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Interview de la soprano Sabine Devieilhe et du musicien électronique Superpoze

À l’occasion de Variations, la série de créations entre instrumentistes classiques et jazz et producteurs de musiques électroniques, on a rencontré l’un des duos pour une discussion poussée. Superpoze et Sabine Devieilhe ont bien voulu répondre à nos questions sur leur rencontre, leur façon d’appréhender la musique de l’un et l’autre, et le répertoire qu’il ont repris : celui d’une curieuse religieuse du 12ème siècle,  Hildegarde von Bingen.

Lors d’une des répétitions de Superpoze et Sabine Devieilhe au Studio Bleu à Paris, on est allé jeter une oreille à ce qu’ils allaient nous préparer pour la soirée de Variations. Le thème imposé par notre équipe : tourner autour de la musique d’une religieuse du 12ème siècle nommée Hildegarde von Bingen. Alors là, vous vous dites « ils ont complètement débloqué chez Sourdo, je me désabonne et je regarde Drucker, ça me donnera un coup de jeune. » Et vous auriez tort. Entièrement.

Parce que si âgée qu’elle soit, la demoiselle qui aurait bientôt mille ans au moment où l’on écrit ces lignes, est tout ce qu’il y a de plus moderne. Avant l’heure. Avant-garde. Comme le terme de bourgeoise-gentillefemme n’a jamais été inscrit nulle part dans les grimoires tenus par de l’encre testostéronée, il est de notre devoir d’évoquer, autant que faire se peut, la vie, l’œuvre d’Hildegarde von Bingen. D’ailleurs, le terme la concernant serait bien plus radical que celui pré-cité, s’il fallait en trouver un. Pierre angulaire des arts médiévaux, éminente scientifique, herboriste, femme de lettres, Hildegarde est l’une des personnalités les plus importantes du millénaire. Vous trouverez des lectures à n’en plus savoir qu’en faire sur les interwebs.

Vous imaginez bien qu’il a été difficile pour nous de savoir à quoi ressemblerait la rencontre entre l’une des plus éminentes soprano françaises – il y en a moins que les doigts d’une main sur le territoire -, lauréate de quatre Victoires de la musique classique, et un prodige des musiques électroniques, lui aussi Français, lui aussi Normand, autour d’une musique aussi ancienne. Et que dire… Le travail effectué par Sabine Devieilhe et Superpoze autour d’une œuvre très personnelle et sensuelle de la compositrice est tout bonnement hallucinant. Il raconte la facette la moins étudiée peut-être de la personnalité d’Hildegarde, sa puissance, son rapport au corps, loin, très loin des courants de pensée du 12ème siècle.

Voici une discussion sur la création des deux artistes, tout en détente.

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INTERVIEW :
SABINE DEVIEILHE & SUPERPOZE

Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Superpoze : Via la série Variations.

Sabine Devieilhe : C’est complètement la série. On était sensés pouvoir se connaître parce qu’on vient de la même région, de Normandie. On a quelques personnes en commun, mais c’est réellement pour Variations que ça s’est fait. Je connaissais Gabriel de nom et d’oreille.

Superpoze : Idem pour moi.

Sabine Devieilhe : Mais le vrai prétexte, c’est ce moment de 30 minutes de musique qui nous est tombés dessus. On en est très contents.

Sabine, tu connaissais la musique de Superpoze ?

Sabine Devieilhe : Je la connaissais un peu, par ma petite sœur. Gabriel est de sa génération. Elle m’avait parlé de ce fameux musicien. J’étais allé jeter une oreille. Quand le projet m’a été proposée, aussi curieux puisse-t-il paraître sur le papier, je me suis tout de suite dit « tiens c’est le gars que j’ai entendu, et j’aime beaucoup ce qu’il fait« .

Que t’évoque-elle ?

Superpoze : Oula.

Sabine Devieilhe : Que tout est possible. Que sans partition mais avec des références sonores, on peut créer de la nouveauté, et finalement c’est ce que moi en tant qu’interprète du milieu plus classique, je défends aussi. Alors évidemment j’ai un support de partition au quotidien, que j’oublie le temps des représentations. Mon travail c’est de faire croire à mon public que je suis en train de créer une histoire pour eux. Donc j’ai l’impression qu’on fait le même métier.

Et toi Gabriel, quel est ton rapport à la musique de Sabine ?

Superpoze : C’est plutôt le répertoire dans son cas. Je la connaissais de réputation et j’avais déjà entendu. Surtout, j’ai eu l’occasion, grâce à elle, d’aller voir l’un des plus beaux spectacles de ma vie, je peux le dire sans mentir, c’est Les Indes galantes (de Jean-Philippe Rameau), où Sabine tenait l’un des rôles principaux. Et ça c’était incroyable. Et ce que ça m’évoque… Moi je suis un peu le vilain petit canard du conservatoire, j’ai une formation classique, j’ai fait les horaires aménagés, mais j’ai arrêté par… je ne sais pas. En crise de pré-ado. J’ai arrêté. Je ne voulais plus entendre parler de musique classique. Je la connais suffisamment peu pour qu’elle reste un fantasme de musicien autodidacte – même si je ne le suis pas vu que j’ai fait du solfège. Finalement tout ce qui compose ma musique aujourd’hui, la synthèse sonore, les samples, tout ça, il n’y a rien que j’ai appris pendant ma formation classique. Donc j’ai toujours du mystère et du désir à cet endroit. C’est un moteur de création énorme.

Sabine, tu avais déjà bossé avec des musiciens de musiques électroniques, ou des collaborations qui te sortaient de, si je peux dire, ta zone de confort ?

Sabine Devieilhe : C’est pas très confortable la musique classique, ahah. En fait, j’ai commencé la musique classique par le violoncelle, donc je suis instrumentiste d’abord. C’est ce qui fait que je m’y retrouve dans le côté technique de la musique électronique, d’avoir un instrument intermédiaire entre l’interprète et le public. Je conçois le truc. Pour faire du chant, je n’ai pas fait tout de suite du chant opératique, mais du jazz. Quand je suis entrée au CNSM à Paris, j’ai fait partie de la classe de jazz, j’en ai fait assez longtemps. Ce que j’aime dans la musique improvisée, ou en tout cas sans trame écrite, c’est la construction harmonique. Ce travail de création avec des références qu’on indique au public, de création d’un matériel harmonique. Je le connaissais avec le jazz, mais jamais avec un musicien électro. Et j’adore ça.

Gabriel, tu avais déjà une expérience de collaboration classique ?

Superpoze : Jamais avec du chant lyrique. J’avais déjà collaboré avec un orchestre de musique baroque qui s’appelle Code. On l’avait fait aux Trans Musicales 2015 avec Dream Koala, ça avait été filmé. En tout cas, quand le projet m’a été proposé, immédiatement, avant de penser à Sabine, l’idée du chant, c’était ma condition. Déjà, je n’ai jamais eu l’occasion de le faire. Et puis, même si je suis toujours impressionné par la virtuosité d’un instrument, ce qui se passe là, c’est un mystère absolu. C’est fascinant. Ici, toute la performance est basée sur la voix de Sabine. On n’a pas besoin de réarranger des œuvres qui n’ont pas besoin d’être réarrangées. J’ai toujours peur du gadget ou du remix pour le remix. L’interaction directe avec une voix me paraissait être le moyen de faire Variations.

Tu utilises les mêmes instruments ou machines que lors de tes lives ?

Superpoze : Il y a seulement un synthétiseur qui sert à dévoiler une basse, à un moment pendant le concert. Mais sinon, ce ne sont pas des instruments de musique au sens premier, qui génèrent du son ou font vibrer quelque chose. Non, je n’ai que des pédales d’effets, majoritairement des pédales qu’on utilise pour les guitares habituellement. Je m’en sers pour récupérer la voix de Sabine, l’octavier, la modifier, la hacher, créer des rythmiques. Ce ne sont pas des instruments habituels. On n’a pas adapté une pièce, on a créé un système autour d’une pièce. On a une trame, mais ça donne lieu à plein d’interprétations différentes possibles. Ce qu’on fait en studio n’est pas ce qu’on fera en live.

Sabine, on dit que tu es une soprano colorature, qu’est-ce que ça veut dire ?

Sabine Devieilhe : Les cordes vocales et l’instrument, qui est le corps humain, déterminent une caisse de résonance et une fréquence de vibration. Moi j’ai des cordes vocales qui sont très courtes et fines, pour être dans les détails très techniques, je suis assez petite, et j’ai une grande souplesse naturelle de l’instrument vocal, ce qui fait que ma tessiture c’est d’être soprano colorature, c’est à dire que je chante aigu de façon assez agile. Ce qu’on a travaillé avec Gabriel, c’est comment évoquer la musique médiévale d’Hildegarde von Bingen avec un instrument comme le mien et avec des effets comme les siens. Le début de notre set, c’est un travail sur le déroulement du spectre harmonique. Ça raconte aussi ce qu’on est nous dans la vie. Moi naturellement mes harmonies sont de plus en plus aigus, j’ai un spectre harmonique de plus en plus haut perché, on commence à raconter ça. On a besoin pour la musique d’Hildegarde de créer un espace sonore et pour ça, c’est Gabriel qui intervient parce que dans une pièce comme le siège social des Aéroports de Paris, on a évidemment pas l’acoustique pour laquelle cette musique a été écrite : le jeu d’une note et son harmonique a été créée grâce à une acoustique en pierre, grande, d’église. Évidemment il n’était pas question de faire ça dans une église et tant mieux parce que c’est là que Gabriel a toute son importance. On cherche à recréer un contexte pour cette musique.

Vous connaissiez la musique d’Hildegarde avant le projet ?

Sabine Devieilhe : Oui, j’ai fait de la musicologie, donc pour moi Hildegarde c’était une grande figure de la musique médiévale et une grande femme du monde. Elle a répondu aux codes de son époque. Elle est forcément rentrée dans les ordres, elle a forcément écrit pour les autres, elle a été librettiste pour les autres. Mais ce qu’on retient et ce qu’on raconte ici c’est sa vie de femme et de créatrice, parce que ce texte qu’on donne là « Ave Generosa », il a été mis en musique par plusieurs hommes de son époque. Au bout d’un moment, elle s’est dit « je l’aime bien ce texte, je pense que je vais moi-même le mettre en musique« . Et c’est évidemment sa version à elle du texte qu’on donne. C’est un texte plein de sensualité, qui raconte beaucoup la façon de contourner une société exclusivement masculine et de contourner les obligations d’un compositeur. Je dis compositeur parce que les compositrices étaient sensées ne pas exister, sinon c’étaient des sorcières. Hildegarde a réussi à contourner le carcan de la musique d’église pour évoquer une énorme sensualité et un rapport au corps hallucinant. On connaissait son rapport à la médecine, à la cosmétique… Tout ça est raconté dans ce texte, avec des codes musicaux très spécifiques mais très humains.

Superpoze : Quand on choisit cette pièce, on ne choisit pas une pièce religieuse. Enfin, ça l’est. Mais ce qu’on choisit, c’est la subversion.

Sabine Devieilhe : Le prétexte est religieux parce qu’à l’époque il n’y avait pas le choix. Et puis la musique orale, on n’aurait pas eu de trace aujourd’hui parce que rien n’était écrit dans la musique chantée dans les rues. Heureusement qu’Hildegarde était au couvent et qu’on ait pu prendre en note sa musique… Mais effectivement comme dit Gabriel, si la musique est religieuse par essence, en fait l’important est ce qu’elle raconte au-delà.

Superpoze : Sabine m’en a beaucoup parlé, d’utiliser la forme et le contexte de la musique religieuse pour être subversif. Déjà, je trouve que c’est une personnalité qui résonne aussi beaucoup avec l’époque… J’en fais pas un truc #metoo mais elle a quelque chose de puissant. C’est l’une des premières féministes, finalement. Enfin arrête-moi si je dis une bêtise…

Sabine Devieilhe : Non, c’est exactement ça.

Superpoze : Et il y a un plaisir conceptuel à faire ça. Même s’il n’y a pas de prétention de concept au sein de notre association, et sur ce qu’on a mis en place musicalement, mais sur le choix d’Hildegarde, c’est pas juste parce que c’est une pièce qui nous plaît. C’est tout le personnage, sa malice, comment elle a réussi à devenir, alors qu’elle est une femme, l’une des personnalités les plus importantes des arts – mais aussi des sciences. Ça me séduit autant que sa musique, chez elle.

Crédits photos : Hana Ofangel

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