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« Acheter Trax ou Tsugi, c’est devenu un geste militant »

Les rédactions de Tsugi et Trax viennent de fêter respectivement leur 100e et 200e numéro. L’occasion rêvée d’aller discuter un peu avec Jean-Paul Deniaud, rédac chef de Trax, et Patrice Bardot, directeur de la rédaction de Tsugi, pour faire un petit état des lieux de la presse électro en 2017. Discussions, entre souvenirs, défis économiques et perspectives.

Avant toute chose, quelques précisions sur les deux interlocuteurs de cette interview. Trax a été fondé en 1997 par Alexandre Jaillon. Patrice Bardot a très vite rejoint l’équipe, à la tête de la rédaction, qui a vu passer trois éditeurs, restant soudée en dépit de la fragilité du magazine à ses débuts.

Il l’a menée jusqu’en 2007, année où il entre en conflit avec la nouvelle équipe dirigeante (Technikart), car leurs visions sont totalement opposées. Il s’en va installer la concurrence en créant le magazine Tsugi. Trax perd son identité, et met quelques semaines à reformer une équipe autour de Patrick Thévenin. Jean-Paul Deniaud arrivera dans la foulée. A l’époque, Daft Punk occupe les couv’.

A  l’occasion de ce double anniversaire, on a voulu parler un peu économie pour savoir comment deux médias majeurs de la presse électro tirent leur épingle du jeu.

TSUGI

L’équipe de Tsugi par Pierre-Emmanuel Rastouin

En 2007, Tsugi apparaît dans les kiosques, aux côtés de Trax qui se relance. L’ADN est commun, mais les deux parutions doivent se distinguer et survivre financièrement…

Patrice Bardot : En lançant Tsugi, on a voulu créer un magazine ouvert, disons un généraliste branché, qui ne parle pas que de musiques électroniques ; parler aux lecteurs et ne jamais être excluants. Quand Trax est revenu quelques mois après notre départ, l’orientation était différente, certains étaient un peu perdus, on a divisé les chiffres de ventes par deux. Notre grande force chez Tsugi a été de récupérer pas mal de pubs, avec des partenaires anciens qui nous ont suivi dans notre lancement. L’argent qu’on a mis dans Tsugi était celui de nos licenciements de Trax, celui d’Alexis Bernier qui venait de Libération et un peu d’argent d’amis.

Jean-Paul Deniaud : De son côté, Trax voulait prendre un chemin différent. On voulait signer notre culture club, un peu à la Mixmag. Raconter la techno et tout ce qui est autour. C’est sur cette base que l’équipe de Technikart a voulu relancer Trax, à sa manière. Les annonceurs de l’époque devaient choisir, souvent ils allaient soutenir l’équipe de Tsugi, qu’ils avaient toujours suivie, et qui en plus se lançait dans une nouvelle aventure forcément un peu rassembleuse. Trax avait moins la côte, et les moyens étaient faibles quand j’y suis arrivé. On avait rien. C’était ultra-précaire. On avait même du mal à livrer les abonnés. C’était il y a seulement quatre ans. Ceci dit, toutes les équipes qui se sont succédé ont toujours fait les choses avec passion. Depuis, ça va mieux.

La presse print est sous perfusion depuis de longues années…

PB : Oui, en deux ans, les ventes ont connu une baisse générale de 25% dans la presse généraliste. Tout le monde est frappé. Aujourd’hui il faut s’appuyer sur un écosystème. En se lançant en 2007, on a vu la crise du disque arriver, et notre activité y est liée. Ce qu’on a vécu, c’est un peu comme le déclin de la sidérurgie des années 90, à notre échelle. La question aujourd’hui, c’est : comment fait-on pour se payer et payer les gens qui bossent pour notre magazine ? Le numéro d’équilibre est permanent, on doit diversifier les activités. On a lancé un magazine de reggae, puis un autre de chanson française, etc. Puis on s’est associé à Super! pour prendre la co-direction du Trabendo, on fait le cahier musiques de Libé et du rédactionnel pour des marques… On s’est occupés de Greenroom pendant 5 ans. Ce sont des contrats rentables, c’est ce qui permet de laisser le mag en vie, et de salarier aujourd’hui 12 personnes. Le tout en restant dans notre champ d’activité. C’est parfois un peu éprouvant de jongler comme ça, mais c’est nécessaire.

JPD. Je rejoins Patrice sur tout ce qu’il vient de dire. La petite différence peut-être, c’est notre spécialisation musiques électroniques pur et dur, ce qui nous permet de faire sans doute plus d’événementiel ou de booking pour des institutions, des tournées promo pour des ambassades, etc. On nous appelle pour une spécialité précise.

Si aujourd’hui un partenaire financier de taille type Mathieu Pigasse venait frapper à votre porte, comment réagiriez-vous ?

PB. On n’est pas dans le pays des Bisounours, donc tout dépend de ce qu’on peut nous proposer. Il faut qu’il y ait une logique économique pérenne.

JPD. Oui, lui en général quand il reprend une boîte, il essaie de comprendre la philosophie, sans mettre trop de coups de sabre.

PB. Enfin en général ses acquisitions pèsent beaucoup, nous par rapport à ses derniers achats type Nova ou Les Inrocks, on est une goutte d’eau. Pour te répondre, oui c’est super de bosser à la sueur de notre front, mais si un rapprochement censé et sain nous est proposé, on l’étudiera.

JPD. Oui tu sais, boucler tous les mois on le fait, mais c’est toujours un défi.

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Est-ce qu’on peut ressentir une certaine fierté à l’idée de rester indépendant, au point de snober des potentielles offres de rachat ?

PB. Oui, mais on ne va pas non plus faire un dogme ou être jusqu’au-boutistes. Sauf si bien sûr philosophiquement on ne cautionne pas le racheteur.
JPD. Au-delà de considérer une offre ou pas, je trouve que Patrice a déjà prouvé ce qu’il défendait, en quittant Trax après le rachat par Technikart car éditorialement ça ne lui convenait pas, à lui et son équipe. Chez Trax, on a vu avec Antoine Buffard (actuel propriétaire)  l’enfer que c’était de bosser sans moyens ou avec des partenariats qui ne font pas honneur au magazine, comme une couv’ sur Steve Aoki ou des pages de pub bizarres pour un hôtel louche. Antoine a décidé de faire le choix radical de racheter le titre et donc l’indépendance, puis d’avoir une vraie DA pour repartir de l’avant.

Si on se projette dans 5 ou 10 ans, comment voyez-vous vos magazines ?

PB. Je fais attention à la futurologie pour ma part. Quand j’étais petit, dans les années 70, on nous disait qu’en 2000 on mangerait du steak de pétrole, et finalement on a assisté au renouveau de la blanquette et de la bistronomie ! Est-ce qu’un journal de presse spé comme nous existera encore dans 5 ans ? J’en sais rien. On essaie d’esquisser notre futur idéal, tout simplement. J’aurais tendance à dire que le papier n’existera plus, mais bon…JPD. En tout cas, on fait des paris. On se dit que les gens opèrent un retour vers l’objet, et cela fait partie de notre identité. On prend le mag de cette même manière : j’achète Society, j’achète la revue 21, j’achète Trax. Nous on est partis dans cette direction, en considérant qu’il fallait sortir de l’actu, en étant sur une lecture plus longue, plus enrichie, avec un bel objet. On a fait ce pari, on verra dans 5 ou 10 ans.

PB. Oui c’est un geste militant de nous acheter aujourd’hui.

Parfois, certains partenariats financiers s’immiscent dans les pages des médias et décrédibilisent un peu la rédaction. Comment appréhendez-vous ce possible mélange des genres, et où sont les limites ?

JPD. Notre politique est assez claire. Lorsque des acteurs de notre sphère, de notre milieu culturel, désirent monter un partenariat, la rédaction crée des contenus qui nous auraient de toute façon intéressés. Exemple : un artiste intéressant pour Trax passe dans un festival avec lequel il y a échange financier ou un échange de visibilité. Nous pouvons alors financer une pige pour un article ou une interview de cet artiste car il est complètement raccord avec notre ligne éditoriale. Un second type de partenariat existe lorsque nous sommes approchés par une marque, par exemple pour du matériel de DJing. À nouveau, la rédaction est à l’initiative pour créer un contenu qui intéresse nos lecteurs et qui corresponde à notre ligne éditoriale, toujours avec un ADN Trax. Et on l’annonce alors dans le chapeau de l’article comme un publireportage. Sans ces échanges, nous ne pourrions pas financer nos grands reportages par exemple,  mais nous le faisons en toute transparence et avec une rigueur éditoriale irréprochable.

Cela peut avoir une influence sur la une ?

PB. Ah, ça c’est le grand fantasme, mais bon j’en ai un peu marre d’entendre ça ! Aujourd’hui, les maisons de disques ne représentent que 15% des achats pub chez nous. Elles n’ont plus les moyens. A la grande époque, les maisons de disques ont effectivement mis du blé pour mettre en couv’ des artistes de seconde zone. Donc oui, avec ça et des voyages de presse hallucinants, il y a eu des liens troubles entre la presse musicale et la déontologie.
Mais depuis 15 ans, j’ai jamais fait une seule couv’ qui ne plaise pas à l’équipe… On est dans des sphères où il n’y a pas d’argent, je le répète. Parfois, la maison de disques prend une pub ailleurs dans le mag quand son artiste est en couv’, c’est tout.

JPD. C’est toujours une histoire de crédibilité vis à vis de ton lectorat. Sur le long terme, laisser glisser des couvs uniquement en fonction des partenariats finit par mettre nuire à la relation de confiance que tu construis avec ton lecteur.

Quid des aides à la presse vous concernant ?

PB. La seule aide à la presse qui nous concernait, c’est celle des tarifs postaux. Nous sommes considérés comme presse de loisirs, donc nous ne sommes pas éligibles au contraire de toute la presse quotidienne et des hebdos comme L’Obs, Télérama ou Le Point.

JPD. Ces titres dont tu parles sont considérés comme de la presse d’info générale.

PB. En fait, le Ministère de la Culture s’en fout.

JPD. Pour le Ministère de la Culture dont dépend les aides à la presse, si Trax et Tsugi disparaissent demain, ils s’en foutent, oui. Nos appels du pied restent sans réponse.

PB. On est toujours sous l’égide de la loi de la presse qui date de l’après-guerre, et qui est très figée. Si on voulait vendre nos magazines dans un club comme le Rex, notre coeur de cible, on ne pourrait même pas, le Syndicat du livre n’accepte pas une distribution en dehors des points de vente traditionnels. Pour nous, le coût de distribution d’un mag, est aujourd’hui exorbitant.

JPD. Le pire, c’est que tu ne peux même pas récupérer les invendus, sinon tu dois repayer le service de distribution. Du coup, ils les brûlent.

PB. C’est le prix de l’indépendance…

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