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Le rap indé japonais, système hiérarchique avec ses leaders et ses petites mains

Nombreux sont les Japonais à faire de la musique. Pourtant, peu réussissent vraiment à en vivre et à dépasser le stade de l’auto-production. Le rap game ou du moins certains de ses protagonistes et leur mode de fonctionnement en sont le parfait exemple. Organisation pyramidale, violence et volonté de faire de l’oseille à tout prix régissent certains crews de la capitale pour lesquels c’est souvent une question de survie. Si on connait l’attrait de certains rappeurs et producteurs français pour la culture manga, la mythologie ou encore la mode japonaise, peu comme le français Far Beats y ont vécu aussi longtemps, se sont autant immergés dans le rap de niche et peuvent dire à quel point c’est bien la merde au Japon quand tu ne fais pas de la J-Pop.

« Je suis à Key Largo, niquer des mères, c’est le scénario ! » Ça c’est valable quand on s’appelle Booba, qu’on habite à Miami et qu’on a les clés de la Lambo. Parce que pendant que le Duc s’affaire outre-Atlantique, il y a des rappeurs pour qui les préoccupations quotidiennes sont plus de savoir comment payer le loyer et remplir le frigo que de fourrer une M.I.L.F. en buvant du whisky qui portent leur nom. Au Japon, par exemple, c’est pas la même ambiance niveau statut et conditions des artistes. Le récit d’un artiste français nous en apprend plus sur le day-to-day du rap indé japonais.

Rares sont les producteurs français comme Far Beats qui peuvent se targuer d’avoir ridé de l’intérieur le rap underground japonais pendant dix piges, d’avoir co-fondé le label Musou Production avec Cloud Ni9e un beatmaker du tieks et mis en avant des artistes locaux, et surtout d’avoir intégré un crew 100% tokyoïte. Inconnu du grand public, voire des connaisseurs, le travail et le parcours de ce Nantais de 37 ans inspire la curiosité de ceux qui auraient voulus en être.

SHIMOKITAZAWA_GHETTO_CREW_IOUTSIDE_EVENT_2008

Back dans les bacs

Retour à Nantes, sa ville natale, depuis quatre ans, Far Beats continue de faire le pont entre les deux pays. Que ce soit en tant que producteur, co-directeur de label ou tout simplement amateur de musiques de niche. C’est d’ailleurs peut-être pour cette dernière raison qu’il est resté en dehors des écrans radars pendant si longtemps, car c’est bien dans le monde de l’autoproduction, des projets à quelques centaines de copies et de la débrouille qu’il a rencontré ceux avec qui il collabore toujours. Le mec fait ses bails dans son coin, travaille en parallèle et ne cherche pas à chier des prods au kilomètre dans un studio full weed. On s’est posé avec lui le temps d’un café et deux pintes, à Nantes, dans les bureaux de Qrates qu’il partage avec Greg Gouty, (également boss du label 180g) pour qu’il nous raconte ce qu’il a foutu là-bas et surtout comment était l’ambiance du rap game dans le Japon des années 2000. On en a profité au passage pour digger quelques pépites. Cet article en est donc rempli.

En dépit d’un regain d’intérêt de certains labels américains ou européens comme Light In The Attic ou WRWTFWW pour la musique japonaise, notamment pour le jazz des années 70/80, celle-ci a toujours peiné à s’exporter. Quand on pense à la scène hip-hop japonaise, assis sur nos petit culs d’Occidentaux, forcément les premiers noms qui nous viennent à l’esprit sont généralement DJ Krush, Nujabes, DJ Kentaro, ou plus récemment Kohh, propulsé avec son featuring sur « It G Ma » du Sud-Coréen Keith Ape et qu’on a revu passer l’année dernière sur « Nikes » avec Frank Ocean.

Voyage initiatique

Mais si l’on est plus attentif et qu’on creuse un peu, on entend parler des récentes releases de Ydizzy, Coma-Chi ou encore du dernier feat de Nagan Server et Ritto sorti fin septembre. On connaît tout de suite moins The Life Penciled Crew, Cloud Ni9e, Shimokitazawa Ghetto, XLII ou encore Kensho Kuma. Et d’ailleurs, tous ces artistes ont un point commun : avoir travaillé avec Far Beats aka Audace pour les Japonais. Scratchs, beatmaking, mixage, mastering… notre homme est chaud.

Débarqué au Japon, au début des années 2000, après avoir enchaîné les petits boulots et des études d’ingénieur de son à Eastbourne, en Angleterre, au cours desquelles il rencontre sa future femme, une Japonaise, il a eu le temps d’apprécier le mode de fonctionnement de ce microcosme particulier. Nombreux sont les expatriés, parfois depuis longue date, à faire du son, collaborer avec des artistes locaux et organiser des soirées, mais peu sont, à notre connaissance, les Français qui peuvent justifier d’une telle immersion dans ce milieu très codifié et souvent hermétique. Introduit à Tokyo dans les années 80 par le biais de musiciens comme Toshi Nakamishi ou Hiroshi Fujiwara et popularisé entres autres par le film Wild Style, le rap japonais est depuis toujours influencé par ce qui se passe aux États-Unis, mais pas que. Ses places fortes comme Tokyo, Yokohama ou encore Nagoya ne sont pas toutes dans le même mood niveau sonorités et codes vestimentaires. « Tokyo et Yokohama ne sont pas très loin mais le rap Yokohama est plus marqué West Coast. Là-bas, les mecs se baladent en Ruff Ryders, avec des voitures qui bouncent…alors qu’à Tokyo, ce n’est pas du tout ça », précise Far Beats assis face à une tasse vidée de son café soluble.

Avec dans ses bagages une MPC et à peine trois vinyles hip-hop 90’s, il s’est rapidement connecté à certains crews tokyoïtes. Entre boulots alimentaires, résidences dans certains clubs de la capitale et collaborations, il a aussi vite vu qu’il fallait mettre ses couilles en pendentif pour réussir à vivre de la musique là-bas. Un soir après avoir joué avec Hardliner (un de ses nombreux projets parallèles) dans une soirée à Roppongi (quartier situé en plein cœur de Tokyo bourré de clubs, de bars à hôtesses, de salons de massage, de siège sociaux de grandes multinationales et d’ambassades que les touristes étrangers et les expatriés qui n’en ont rien à foutre du dépaysement aiment bien fréquenter), un type vient le voir et lui parle du Ghetto Ashimokitazawa. Ce bar, situé à l’ouest de la capitale dans le quartier de Shimokitazawa, tenue par la Franco-japonaise Alex, est le quartier du crew. Il s’y rend et rencontre cette équipe composée d’une dizaine de beatmakers, djs, graffeurs et mcs dont Tao, considéré comme la figure de proue. Un gars qui, apparemment, aime bien taffer avec des Français puisqu’en 2010 il paye son feat. avec l’artiste stéphanois Pitr sur son album Lost Identity sorti chez Ill East Records.

Japan underground

Le courant passe immédiatement. Audace devient l’un des résidents de l’établissement et, quelque temps plus tard, membre à part entière de cette team 100% japonaise. Et c’est là que ça devient intéressant. On sait bien que dans le rap, les mecs ne sont pas toujours là pour se câliner et se susurrer des « garde la pêche » à l’oreille, mais ici dans le mode de fonctionnement et de production de cette équipe, on est plus proche du système pyramidal d’un gang que de celui d’un collectif lambda. « Chaque crew a un leader. De toute façon, au Japon tout est organisé comme ça. Il y a le boss et ensuite une hiérarchie avec les petites mains qui font tout le reste et qui montent en grade progressivement. Chez nous, par exemple, elles allaient distribuer les flyers dans toute la ville, coller des affiches la nuit. Ça peut être violent. J’ai vu des mecs se faire engueuler comme des grosses merdes pour ne pas avoir bien distribué les flyers, même limite se prendre des coups de pied, devoir baisser les yeux… Après, ce n’est pas lié qu’à la musique mais un des gars de mon équipe s’était pris un coup de cendrier sur la tête au boulot parce qu’il avait foiré un truc. Son boss lui avait carrément ouvert le crâne. Mais même dans la musique, si le gars qui se fait engueuler ne baisse pas assez les yeux, il peut facilement se prendre des gifles. »

2011_GHETTO_@BED_FLYER

Dans la plupart des cas, le leader, qui est en général celui qui a le plus de talent, sort en priorité ses propres projets. Vient ensuite le tour de celui qui est juste en dessous dans la hiérarchie et si tous les projets successifs ont généré assez d’argent, celui qui est tout en bas peut alors espérer ramasser quelques miettes. Parfois même, faute de moyens au départ, les efforts sont concentrés directement sur l’album du crew mais, même dans ce cas-là, l’organisation verticale est respectée que ce soit dans la conception du projet ou à travers la place que chacun occupe sur la pochette de l’album.

Vivre du rap indé ? Ah ah

Ce mode de fonctionnement à base de petites claques dans la bouche trouve ses racines à trois endroits. La première raison est culturelle. Toute la société japonaise s’organise de façon pyramidale et fonctionne selon le modèle du senpai et du kohai : respectivement le maître et l’apprenti. La deuxième raison est que le rap japonais, comme beaucoup de scènes à travers le monde, s’inspire largement du modèle de fonctionnement des crews et des gangs américains. Ce qui se ressent tant dans la musique que dans les codes vestimentaires. Malgré des préoccupations ethniques et sociales différentes, la mentalité du hood et la volonté de faire de l’oseille à tout prix n’ont rien à envier aux précurseurs outre-Pacifique. « On ne s’en rend pas forcément compte mais au Japon la vie est dure pour beaucoup de gens. Si tu fais rien, t’es quasiment sûr de crever, comme aux USA. Du coup, cette mentalité de gagnant est présente partout. » C’est aussi pour ça que beaucoup de rappeurs fonctionnent ou souhaitent marcher avec un crew. Le milieu du rap et plus largement de la musique n’est pas régi de la même manière qu’en France ou aux États-Unis et évoluer seul, surtout sur la scène underground, est quasi-impossible. Absence de subventions, du statut d’intermittent, la privatisation des salles de concerts et un parcours du combattant pour acquérir des droits d’auteurs font que beaucoup de MC préfèrent intégrer une équipe plutôt que de galérer seuls. Ces contraintes économiques se répercutent à l’intérieur même du crew. Clairement, si t’es le rookie et que tu veux sortir un album solo, va déjà distribuer des flyers correctement, et on en reparle.

Black hole in space. Elements of this image furnished by NASA

Audace

Pendant cinq ans, et malgré la fermeture du bar pour une sombre « embrouille avec la police », Audace enchaîne les soirées avec le Shimokitazawa Ghetto à raison d’une ou deux par mois. N’étant pas soumis en tant qu’occidental, à cette pression hiérarchique, le Français enchaîne les side-projects que ce soit avec l’Ukrainien XLII, sur place depuis de nombreuses années, avec Cloud Ni9e ou encore Kensho Kuma pour qui il a produit et mixé le morceau « World Traveler 2 » sorti il y a moins d’un an (et qui annonce la future compilation de Musou Production prévue pour début 2019). A noter aussi, le track « Rail » du Japonais Under Mellow Circle, sorti sur Daydreaming, la première release du label, qui n’a rien à voir avec le rap mais qui donne bien envie de se salir les neurones et de lécher le sol quand y’en a plus.

L’exemple du rap prouve bien ici les difficultés rencontrées par les artistes japonais pour sortir de leur home-studio, gagner de l’oseille et s’exporter. Greg Gouty, qui lui aussi y a passé plusieurs années et a notamment bossé dans la distribution ne peut que confirmer de l’autre bout de la pièce les propos de Far Beats. Via son label 180g, spécialisé dans l’import/export entre la France et le Japon, il est bien placé pour savoir qu’il faut charbonner pour vivre de sa musique et ce peu importe ta nationalité. « Il y a très peu d’artistes qui sont professionnels. Déjà, il n’y a pas de système d’intermittence comme en France. Avant de pouvoir vivre de ton métier, il faut déjà ramener assez de thunes tous les mois pour te nourrir, payer le loyer… Par exemple, sur les dix mecs d’Ajate qui vont d’ailleurs venir jouer aux Trans Musicales, il n’y en a qu’un qui est indépendant. Les neuf autres travaillent et ont grillé toutes leurs vacances lors d’une tournée de dix jours en mai dernier. Pour les Trans, en décembre, ils viennent juste trois jours. La réalité, pour la plupart des artistes au Japon, elle est là. »

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