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Dis Léonie, tu Pernet ?

Une calme après-midi, Léonie Pernet me rejoint dans un bar non loin de la Gare de l’Est à Paris, avec ses petites lunettes rondes et ses roulées. L’interview peut débuter. En trente minutes, le temps s’arrête souvent, et reprend son cours parfois. Face à moi, une artiste qui manie aussi bien ses baguettes, ses cordes vocales et ses machines que les mots « à l’endroit de » ou « ambitus ». Et me voilà déjà reparti, avec une impression cotonneuse. Qu’il est bon de discuter avec certains êtres vivants.

La première fois que l’agitation de mes zygomatiques s’est accordée avec le battement des plis extérieurs de mes yeux, c’était à l’écoute de « Mister A », un morceau composé par la jeune artiste Léonie Pernet. Bon. Le jour où mon cœur a dérégulé son rythme habituellement monotone pour dicter sa loi à mon système lacrymal, c’était à la soixante-dix-septième lecture du Mix Pour Tous, un podcast audio où se croisent et s’embrassent Christiane Taubira, Chassol et Mansfield.TYA, composé par ladite compositrice, chanteuse, moissonneuse, batteuse. D’accord. Et si je me souviens bien, et que je plisse les yeux pour avoir l’air malin, la première fois que son visage s’est ancré dans mon cerveau, c’était en 2013, année pendant laquelle chansons, interviews et photos de presse arrivaient tout doucement pour nous conter l’histoire de Léonie.

Pas de conte au Pays des Merveilles – ou pas exactement – calmons-nous. L’artiste nous est introduite en tant que batteuse de Yuksek. Mais c’est aussi l’organisation de ses soirées Corps vs Machine – qui elles datent de 2010 -, celles pour les « amoureuses des filles, amoureux des garçons, queer, gouines, pédés, jeunes filles aux poitrines dénudées » qui lui vaut sa relative renommée dans les nuits parisiennes. En méritante descendante de l’héritage du Pulp, Léonie fait gronder les machines et lève le point. On lui évitera l’épithète de militante tant le mot ressemble de plus en plus à un partage Facebook écolo du dimanche, mais on rappellera ses actions sur scène et en dehors en faveur des droits LGBTQ et de la cause palestinienne, qui convergent d’ailleurs régulièrement. Après cela, une interview papier, une vidéo, et des articles réguliers sur notre site ouèbe la suivront à la trace.

Venons-en aux faits : après un EP Two of us sorti en 2014, Léonie a donné à 2018 son plus beau disque de pop bleutée, d’expérimentations au service de la chanson, d’intimes tableaux et d’origamis qu’il ne tient qu’à vous de déplier, et ainsi en découvrir avidement toutes les subtilités. Crave est son nom. Immense est mon émotion. On a donc discuté avec la musicienne. Elle qui a adapté un poème, trituré une chanson en français, porté son soutien à un migrant soudanais nommé Mohammed, chanté Jeanne Moreau et Marguerite Duras, et s’est même laissée aller le temps de quelques moments de légèreté.

PS : l’album est en écoute intégrale en bas de l’article.

Léonie Pernet3

« Tout foutre en l’air, ça peut arriver mais c’est dommage quand ça sort de la musique »

INTERVIEW

Tu sors ton premier long format. C’est un gros objet…

Un gros gâteau.

Peux-tu me donner quelques mots qui retracent ton expérience de composition ?

Pas mal d’humilité, et de l’expérience dans la fabrique d’un morceau et dans la production.

A quel niveau se situe cette humilité ?

Le fait de mettre du temps, ça rend humble. Les plans n’ont pas été suivis comme il aurait fallu qu’ils le soient.

N’est-ce pas le principe du plan ?

Voilà. Ça te remet à ta place. Au vu des retours, que ce soit de la presse ou des gens qui m’écrivent, j’ai aussi le sentiment que le travail a été compris ou au moins envisagé. La deepness des messages que je reçois… C’est beau. Ce qui me fait le plus plaisir, ce sont des musiciens – amateurs ou non – qui me disent que ça les inspire.

Tu prends des cours de chant et de batterie ou tu te débrouilles seule ?

Vu que la tournée démarre, je prends des cours de chant. De temps en temps, pas assez régulièrement. Sinon, il y a des jours où je bosse ma drum tous les jours. Le truc – dont je n’arrive pas à me sortir – c’est que j’en joue debout en concert. Techniquement c’est plus compliqué que quand je joue assise, donc je suis obligée de bien me préparer. C’est extrêmement inconfortable comme position. Mais bon, c’est un petit challenge.

Dans chacun des morceaux que tu as composés pour ton disque, il y a un petit monde unique. Même rythmiquement, on est loin d’un set techno 4/4 dans lequel tu aurais inséré ta voix et quelques nappes de synthé. Pourtant, j’ai l’impression qu’on assiste souvent à des moments d’extrême intimité avec toi, pour ensuite déboucher sur une explosion de guitares stridentes, de kicks de batterie et de voix fantomatique. Bref, tout foutre en l’air. A quel point cette caractéristique musicale – de la douceur à l’éclatement – est-elle éloignée ton caractère ?

C’est pas très éloigné. Tout foutre en l’air, ça peut arriver mais c’est dommage quand ça sort de la musique. J’ai peu de compression sur mes états émotionnels, mais on est nombreux dans ce cas. L’ambitus est large. Ça se sent dans ma musique : une forme d’amour et une forme de violence. J’aspire à ce que le « tout foutre en l’air » dont tu parles ne sorte pas de la musique. Dans la vie privée, c’est pas très intéressant.

D’un autre côté, l’ambiance générale est au control freak, à la responsabilisation, au pragmatisme, au réalisme. On n’est pas du tout là-dedans dans ton disque. Un exemple pourrait être l’hommage à la libération du corps compris dans ton single « Butterfly ». Ce besoin de lui rendre hommage t’accompagne depuis toujours ?

C’est le morceau le plus accessible du disque. Et il est surtout singulier par rapport aux autres parce qu’il y a du monde dans le clip. Je travaille souvent seule, je joue seule. Plus qu’une libération, il y a cette idée de porter un truc collectif. Je ne me sens pas chantre de ma génération mais j’en fais partie comme tout un chacun. Il y a eu un moment où j’ai eu une vie sociale très en groupe, ça parle de ça, de ma communauté à Paris. Marco Dos Santos, le réalisateur, me disait : « Je vais aller filmer dans une teuf pour aller filmer des gens qui dansent. » Et je lui ai dit : « Non, non, on va la faire la teuf, l’organiser et inviter des vrais gens qu’on aime. » Ce sont des choses qui se voient moins dans le reste du disque mais ici j’essaie de ramener mes amis dans ma musique.

Outre ce morceau, clippé avec tes amis, le disque nous emmène souvent dans des ambiances à une ou à deux. S’il est plus accessible musicalement, n’est-ce pas surtout l’idée que Léonie Pernet puisse être soudainement entourée qui est inattendue ?

Je le comprends. J’ai toujours peur de faire trop putassière – bon je parle de loin quand même – mais en fait, le clip et son accueil, finalement ça me fait respirer. Ça me fait me dire qu’il ne faut pas avoir peur d’un morceau un peu plus cool, rassembleur. Je me suis toujours dit que c’était un album que j’avais fait seule et qui s’écouterait seul, mais ce morceau c’est différent.

Avant la sortie de « Butterfly », dans une toute autre ambiance, il y avait le clip de « African Melancholia » où l’on suit le réfugié soudanais Mohammed Mostafa dans des terreurs nocturnes. Peux-tu me parler de cette rencontre ?

Oui, ça n’était pas juste un clip, mais une rencontre. Je me suis investie au mieux que je pouvais pour essayer de trouver des solutions à sa situation qui était très problématique, puisqu’il est menacé d’expulsion.

Ça n’est pas sa rencontre qui t’a inspiré ta chanson ?

Non. La chanson était faite, ensuite je lui ai donné ce titre et je voulais qu’il interroge un peu ce thème. Je voulais que ce soit un homme noir qui soit à l’image, qu’on raconte son histoire. De fil en aiguille, on est partis sur cette idée avec le réalisateur Adrien Landre, et ensuite il y a eu la rencontre avec ce garçon Mohammed Mostafa.

La chose fabuleuse dans ce clip, c’est la façon dont est sublimée la peau noire de Mohammed par la lumière. Ça paraît fou mais ce qui n’est pas si courant dans le cinéma…

Absolument. Le chef-op est un Libanais qui vit à New-York et qui parle arabe. Il pouvait donc parler à Mohamed. Et il est spécialisé dans les lumières sombres et qui a l’habitude de filmer des visages pas blancs. C’est une vraie question parce que même les appareils ne sont pas faits pour shooter les peaux noires.

Tu as aussi repris une chanson présente dans un film de Marguerite Duras, India Song, chantée par Jeanne Moreau. Ce film t’a marquée ?

C’est pas tant le film que la chanson pour laquelle j’ai eu un coup de foudre. On m’a dit que c’était un classique mais je n’étais pas au courant. Au moment où je l’ai découverte, j’avais envie d’avoir un autre morceau en français. J’aime tout de ce texte. Et puis Jeanne Moreau, quoi ! La chanson est mélancolique mais, tout comme « Butterfly », elle est plus légère que le reste de mon disque. Ça fait du bien. J’ai du mal à m’autoriser ces moments de respiration et de liberté alors que, par ailleurs, ce sont des morceaux qui sont agréables à faire. Je me réfrène un peu, et il ne faut pas.

Tu te réfrènes ? Ou alors c’est que tu es en apnée et d’un coup tu sors de l’eau parce que c’est vital de respirer ?

Il y a des deux. Cette liberté de me laisser aller, je ne l’ai pas totalement conquise.

Tout à l’heure tu parlais de la peur d’être putassière dans ta musique. Tu as donc l’angoisse que ta musique soit moins bonne si elle est plus joyeuse ?

Oui, surement.

Tu as lu Marguerite Duras ?

J’ai assez peu lu Duras. J’ai regardé beaucoup d’interviews d’elle sur YouTube. Cette femme me fascine pas mal. Je l’aime bien, on fait connaissance à distance.

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« La question de l’inéluctable et de notre finitude c’est quand même sérieux »

Entre la reprise de Duras et l’adaptation du poème Consolation à M. du Perrier sur la mort de sa fille de  François de Malherbe, on est accompagné par le deuil dans ce premier disque. Tu apprivoises la mort pour mieux l’envisager ?

Dans ce texte, ce qui me touche, c’est que ce soit la mort d’une jeune fille. Je suis très sensible aux choses qui se terminent. La mort évidemment mais aussi à échelle quotidienne. Ça se traduit par tout ce qui est de l’ordre de la rupture ou la séparation. Sous toutes ses formes. C’est très compliqué pour moi. Ça peut être quitter un lieu, un moment, raccrocher au téléphone. Je suis une mélancolique qui a de l’espoir.

On entend souvent parler du sentiment de mélancolie heureuse, c’est ça ?

Pas vraiment, plutôt une mélancolie qui espère, c’est pas tout à fait la même chose. J’ai deux petits frères que j’aime énormément, qui sont grands aujourd’hui, ils ont 16 et 18 ans. Je pense à eux quand ils étaient enfants… Je suis ravie qu’ils aient grandi, mais je ne me dis jamais : « Ah c’est merveilleux qu’ils grandissent. » Ce temps qui passe, ça me rend mélancolique. Et dans ce poème, ce que j’aime c’est la tendresse qu’a eu cet auteur à l’endroit du Maître – qui était dans la société de l’époque quelqu’un de supérieur hiérarchiquement à lui – cette tendresse d’homme à homme avec laquelle il parle du décès de sa fille. C’est un amour et une notion de sagesse. Ce poème est splendide.

Tu es hantée par les petites morts de la vie ?

C’est dur à accepter. La question de l’inéluctable et de notre finitude c’est quand même sérieux.

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« Un jour j’ai pris conscience intellectuellement et physiquement que mes comportements autodestructeurs étaient une insulte à la vie »

C’est parce qu’on est obligés d’adopter une position d’acceptation ?

Absolument. Et tu dois gérer les conditions pour lesquelles tu les acceptes. Acceptes-tu quand ce sont des morts « naturelles » de personnes âgées, par exemple ? Non, mais j’ai peur. Pas un jour ne passe sans que j’aie peur de perdre ma mère, mes frères, telle personne… Tous les jours. C’est rare que passe un jour où je n’ai pas la larme à l’œil parce que j’imagine que… Ça m’angoisse énormément.

Où se situent tes plus beaux espoirs ? Dans la vie, dans la musique ?

On est vivants, c’est déjà plein d’espoir. A l’échelle d’une journée ou d’une vie, les choses poussent. On est dans le mouvement de la vie. Pour ma part, j’ai arrêté de boire il y a un an. Pour fêter les un an, j’ai fait un post Facebook – j’ai vachement hésité avant de le faire parce que c’était une grosse affiche. Pour expliquer ma décision, j’ai écrit que je décidais d’être en vie et de prendre le vent de face. Un jour j’ai pris conscience intellectuellement et physiquement que mes comportements autodestructeurs étaient une insulte à la vie. C’était une décision hyper importante qui m’a changé la vie. C’est beaucoup plus difficile d’aller dans ce sens que dans l’autre. Tu ne prends pas l’ascenseur, tu prends les escaliers marche par marche.

Quel regard as-tu sur cette période de ta vie ?

Sombre.

Mais c’est ce qui t’a construite aussi ?

Aussi. Mais j’ai énormément de mauvais souvenirs, et je n’ai plus envie de m’en fabriquer. La vie est suffisamment difficile et surprenante, le destin apportera lui-même son lot de choses dures, pas obligé de plonger la tête la première dans la piscine sans eau.

L’album intégral

Crave est sorti chez Infiné, et Léonie sera en concert à la Gaîté Lyrique le 25 janvier 2019.

Crédits photos : © Chillokubo

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