrie musicale, mais au fil des mois, des années, une assurance confortée. Crois en ce que tu fais, ne fais pas trop de concessions mais ne soit pas pour autant obtus, et avant toute chose suis ta ligne claire. Motorama, ce sont nos jeunes frères russes.
14 – WILL STRATTON – Gray Lodge Wisdom, 2014
Somptueux opus d’un jeune homme qui a passé le plus clair de ses derniers mois à soigner l’invasion d’un cancer. “Why sing about death/When I just almost died ?” interroge-t-il en préambule à ce grand voyage intérieur ? Un folk sensible et suspendu dont se dégage une sérénité miraculeuse. Une leçon d’épure qui en dit très long sur la virtuosité du musicien, ce détachement qui rend ses compositions si proches et pourtant si lointaines.
15 – MOTORAMA – Dialogues, 2016
Forcément Dialogues pour conclure. Le prolongement d’une année pleine avec Motorama. L’Amérique Latine pour débuter. Cher public de Lima, de Santiago, de Buenos Aires ou de Quito ces derniers mots sont pour vous, pour votre fougue, votre envie, votre accueil, votre enthousiasme. Vous aviez apporté la meilleure des réponses. Nous faisons cela pour vous, pour vos rires, pour vos chants, pour vos danses et vos pleurs.
Par-delà l’artistique et au-delà de toute référence à un musicien donné, il faut quand même le souligner une fois : le label n’existerait pas sans le soutien indéfectible d’une personne. Vous imaginez laquelle.
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Toutes les infos pour l’anniversaire de Talitres :
PARIS / La Maroquinerie
09/11 : Motorama, Emily Jane White (Billetterie)
10/11 : Motorama, Flotation Toy Warning, Will Samson (Billetterie)
BORDEAUX / Le Rocher Palmer
11/11 : Frànçois & The Atlas Mountains, Stranded Horse, Will Samson (Billetterie)
12/11 : Motorama, Emily Jane White, Flotation Toy Warning (Billetterie)
Crédit photo Sean Bouchard : Gary Lafitte pour 10point15
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