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Le bad boy ou le filou de l’industrie musicale

Il y a le bad boy qui se déguise, celui qui fait semblant, le petit délinquant, le mafieux repenti, le gangsta pour la vie…Du rock au hip-hop en passant par les années disco, la figure du « bad boy » a pris des formes bien éclatées dans l’histoire de la musique.

Article miroir de mon pèlerinage sur les traces des « Bad girls », je cherche ici à questionner les mythes associés au genre masculin à travers un inventaire non exhaustif des chansons intitulées « Bad boy ». Mon but n’est pas de renforcer le stéréotype du vandale ou de blâmer qui que ce soit mais bel et bien de comprendre les mécanismes qui animent cette représentation. Comment on en est venu à glorifier les hors la loi, l’orgueil et la violence dans le monde musical depuis les années 1960 ? De quelle forme de liberté ou parti pris artistique découlent ces codes et pourquoi est-ce qu’ils nous séduisent tant ?

Sans contrefaçon, je suis un garçon

Il était une fois un temps où tous les hommes étaient des gentlemen, les femmes joyeuses et resplendissantes dans un monde où la violence n’existait pas. Cette époque, c’est celle des clips américains des années 1960. J’étais dans le salon d’une amie (une autre, cette fois), tandis que ces images merveilleuses défilaient sur un écran d’ordinateur. En regardant ces blondinettes tourner sur elles-mêmes ou ces chanteurs se lamenter sur leur amour perdu, je me suis demandée comment on était passé des boys bands romantiques aux bad boys j’nique-ton-string.

Aux débuts de l’histoire musicale du bad boy (que mon expertise hasardeuse date du milieu des années 60), ce curieux personnage est d’abord un marginal isolé. Inspiré des figures cinématographiques à la Marlon Brando – le cinéma était en avance sur le phénomène –, la figure du loup solitaire dur à cuire fascine et contraste avec le climat encore très religieux des Etats-Unis et de l’Europe d’alors. Petit à petit, l’esthétique de la canaille va évoluer, se conjuguer au pluriel et dans la durée jusqu’à dominer tout un genre musical.

Notre périple démarre en 1965. Pour John Lennon, le bad boy (Beatles – 1965) est un ado rebelle qui sèche les cours pour jouer du rock’n’roll toute la nuit. Il se laisse pousser les cheveux, vole un canari pour le donner au chien du voisin et correspond donc plus ou moins à la vision que l’on pourrait avoir d’un petit délinquant qui teste gentiment les limites de l’autorité. Dans cette chanson, John le sermonne en menaçant de faire appel à sa maman. Pour l’instant, le bad boy n’inspire pas la crainte, on a plutôt envie de lui dire d’arrêter ses bêtises et de se laisser porter par la bonne musique qui fait vibrer l’Angleterre dans ces années-là.

Aaaah les années 70. Les coupes de cheveux, les voix rocailleuses, les riffs bien placés… Qu’il est bon d’être un bad boy avant l’arrivée du sida et du mouvement #metoo. Chose plutôt surprenante : Dan McCafferty, le chanteur du groupe de rock Nazareth reconnaît qu’il est un « Bad boy » (1973). Cette sorte de Janis Joplin au masculin ne semble pas s’en excuser mais au moins, il ose se définir comme tel et répète qu’il suffit de mentir aux femmes pour « voler leur amour ». Ça a le mérite d’être honnête et les groupies savent à quoi s’en tenir.

On change radicalement d’atmosphère avec la chanson de Miami Sound Machine, en 1985. Le clip commence parce ce qui semble être l’aboutissement d’un premier rendez-vous : un jeune blond en costard blanc propose à la chanteuse Gloria Estefan de finir la soirée chez lui. Elle décline l’offre pour aller marcher seule.

Une fois débarrassée de son soupirant, Gloria se retrouve au milieu d’un autre monde : des personnages mi-humains mi-félins lui tournent autour et une grande fête se déclare, digne des meilleures soirées des années 80. Cet imaginaire s’inspire de la comédie musicale Cats qui, en gros, raconte l’histoire d’une tribu de chats fictifs qui aspirent à renaître sous une nouvelle forme. Dans le clip, les chats caricaturent les prédateurs sexuels masculins, et l’un d’eux nous dévoile l’intérieur du magazine Playcat (satire de Playboy). Plutôt que de remettre en question ces comportements, la dérision qui enrobe ce clip contraste avec les paroles « Bad boy, you make me feel so good ». Cette chanson illustre très bien le côté attirant, excitant de l’image du bad boy. Les chats-choristes (car ils savent aussi chanter) répètent « Boys will be boys », comme si les hommes étaient réduits à certains comportements et n’avaient aucune emprise sur le mal qu’ils peuvent causer à autrui. Nous avons ici affaire à un double cliché : les hommes n’ont pas d’autres solutions que d’être des bad boys et les femmes ne sont attirées que par les hommes distants et irrespectueux.

L’œuf ou la poule

Un peu de reggae désormais, avec le groupe jamaïcain Inner Circle, qui met les « Bad boys » (1987) face à leurs actes.

Bad boys, bad boys
Whatcha gonna do, whatcha gonna do
When they come for you?

En gros, le refrain nous dit : « hé ho toi le bad boy, face à la police, qu’est-ce que tu vas répondre ? » Ce tube a d’ailleurs été utilisé pour le générique de la série Cops, qui suit des policiers en action. Les bad boys auxquels le chanteur Ian Lewis fait référence semblent être de vrais délinquants qui posent problème à leur famille en agissant de cette façon. D’un côté, ce titre dénonce un réel problème : la capacité de certains à mal agir sans penser aux conséquences. De l’autre, on peut se demander si son ton moralisateur ne dessert pas la cause en stigmatisant ces bad boys qui seraient complètement coupables de leurs actes. Cette vision omet les questions de racisme, d’inégalités de classe, de violences policières et autres causes externes qui déshumanisent l’individu. Dans cette chanson, le bad boy est responsable de son comportement et est le seul à pouvoir changer. Le système, lui, serait innocent. On retrouve ici un des mythes de l’american dream, la terre promise où tout est possible. Si tu échoues, c’est ton problème, pas le nôtre.

L’idée d’un Etat coupable et potentiellement violent émerge petit à petit dans le paysage musical des bad boys – bien que cette idée ait déjà été exprimée, notamment lors du Mouvement des droits civiques des années 50-60. Dès les premières secondes du clip du rappeur Shyne (« Bad Boyz » – 2000), on peut lire que le 27 décembre 1999, une arme à feu a blessé trois clients dans le Club New York de Manhattan, où étaient présents ledit rappeur et d’autres célébrités. Shyne a été condamné à dix ans de prison, et son premier album éponyme Shyne (2000), produit par P.Diddy, semble être une réponse à ces accusations.

Pour certain·e·s, le rappeur est une incarnation du bad boy quoi qu’il fasse car, pendant longtemps, cette culture a été réduite à une musique de brigands. En réalité, le mouvement hip- hop définit un ensemble de pratiques artistiques nées vers la fin des années 1960 dans des quartiers noirs et défavorisés des Etats-Unis. Cette culture alternative n’est pas à confondre avec l’image du gangster que s’approprieront un grand nombre de rappeurs ensuite, légitimant une certaine brutalité comme moyen d’imposer leur vision du monde.

Don’t hate me, hate Nicky Barnes for hittin my moms
Letting the condom pop, nigga I was born in the drop

Ici, Shyne fait référence à Nicky Barnes, le mafieux qui dirigeait l’organisation criminelle afro-américaine connue sous le nom de The Council. Pour beaucoup, la meilleure incarnation du bad boy reste Al Pacino dans le film Scarface (1983), de Brian de Palma. Des rappeurs et groupes tels que Scarface, Notorious B.I.G, Geto Boys, Mobb Deep et beaucoup d’autres ont en commun de glorifier cette image, d’en faire une partie intégrante de leur identité artistique. Le personnage de Tony Montana, son sens de l’humour, son ambition et sa violence fascinent tellement qu’on normalise ses meurtres, son égocentrisme et sa folie destructrice.

Dans cette chanson, Shyne dénonce les gangsters et remodèle, à sa façon, l’identité bad boy. Sur un beat de EZ Elpee, ses paroles et son clip semblent être une façon d’incarner un contre-pouvoir face à ses oppresseurs, en témoignent les images d’hommes noirs armés, en regard-caméra. Désormais, on ne parle plus du bad boy, personnage isolé mais des bad boys. Symbolisé par une masculinité bien marquée, si les paroles peuvent exprimer des émotions, face à l’objectif, il ne faut pas flancher. Les bad boys ne doivent surtout pas montrer combien ils ont peur qu’on les prenne pour des « bad girls ».

Chez MC Solaar, le bad boy n’arrive pas seul mais embarqué dans une histoire d’amour, sorte de Bonnie and Clyde des temps modernes. « La belle et le bad boy » (2001), tiré de l’album Cinquième As, nous conte l’histoire de la belle, qui va se retrouve embobinée dans les magouilles du bad boy, jusqu’à en perdre la vie.

Mais le contexte est plus fort que le concept
Son mec s’est jeté dans les flammes, faut qu’il se lave avec

Le contexte, c’est celui des grands ensembles et des trafics, plus fort que le concept, ici symbolisé par l’amour. Le bad boy a choisi de mener cette vie, il doit en assumer les conséquences. Sur fond de violons et de petites notes de piano, Solaar relate ce parcours et son réalisme rend compte de la vérité qui se cache derrière le fait d’être « bad ». Qui sème les coups récolte le dépit et le bad boy médite sur ce qu’il a détruit.

Ces états d’âme ne durent pas très longtemps et, outre-Atlantique, le bad boy redevient vite objet d’admiration, sur fond d’ego trip bien placé. Après tout, pourquoi s’arrêter en si bon chemin si nous sommes des « Bad Boy For Life » comme le répète P. Diddy en featuring avec Black Rob et Mark Curry (2001). Sans violence, le clip montre simplement P.Diddy et sa bande de potes qui débarquent dans une banlieue huppée pleine de Blancs effrayés. Le bad boy roule en trottinette et invite les voisins à sa fête, l’air de dire que, finalement, il n’est pas si méchant que ça…

Notre voyage commence et se finit en Angleterre, aux débuts du grime, un style de musique qui se développe dans les années 2000. Le rappeur Stormzy s’inscrit dans cette vague au débit très rapide et à l’ambiance électro des grime MCs, ceux qui se font refouler des clubs et décident de créer leur propre musique. Dans « Bad Boy », il nous parle de ceux qui croient être des caïds simplement parce qu’ils ont regardé la série Narcos. Selon lui, les jeunes qui flirtent avec l’illégalité ont le choix. En tant qu’artiste, il les encourage à faire le bon. Le court métrage Gang signs & prayers rassemble plusieurs de ses chansons et suit le parcours d’un jeune homme confronté à ce dilemme : rester bon ou devenir « bad ».

Afin d’ouvrir et non pas de clore ce débat, je soulignerai que même si la délinquance existait avant d’être montrée et exprimée en musique, sa diffusion à grande échelle semble avoir plusieurs effets sur les représentations qui, qu’on le veuille ou non, influencent nos comportements. Le fait de montrer la violence subie ou infligée est nécessaire dans l’élaboration d’un débat qui permet d’identifier d’où vient le problème. La figure du bad boy, lorsqu’elle sert de contre-pouvoir, tient un rôle primordial dans le fait de montrer que ces gens existent et méritent qu’on reconnaisse leur existence.

Par contre, idéaliser la figure du bad boy c’est l’ériger en modèle et légitimer un mode de vie potentiellement néfaste. Même si l’on considère que la musique, au même titre que le cinéma, relève de la fiction – chose discutable – les artistes ont une responsabilité vis-à-vis du public, qu’il·elle·s décident de l’accepter ou pas. Nous sommes tous dépendant·e·s les un·e·s des autres et considérer qu’un artiste peut faire ce qu’il veut sans conséquence, c’est nier cette réalité-là.

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