Comme le disait Nicolas Sarkozy : « mourir, c’est pas facile ». Quand nos chanteurs préférés partent, c’est toujours trop tôt pour nos petits cœurs meurtris. Mais parfois, quelques mois ou quelques années plus tard, au détour d’une allée de notre disquaire préféré, on tombe sur cet objet étrange : l’album posthume. Véritable auberge espagnole de l’industrie musicale, il peut tout autant se révéler un hommage touchant que faire mourir l’artiste une seconde fois. Alors un album posthume, comment ça marche, qui prend la thune, qui a le droit ? On vous raconte tout, tout de suite, maintenant, et même plus.
Dans la catégorie « albums posthumes », c’est un peu comme dans la catégorie « albums pas posthumes » en fait, il y a à boire et à manger. Du bon, du très bon, du médiocre, du fan service, du foutage de gueule. Pour un album de Bashung réalisé par Edith Fambuena, pour un Yvan Cassar qui arrange les derniers enregistrements de Nougaro, combien de disques de Michael Jackson où c’est pas lui qui chante ? D’emblée, on n’est ni pour ni contre, plutôt sur un « pourquoi pas » prudent.
#JeSuisLeCodeCivil
Outre l’inévitable paperasse, les réglages de comptes vieux de cent ans et les tentatives pour évincer la belle-mère, le décès d’un artiste, s’il survient en plein enregistrement de son futur album, crée des situations pas simples du tout, à la frontière de l’affect et du profit, dans cette terre du milieu entre cœur et porte-monnaie. Qu’est-ce qu’on garde, qu’est-ce qu’on jette, et surtout, qui décide ?
Maître Charles Cuny, par © Titwane
Pour éclairer nos lanternes, on a posé la question à Maître Charles Cuny (illustré ci-dessus), Avocat au Barreau de Paris et spécialisé en droit de la propriété littéraire, artistique et industrielle. Il a commencé par nous expliquer le cas des « simples » artistes-interprètes. « Les droits sur les enregistrements déjà fixés sont cédés au producteur, par l’effet du contrat. Le producteur est propriétaire des supports de fixation (bande master). Certains contrats prévoient que les décisions artistiques doivent être prises d’un commun accord entre le producteur et l’artiste ; à la disparition de l’artiste, le contrat, qui est un contrat de travail, se trouve rompu et les clauses ne sauraient être transmises aux héritiers ; dès lors le producteur devrait pouvoir exercer seul les choix artistiques. D’autres contrats prévoient que le producteur est seul juge de la qualité des enregistrements ; dans ce cas, le producteur est d’autant plus légitime à exercer seul les choix artistiques. Ainsi, en cas de décès de l’artiste avant la validation du contenu de l’album, le producteur devrait pouvoir tout de même le commercialiser. »
D’accord. Ça semble assez limpide. Mais, car il y a toujours un mais, Maître Cuny nous a aussi parlé de droit moral, et là, ça se corse. « Le droit moral de l’artiste-interprète (art. L.212-2 du Code de la propriété intellectuelle) impose le respect de l’interprétation de l’artiste, et est transmissible aux héritiers. Les héritiers pourraient ainsi s’opposer à l’exploitation d’un enregistrement, en invoquant le droit moral, à condition de prouver une réelle atteinte au respect : par exemple si un enregistrement est d’une mauvaise qualité manifeste. C’est la raison pour laquelle, par précaution, le producteur risque d’être amené à solliciter l’accord des ayants-droit, même s’il n’en a pas l’obligation. »
A côté des interprètes, il y a les auteurs-compositeurs. Maître Cuny, toujours lui, nous aide à faire le tri. Bienvenue dans le monde merveilleux du droit d’auteur. « Il ne s’agit pas de contrat de travail. L’auteur, en adhérant à la SACEM, fait apport de ses droits. Le droit de divulgation des œuvres posthumes (art. L.121-2 alinéa 2 du Code de la propriété intellectuelle) doit être exercé par l’exécuteur testamentaire désigné par l’auteur et, à défaut, par ses ayants-droit, mais dans un ordre différent de l’ordre successoral habituel (les descendants passent avant le conjoint, et avant les légataires universels) ». La durée de vie du droit d’auteur en France est de 70 ans à compter du décès. Au-delà, l’œuvre tombe dans le domaine public.
On peut, mais est-ce qu’on doit ?
Ne nous voilons pas la face, la mort fait vendre. Nostalgie sincère ou reniflage de bon filon ? Sûrement un peu des deux. La représentation du producteur en Sheitan assoiffé de biftons est peut-être un chouïa caricaturale. Peut-être pas. Pas toujours en tout cas. Exemples :
En juillet 2015, Universal prend la décision de détruire purement et simplement 14 inédits d’Amy Winehouse, 4 ans après son décès. Le PDG d’Universal UK, David Joseph, déclare : « C’est une question morale. Prendre une démo ou une voix enregistrée est quelque chose qui n’arrivera jamais sous ma surveillance. Désormais, cela ne pourra plus arriver sous la surveillance de quelqu’un d’autre non plus ». Un beau geste ? Mouais. Un peu radical. Et on ne voudrait pas leur faire de procès d’intention mais Universal, autrement dit pas exactement le ravi de la crèche, qui se drape dans sa dignité, c’est tout de même un peu gros. D’autant que le curseur peut vite partir dans l’autre sens.
En 2003, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la mort de Jacques Brel, une compilation, Infiniment, sort. Elle contient cinq titres inédits. Sauf que Brel avait spécifiquement demandé, dans une lettre adressée à Eddie Barclay, qu’ils ne soient pas commercialisés. Ces chansons étaient destinées, au départ, à figurer sur Les Marquises, le dernier album du chanteur, mais il les avait jugées peu satisfaisantes. Si Eddie Barclay a toujours eu à cœur de respecter sa volonté, il semble qu’Universal (coucou les revoilou), qui avait entre-temps racheté Barclay, la veuve et la fille de Brel aient vu les choses autrement. Thérèse Michielsen, épouse de Jacques Brel, a notamment justifié sa décision par le fait que son mari demandait simplement, dans sa lettre, d’attendre ses instructions avant toute sortie, mais n’interdisait pas définitivement toute exploitation. Pascal Nègre, à l’époque président d’Universal, précisait pour sa part que les titres avaient déjà été diffusés, quelques mois plus tôt, lors d’une exposition hommage à l’artiste ainsi que par certaines radios belges.
Les co-auteurs de trois de ces titres, François Rauber, arrangeur, et Gérard Jouannest, pianiste et compositeur, avertiront sur le livret d’Infiniment : « Les titres suivants, « Avec élégance », « Sans exigences », « L’amour est mort », sont des chansons non abouties que Jacques Brel et nous-mêmes désirions remanier, raison pour laquelle elles n’ont pas été divulguées ». « Avec élégance » se nomme l’une des chansons. On en rirait si c’était pas franchement triste.
Un autre qui ne repose pas vraiment en paix, c’est Jeff Buckley. On résume : avant sa mort en 1997, un album, Grace. A partir de 1998 : un album posthume, neuf albums live, trois compilations et 2 rééditions de Grace. En charge de la gestion de l’héritage de son fils, Mary Guibert est, de l’aveu même de Jeff Buckley, la personne qui lui a transmis l’amour de la musique. Lorsqu’il se noie, le chanteur lui transmet, lui, de nombreuses dettes. Alors sa mère enclenche la gestion de crise.
Le seul vrai album posthume de Jeff Buckley, Sketches for my sweetheart the drunk, sort un an après sa mort. Il y travaillait au moment de son décès en collaboration avec Tom Verlaine, leader du groupe Television. L’album est constitué de leurs sessions communes, dont Jeff Buckley était insatisfait, ainsi que d’enregistrements datant de quelques jours avant l’accident, qui semblaient avoir redonné le sourire à Buckley mais qu’il n’aura jamais l’occasion de parfaire. Aux Inrocks, en mai 98, Mary Guibert dira des premières sessions : « Dans les séances de Tom Verlaine, je sens une certaine maladresse, une absence de joie. Car Jeff n’avait pas encore affûté sa vision, il ne savait pas où allait cet album ». Et des secondes sessions : « Les chansons n’ont presque pas été retouchées, il aurait été impossible pour nous de décider comment Jeff les aurait arrangées, modifiées. ». Buckley l’ultra perfectionniste fait la toupie dans sa tombe.
Mais c’était juste le début.
En 2002, sortie de l’album Songs to no one, compilation de vieilles maquettes, enregistrements studio et performances live du début des années 90. Mary Guibert raconte en octobre 2002 au webzine Le Cargo la genèse de ce disque et en particulier, de son titre. « Au début, on a pensé appeler le disque Sound Paintings, à cause de la vision qu’avait Jeff de son second album. Il voulait que ce disque s’inscrive dans les mémoires pour l’éternité, qu’il soit constitué de « peintures sonores ». C’est seulement après que j’ai réalisé que le disque que nous réalisions n’avait rien d’un enregistrement studio, et donc rien à voir avec ce désir qu’avait exprimé mon fils. Nous avons finalement opté pour Songs to no one, d’abord parce que c’était le titre d’une des chansons de l’album, ensuite pour rappeler qu’aucune de ces compositions n’était à l’origine destinée à un usage commercial. »
« Rien à voir avec ce désir qu’avait exprimé mon fils » et « Aucune de ces compositions n’était destinée à un usage commercial. » C’est elle qui le dit, pas nous. Nous, à la base, on n’est qu’amour. On milite pour le grand retour du bénéfice du doute. On se dit que la traduction est parfois maladroite, qu’il y a toujours un contexte, qu’il ne faut pas oublier la douleur incommensurable de cette femme et qu’on ne sait pas ce qu’on ferait à sa place. On essaye. Vraiment. Promis.
Et la tendresse, bordel ?
Un disque, ce n’est pas qu’un contrat, des deadlines, des royalties. C’est un savant mélange d’émotions et de décisions, de spontanéité et de choix, ce sont, pour l’artiste et son arrangeur, ingénieur du son, réalisateur, quelques jours, semaines ou mois passés à créer, ensemble, des liens qui se nouent et, forcément, parfois, des cœurs qui se serrent.
Toma Feterman, réalisateur de l’album Je suis Africain de Rachid Taha, sorti le 20 septembre dernier , un an après la mort du chanteur, nous a parlé de son état d’esprit et de ces circonstances inhabituelles. « L’album a été terminé du vivant de Rachid. Tout a été validé. Quand Rachid est parti, nous avons décidé, Lyes (le fils de R. Taha) et moi, de pousser un peu plus les finitions de l’album, pas pour changer des choses, mais juste parce qu’on avait pris conscience que cet album était son dernier, et on voulait peaufiner un peu le son. Mais pas question de changer ce qu’on avait mis en place Rachid et moi. Les mini-modifications posthumes ne sont que la continuité logique de notre travail. Il savait transmettre et ambiancer son réalisateur. Il savait habiter mon esprit pour que je travaille comme il le souhaitait. Et donc, il est toujours présent en moi. Chaque jour, je pense à lui, et je l’entends me dire quoi faire. »
Outre qu’il nous rassure sur la présence effective d’un cœur dans le corps humain, cet exemple met le doigt sur ce qui est sans doute le nerf de la guerre, ce moment où quoi qu’il arrive, le job est fait, et, c’est le cas de le dire, on peut mourir. Vincent Delerm, qu’on a rencontré à l’occasion de la sortie de son album et à qui on n’a pas manqué de rappeler qu’il allait mourir un jour (de rien Vincent), nous a concédé que tant que ce point de bascule n’était pas atteint, il était en effet plus sage de reporter tout projet de décès « J’y pense à chaque fois. Il y a un endroit de l’album où tu te dis même » si je devais plus pouvoir continuer ils pourraient le finir sans moi et il pourrait sortir », et il y a un endroit où justement il faudrait pas, c’est un curseur, une zone où tu te dis non, là c’est pas suffisant. »
Le plus dur, c’est pour ceux qui restent
Bon. Ça c’est pour les pros.
Mais et nous alors ? Les fans, les gens qui écoutent, qui aiment, qui vénèrent parfois.
Si chacun y va toujours de son petit commentaire sur les batailles médiatico-judiciaires entre les héritiers, avant tout, on parle d’histoires d’amour, voire de passion, avec un artiste. Les fans de Michael Jackson, ceux de Johnny Hallyday, ceux de Prince, ils ne les aimaient pas à moitié, ils ne les admiraient pas vite fait. Compréhensible, du coup, de vouloir garder avec soi celui ou celle qui nous a fait danser, pleurer, réfléchir, grandir. Bien plus que des disques sur nos étagères, ce sont des morceaux entiers de nos vies, de notre adolescence boutonneuse à nos premiers flirts en passant par nos maladroits débuts d’adultes. C’est la famille. Aller vers un album posthume, c’est vouloir plus, et surtout vouloir encore. Traquer l’inédit, même de mauvaise qualité, pour faire semblant, pour refuser la mort, injuste, précoce, inacceptable. Est-ce que ça fait de nous des charognards ? Est-ce que c’est malsain, est-ce que c’est morbide ? Ou au contraire, est-ce qu’on les sublime, est-ce qu’on les rend un peu immortel.le.s ?
Fabrice Ancellet, fan de Michael Jackson et fondateur de la chaîne YouTube Hector Barjot consacrée au chanteur décédé en 2009, nous a donné son sentiment sur la course à la perle rare qui anime certaines communautés de fans : « Les fans « hardcore » seront toujours en demande de nouvelles choses, même après le décès de leur idole. Être fan, c’est comme une drogue. On est habitué a avoir sa « dose » à chaque album, clip, concert qui arrivent. Mais une fois la star disparue, une sensation de manque se fait vite ressentir. (…) Il y a les « puristes » qui pensent que si Michael n’a pas sorti les choses de son vivant, c’est qu’il ne faut pas y toucher. Pour ma part, je serai heureux d’entendre le moindre souffle de voix inédit, même quelque secondes ». Pour avoir tous et toutes nos idoles, nos excès et nos obsessions, on se gardera bien de juger.
Aimons-nous vivants
Spiritisme, mentalisme, ouija, drogues dures, on a tout tenté, impossible de parler avec les morts. On ne saura pas ce qu’ils en pensent, de leur travail à moitié fini et fini par d’autres, de leurs fonds de tiroir exhumés, à défaut de leurs corps. Ça vaut peut-être mieux. Ne partons pas fâchés. Mais les autres alors, qui chantent encore, qui chantent maintenant, ça leur inspire quoi tout ça ?
On ne sait pas si on doit s’en réjouir, mais dans le petit monde des albums posthumes, l’égalité règne. De Mozart à Mac Miller, de Kurt Cobain à Avicii, de Janis Joplin à Tupac, peu importe le genre de musique que tu fais, pas moyen de mourir tranquille. Mais choisir, c’est renoncer. C’est donc à la fine fleur de la chanson française qu’on a décidé de poser nos questions.
Jeanne Cherhal s’avoue d’emblée réticente. « En général, je me méfie des albums posthumes. D’un album à l’autre, je recycle jamais rien, une fois que c’est à la poubelle, c’est à la poubelle, donc j’aurais jamais envie qu’on repioche dans mes détritus. ». A l’inverse, Alex Beaupain s’en tamponne force 4 de ce qu’on fera après lui. « Comme je serai mort, vous pourrez bien faire ce que vous voulez, ma postérité j’en ai rien à foutre. Considérant que je vais mourir et qu’après y a plus rien, moi c’est maintenant que ça m’intéresse que des gens écoutent mes chansons. Il faut vraiment avoir une très grande idée de sa postérité pour dire « je donnerai des instructions ». Mais non, tu seras mort, c’est pas grave ».
Ça n’est manifestement pas l’avis de Neil Young, qui organise méticuleusement, depuis 2006, la publication de ses archives, et en avait même mis l’intégralité à disposition sur le site Neil Young Archives en 2018. Pour, comme il l’expliquait dans une lettre ouverte, « offrir aux fans et aux historiens un accès sans précédent à toute ma musique et mes archives dans un seul et même endroit pratique ». Sous ce grand sapin de Noël du fan, des inédits, des ré-éditions, des enregistrements live. Le tout en haute définition. Faut-il vraiment y voir un délire mégalo ? Le signe d’un control freak, oui, peut-être. La crainte, hélas légitime, de savoir ses bébés en danger d’être réarrangés par d’autres, sûrement. Mais pourquoi pas de la générosité aussi, et avant tout ? Partager son travail, dans ses plus beaux habits. Interrogé sur le sujet par Rolling Stone en mai 2018, il commençait par dire, simplement : « Ça fait plaisir. C’est un travail fait avec amour ».
Et d’amour, il est souvent question, finalement. De bienveillance, de foi en l’autre. Pierre Lapointe, pour qui la mort est « le sujet le plus pop de l’humanité », ne laissera en héritage ni amertume, ni cynisme. « Si ça fait plaisir à des gens et qu’ils font plus d’argent, tant mieux. Les seules personnes qui vont pouvoir faire de l’argent, c’est ma sœur, et j’en suis très heureux, ou si un jour je me marie, mon mari. Donc ça va être quelqu’un que j’aime, qu’il en profite. Si dans cinquante ans une maman ou un papa chante une de mes chansons à son enfant, j’ai réussi. S’ils sont 200, j’ai plus que réussi. S’ils sont 4.000, même s’ils se souviennent pas que c’est moi qui ai fait cette chanson mais qu’elle est encore chantée, c’est pour ça que je fais ce métier. »
Une confiance que partage Vincent Delerm : « J’ai pas laissé d’instructions, parce que les personnes avec qui je vis, le label, ma famille, me connaissent assez, ils savent. » Enfin, presque : « Peut-être que j’ai tort et qu’ils vont fabriquer des peluches à mon effigie dès que je serai plus là et se faire un fric fou. »
Chouchoutons-les. Les bien vivants, les pleins poumons, les avides. On les aime tant. Laissons-leur le dernier mot, longtemps avant leurs derniers mots.
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