« L’industrie musicale est-elle en bonne santé ? » Cette question posée par le collectif CURA, à travers deux tables rondes réalisées au MaMA Convention à Paris et à Lyon, cache en réalité un des secrets de polichinelle du secteur musical, depuis plusieurs dizaines d’années. À travers une enquête exploratoire inédite en France, les membres de CURA lèvent le voile sur l’état de santé des artistes et professionnels de la musique. On vous a isolé quelques chiffres à retenir.
L’invitation à la table ronde organisée conjointement par l’association La Guilde des artistes de la musique (GAM), le collectif CURA et le label Jarring Effects, le mardi 5 novembre 2019, contenait cette phrase d’une violence inouïe :
« Travailler dans la musique aujourd’hui amène à poser deux questions fondamentales : comment faire pour devenir le prochain Avicii, et aussi, comment faire pour éviter de devenir le prochain Avicii ? »
Rappel des faits : le Suédois était le premier interprète, en 2014, à dépasser la barre des 200 millions d’écoutes pour un titre sur Spotify. Il se suicide quatre ans plus tard à l’âge de 28 ans après plusieurs années de dépression. Le décor est planté. Ainsi se présente l’ambiance assez grave, face à la trentaine d’individus travaillant dans les secteurs de la musique et de la santé présents. Face à elleux, Sandrine Bileci présente les chiffres de cette première étude sur l’état de santé des artistes et professionnels·les de la musique. La cofondatrice du collectif CURA (aujourd’hui naturopathe après avoir travaillé plusieurs années en tant que label manager chez un distributeur) a collaboré sur cette enquête avec Suzanne Combo, co-fondatrice de la GAM, Robin Ecoeur, journaliste musical, auteur du web-documentaire, produit par nos confrères de Gonzai, « Un peu, beaucoup, à la folie » sur ce même sujet et le producteur Shkyd et auteur chez Yard, de l’article « La santé mentale : succès dans le rap américain, silence dans le rap français ». Ce quatuor a donc mené une enquête « exploratoire » d’« uniquement » 500 répondants dont la moitié sont des musiciens. Une première recherche, afin d’obtenir des tendances d’un sujet encore tabou en France.
Le Collectif CURA, auteur de l’enquête sur la santé mentale des artistes et professionnel.le.s du secteur musical. De gauche à droite : Suzanne Combo, Shkyd, Sandrine Bileci, Robin Ecoeur
La plus triste de tes copines. De tes copines…
« Quatre personnes sur cinq souffrent d’anxiété, quatre personnes sur cinq se sentent déprimés, 23% des interrogé.e.s ont été diagnostiqué·es d’une dépression¹. »
Un chiffre près de 2,5 fois supérieur à la moyenne nationale. Voici la réalité de l’état de santé mentale des acteurs de l’industrie musicale. « Oui, mais on sait que ceux qui se dirigent vers ces métiers ont une sensibilité plus forte que les autres » répond un premier participant, comme pour, déjà, trouver des excuses à des chiffres alarmants.
Précarité financière, enchevêtrement entre vie personnelle et professionnelle, pression sociale, décalage des rythmes de vie, autant de symptômes qui accentuent ces facteurs d’anxiété et de dépressions. Diagnostic masqué ou tué par la « starification » des idoles que les labels / bookeurs essayent de générer afin de faire de leurs protégés « le prochain Avicii ». « On fait un travail-passion » explique Sophie Broyer, gérante de Trente-Trois, bureau d’accompagnement en organisation du travail auprès des structures culturelles, « c’est l’endroit où j’ai vu le plus de souffrance au travail » développe-t-elle en évoquant une structure bien connue des Lyonnais.
Une pression sociale qui vient non seulement des organisations, mais aussi de ses membres comme l’explique un bookeur « on trouve ça anormal qu’un autre bookeur ne soit pas à un concert important un soir de semaine ou en festival, le week-end, […] quand nous on y est ». « A un entretien d’embauche, on m’a dit ‘si tu es là, juste pour faire tes 35 heures et pas te rendre à des événements le soir, autant aller travailler derrière un bureau.’ » confie un chargé de communication.
Si les langues se délient rapidement entre personnes du milieu, le fort taux de dépression est aussi dû à l’incapacité de ses acteurs à l’expliquer à d’autres en dehors du secteur, explique Sandrine Bileci. Qui ne rêverait pas être dans une salle parisienne devant 1200 personnes un soir, pour se réveiller à Toulouse le lendemain matin et répéter cela chaque jour dans le cadre d’une tournée, sur plusieurs semaines, sur plusieurs pays. Ce qu’on ne dit pas c’est la relative solitude de ne voir ni sa famille, ni ses amis et surtout de devoir constamment rester dans une attitude proactive en alimentant ses réseaux sociaux.
On dormira quand on sera mort
Ce rythme de vie n’a pas que des conséquences sur la santé mentale, mais bien évidement aussi, sur la santé physique.
« Quatre personnes sur cinq souffriraient de rythmes de sommeil perturbés, de mauvaises habitudes alimentaires et manqueraient d’exercices physiques¹ »
Souvent moquée et parfois ignorée, la blessure due à la pratique des instruments de musique est elle bien réelle. Ignorée, car sources de jugements, là aussi, de la part de ses semblables. L’un des musiciens présents, jouant dans un orchestre de musique classique; avoue avoir continué à se produire plusieurs semaines durant malgré une tendinite au poignet, de peur de perdre sa place dans l’orchestre.
Les places en haut de l’échelle étant chères et le fameux sésame de l’intermittence tant convoité, les musiciens comme les personnes exerçant dans le secteur musical, n’osent pas dénoncer ce système indécent de peur de perdre leur ticket gagnant. Quand la question est posée de savoir « pourquoi ces artistes ne vont pas voir un médecin », le producteur Shkyd explique durant la présentation au MaMA : « On est dans un milieu flou, où ils [les artistes] n’osent pas dire non quand un lieu parisien leur font un cachet au black, car ils n’ont pas de connaissances en droit du travail. Alors connaître les droits de leur mutuelle, ça paraît impossible. »
C’est justement l’un des objectifs du collectif, qui souhaite établir un annuaire des professionnels·les de la médecine qui ont l’habitude de travailler avec ces problématiques au quotidien. « Si un artiste se blesse en tournée à Metz, Marseille ou Bordeaux, il doit pouvoir faire appel à quelqu’un qui connaît déjà son métier et ce type de blessures » poursuit Sandrine Bileci.
Mais ces « simples » troubles de la santé peuvent aussi avoir de réelles conséquences car près d’une personne sur deux souffre, parfois ou souvent, de problèmes auditifs (48% selon l’étude, contre 12% dans la population française globale). Un chiffre qui n’étonne (malheureusement) que peu les spécialistes du secteur, « lorsque les musicien·nes sont interogé·es, ils mentionnent quasiment tous avoir, ou avoir déjà eu, un ou des troubles auditifs temporaires ou définitifs » mentionne Alice Rouffineau, chargée des actions culturelles du Périscope.
Je coupe le son. Et je remets le son
Contrairement aux soucis de santé mentale, la santé physique n’est pas un sujet tabou. « Les problèmes auditifs sont dus au fait que la musique est trop forte. Donc on [les organisations] trouve une solution » compare la modératrice. Un décret du 9 août 2017 est allé dans ce sens en baissant le volume autorisé dans les clubs et festivals, passant ainsi de 105 décibels à 102. Une baisse de trois décibels, qui peut paraître infime et qui, pourtant, se ressent lorsqu’on se rend à des festivals étrangers, non soumis à cette réglementation (Oui, Dour et Genève c’est de vous que l’on parle).
Les scènes de musiques actuelles (SMAC) ou classiques réalisent aussi de nombreux efforts en ce sens. Aussi bien pour la protection des musicien·nes avec, par exemple, la mise en place de « vitres de protection entre les cuivres et les violons [dans les orchestres symphoniques] », nous apprend un musicien d’un orchestre lyonnais, mais aussi et surtout à travers la prévention dans les SMAC et d’autres dispositifs culturels.
Pour le Périscope, comme pour la majorité des scènes labellisées en France, la prévention passe avant tout par les publics scolaires. Publics certes les plus fragiles, mais aussi les moins sensibilisés aux risques auditifs². Pour cela, la salle s’appuie sur des dispositifs comme celui d’Agi-Son, association, qui « agit pour une bonne gestion sonore » et qui milite depuis le début des années 2000 auprès des différentes organisations du secteur musical pour diminuer ces risques. Ainsi, si pour la salle lyonnaise, mettre à disposition des « protections auditives » (plus connues sous le nom de bouchons d’oreilles) est une évidence (et une obligation par la loi aussi), la mise en avant de campagnes visuelles comme « HEIN !? » d’Agi-Son, permet d’expliquer au mieux les risques.
Quand on cherche un peu à creuser sur les causes réelles de tous ces troubles, un consensus se crée, le premier de la soirée : la précarité du système. Aussi bien au niveau des artistes que des festivals. Un quota d’heures absolument illégal sur une très courte période, « j’ai vu des festivals, où il était normal qu’un ingénieur du son n’ait pas de pauses pendant 48H » raconte Sophie Broyer, qui a notamment été directrice de deux SMAC distinctes pendant près de 15 ans. « Et il est là le danger, car un ingénieur du son fatigué, ça cause un larsen malheureux et ça vous suit toute l’année, voire plus » poursuit un autre. Pour les festivals, face à des subventions qui fondent comme neige au soleil, pas certains que la situation s’améliore de sitôt.
Pour un verre avec toi, je ferais n’importe quoi
Comme nous l’avions évoqué dans cette étude, le business de la bière est fortement intégré aux lieux culturels et festivals. C’est sur ce chiffre alarmant que se poursuit la présentation de l’étude de CURA :
« 43 % disent avoir, parfois ou souvent, des problèmes d’alcool, contre 10% des adultes français. »¹
L’inconscient collectif sur la vie d’un musicien, où l’on s’imagine un frigo rempli de bières à chaque étape de la tournée, est souvent une réalité. Depuis des années, on se partage des anecdotes entre personnes du milieu, en rigolant franchement, sur des demandes aberrantes sur la fiche technique de certains artistes, ou bien sur des situations rocambolesques mêlant alcool et/ou drogue, tout en se masquant le danger de nos propres addictions. Si bien qu’une phrase pourtant évidente, sera celle qui étonnera le plus les auditeurs de cette table ronde : « Vous avez conscience qu’il est illégal de boire de l’alcool sur son lieu de travail ? Et que pour les artistes et professionnels·les, leur lieu de travail est la scène. Donc on ne devrait pas leur distribuer de l’alcool ainsi. »
Le problème d’addiction à l’alcool dans la musique s’explique par le contexte culturel dans lequel il se produit, selon Sophie Broyer. Il est plus « normal » de boire des boissons alcoolisées dans un travail de nuit et/ou surtout dans un cadre festif tels que le sont les festivals ou les salles de concerts, qui bénéficient dans la majorité des cas d’une Licence IV leur permettant de vendre lesdites boissons. Cela peut même être un facteur prédominant sur le jugement que l’on porte sur une salle. Une salle bien connue du Rhône-Alpes souffrirait ainsi du fait qu’elle ne sert pas d’alcool au détriment de sa programmation, nous explique l’ancienne directrice de SMAC.
La dépendance au sein de ces milieux de la fête et de la nuit ne s’arrête bien évidemment pas qu’à la consommation d’alcool, mais perdure aussi dans celle liées aux drogues. Sans connaître la nature des drogues :
« 30% du demi-millier d’interrogé·es estime avoir des problèmes d’addiction à ces substances illicites¹. »
Là encore, ce chiffre n’étonne que peu le public présent en cette soirée de novembre. Peut-on encore balayer cette info sous le tapis du contexte « culturel » dans lesquels ces « addicts » évoluent ? Si les fouilles ont lieu chez les festivaliers pour les empêcher de (trop) consommer, elles sont souvent beaucoup plus légères chez les professionnels·les et (voire inexistantes chez) les artistes. « Au sein, du notre festival, nous ne prévoyons pas [de drogues] à disposition des artistes, mais on sait rediriger vers certains techniciens » nous confiait cet été, une chargée de production d’un grand festival francophone. Chacun, à sa manière, se dédouane du problème et ne s’en étonne plus qu’aux enterrements. Un a eu lieu, récemment, à Lyon, où une intermittente du spectacle a mis ses fins à ses jours.
Où sont les femmes ? Qu’on embrasse et puis qui se pâment.
L’étude montre donc une exacerbation des travers de la société, ayant des conséquences réelles pour la santé de ses acteurs. L’alcool, la drogue, l’épuisement physique et moral dus au travail sont des conséquences entraînant un cercle vicieux, chaque addiction nourrissant fatigues et tensions. L’un des travers n’avait pas été encore évoqué, celui du harcèlement moral et sexuel chez les femmes travaillant dans cette industrie. Qu’elles soient chanteuses, musiciennes, bookeuses, directrices, chargées de communication (mais avant tout parce qu’elles sont femmes) :
« 50% des professionnelles de la musique ont été harcelées moralement et 31% harcelées sexuellement dans le cadre de leur travail »
Deux jours après le témoignage d’Adèle Haenel dans les colonnes de Mediapart, chacune y va de son expérience pour raconter ce qu’elle a subi de la part d’une personne hiérarchiquement supérieure ou non ; et de comment ce système a essayé d’étouffer leurs plaintes. D’une femme qui subira un baiser sur le front en signe d’au revoir, geste infantilisant au possible, d’une autre ayant été prise à partie dans un bar VIP d’un festival, une partie des femmes ose parler aujourd’hui. Dans un cadre où ces violences ne sont plus réellement un secret, il est toujours difficile pour elles d’affronter le regard des autres, dans un monde où l’on cherche toujours des excuses aux hommes. L’un d’entre eux bafouillera des inepties sur le fait que ces personnes sont justement dans le contexte de la nuit et de l’alcool. Comme si un travers devait forcément en amener un autre. Dès lors que des chercheurs·cheuses et victimes essayent de démontrer avec des témoignages et des chiffres, les violences de cette machine bien huilée. La machine et ses Terminators essayent de lui trouver des excuses. Heureusement, des Sarah Connor, ils en existent de plus en plus, qui se lèveront pour dire à cet homme qu’il dit des inepties. Une mince lueur d’espoir qui laisse à croire que ce système n’aura pas la fin inéluctable que lui imaginait James Cameron.
Je te donne tout. Prends ma vie. Me voici.
Cette enquête est certes exploratoire et ne peut donc que donner des tendances et non des réalités sur les problèmes mentaux, physiques, d’addictions et de harcèlement qui ont lieu dans le monde de la musique. Le collectif CELA recherche actuellement des fonds pour mener une nouvelle enquête avec des questions plus poussées sur un panel plus important. Mais cela met déjà en exergue un certain nombre de dangers. Alors quelles armes reste-t-il à ces travailleurs pour se défendre ? Selon les acteurs·trices de cette table ronde, supprimer le tabou sur ces questions pourraient déjà permettre une remise en question les normes nauséabondes qui sévissent actuellement dans le secteur. Il s’agira, selon elleux, de démarches personnelles, mais aussi sous forme de groupe (comme CURA), qui permettra une meilleure prise de consciences des artistes et professionnels·les du milieu afin de trouver ensemble des solutions, à une amélioration de leurs conditions de vie. L’étude du collectif CELA se conclue par un chiffre :
« 53% des interrogé.e.s ressentent l’envie de changer de secteur d’activité »¹
Mhhh. Peut-on vraiment dire que l’industrie musicale est-elle en bonne santé ?
¹ Les chiffres issus de cet article proviennent de l’étude du Collectif CURA : Enquête sur la santé et le bien-être dans l’industrie musicale en France : une industrie de passionné.es sous pression disponible sur le site de La GAM
² Récent exemple, le rappeur, Roméo Elvis a expliqué lors d’interviews pour son récent album, « Chocolat » souffrir d’acouphènes, dues à son écoute, trop forte, de musique lors de son adolescence
C’est la première fois (peut-être est-ce de ma faute … car cela m’a toujours interrogée !) que je lis un article sur les divers risques traversés par les artistes en raison de leurs conditions de vie professionnelles.
Il y a URGENCE !
BRAVO !