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La musique électronique peut-elle nous relier au reste du monde vivant ?

A l’orée de la sixième extinction de masse, il serait tentant de faire un lien entre climat anxiogène et essor des esthétiques (sur)naturelles dans les musiques électroniques, comme l’illustre la résurgence de l’ambient et de la dub techno. Et si ces styles moqueusement étiquetés « nature et découverte » renfermaient de véritables puissances fertiles ?

L’espoir se loge en partie dans nos paysages sonores. C’est ce qu’a récemment découvert une équipe de biologistes en diffusant une symphonie aquatique dans des récifs coralliens endommagées et désertés. Au contact de sons pré-enregistrés tel que des crépitements, des frottements et des respirations de poissons, la biodiversité a augmenté de 50% dans ces zones abîmées. De là à spéculer sur le potentiel pouvoir transformateur d’autres artefacts sonores, il n’y a qu’un pas.

L’ambient et la dub techno sont deux catégories de musiques électroniques qui intègrent des sonorités puisées et évocatrices d’organismes naturels depuis leurs débuts – respectivement autour des années 1960 et 1990. Leurs façons de faire croître les mélodies et les harmonies suggèrent le mouvement et l’expansion, le travail sur les textures et la notion d’atmosphère y est central, et les samples de sources biologiques autres qu’humaines y sont nombreux. Au-delà des compositions sonores, les pionniers de ces sphères musicales ont pris l’habitude de multiplier les références biophiles à travers les noms d’albums (The Expanding Universe, Environments, Earth to Infinity...), d’artistes (Biosphere, Monolake…),de morceaux, de labels, d’artworks… Jusqu’à aller explorer les relations inter-espèces en proposant carrément des œuvres destinées à être écoutées par les plantes (l’album Mother Earth’s Plantasia de Mort Garson en 1976).

Il semblerait qu’il existe une résurgence de ces styles depuis quelques années. Rien qu’à l’échelle de la création française, l’ambient et la dub techno sont des niches particulièrement fertiles qui ont vu éclore des dizaines de projets excitants lors de la dernière décennie (notons cependant que le label et disquaire lyonnais Ultimae rayonne internationalement dans ces genres depuis sa création en 1999). On pourrait citer des labels comme Accent, Lett, Kornarion, Cosmic Wave, Bamboo Shows, Silure Albinos Fishing Club ou Melifera ; des DJs/producteurs·trices tel·les qu’Hydrangea, Valentino Mora, Adhémar ou Laura BCR – autant d’artistes qui incorporent des percussions organiques, des ambiances naturelles et des bruits d’animaux comme des éléments à part entière dans leur musique. Dans la même lignée, de jeunes chaînes de podcasts telles que Monochrome font le lien entre ambient, dub techno et monde vivant non-humain jusqu’à se référer aux saisons dans la fréquence de diffusions de ses épisodes ; alors que ceux du Collectif Exocet explorent un par un des thématiques de l’univers marin. Qu’est-ce que cet élan révèle de notre époque ? Pour les protagonistes de cette scène florissante, la musique serait-elle une forme de reconnexion au reste du monde vivant ?

Nous sommes la nature

Clément Davout – DJ/producteur officiant en duo avec Olorun sous l’alias Aucuba Replica et en solo sous l’alias Adhémar, également artiste plasticien derrière le design graphique du label Oslated – nous rappelle que « la différence entre nature et culture est une construction historique qui ne signifie quelque chose que chez nous. Comme l’ont montré Philippe Descola ou Claude Levi-Strauss, c’est une volonté défensive de se protéger et de se placer au dessus de la nature ». Désormais basé à Bruxelles après avoir grandi dans la campagne française, Clément développe une fascination pour les plantes et la lumière autant dans ses peintures que dans sa musique. Si ses créations peuvent faire référence à des œuvres de naturalistes engagés tels que Francis Hallé, militant pour la création d’une vaste forêt primaire en Europe (Clément a titré les morceaux de son album In The Praise of Plants en référence aux chapitres du livre éponyme du botaniste français), pas d’emballement ou d’enrobage réflexif quant à son propre travail artistique : « C’est surtout une forme de contemplation et un attrait personnel vers ces environnements naturels, des souvenirs qu’il m’en reste ».

S’immerger dans des espaces relativement épargnés par l’empreinte de l’homme permettrait de tendre vers ce que le philosophe Pascal Chabot appelle le « progrès subtil » – soit de redécouvrir « les liens fondamentaux qui nous lient à nous-mêmes, à notre espèce, aux autres, à la planète, à la culture, aux sens ». Kilian Charpentier – aka Alkini derrière les platines et dans son studio rennais – explique avoir vu sa musique évoluer suite à certaines excursions : « Depuis deux ou trois ans, mon inspiration vient vraiment de moments intimes partagés avec mes amis dans des environnements naturels. J’ai par exemple fait un son qui s’appelle « River Ritual » pendant le premier confinement, une période où l’on se rejoignait tout le temps au bord d’une rivière pendant le couvre-feu . C’est des instants comme ça qui m’ont changé, où je me suis trouvé moi-même. »

Pour Sanjib, DJ/producteur lyonnais également praticien en programmation neuro-linguistique (PNL) et en reiki (une méthode de soins énergétiques japonaise), « c’est plutôt le côté spirituel qui m’a emmené vers les musiques deep. Quand je fais de la musique sous Sanjib c’est vraiment un moment de détente et de relaxation personnelle. Et en général, lorsqu’une musique te touche toi, elle va toucher les autres. Je ne revendique pas de combat ou de sens particulier même si, naturellement, c’est une musique qui va nourrir des choses liées à la nature ou à l’esprit. Ça reste un imaginaire, une évasion. J’aime bien sortir de notre planète, surtout en ce moment. Créer un univers, quelque chose de mystérieux et de poétique, et éventuellement y emmener des gens. »

En explorant son intériorité, Donia a enfanté le projet Azu Tiwaline : « J’ai décidé de m’intéresser à mes racines et de partir en Tunisie il y a deux ou trois ans. Mon son est alors devenu plus doux, plus organique. Les décors désertiques qui m’entouraient quand j’ai composé à ce moment là n’y sont sûrement pas étrangers. La différence est nette avec ce que je faisais avant, une musique qui – bien qu’avec des rythmiques très tribales – sonnait plus urbaine, synthétique, industrielle. »

Panser l’éco-anxiété

En vivant une partie de l’année aux portes du désert, Donia se trouve désormais aux avant-postes pour observer les effets du réchauffement climatique : « Le palmier dattier est l’arbre emblématique du Sahara, il donne naissance aux oasis et rend la vie possible dans ce milieu. Les gens ont réussi à y faire pousser leurs fruits et légumes depuis des milliers d’années. Désormais il fait entre 50 et 53 degrés à l’ombre de mai à septembre. Depuis trois ans, on a beau arroser les racines, l’air est tellement chaud et sec qu’une fois arrivé en septembre/octobre, quelques semaines avant la période de récolte, les dates sèchent déjà sur les arbres. Je me disais que ça allait être compliqué pour les prochains générations mais je ne pensais pas je connaîtrais ça de mon vivant. Ça me déprime beaucoup. »

Des sentiments négatifs qui ne transparaissent pas dans sa musique pour autant : « Lorsque j’étais plus jeune la musique était vraiment une retranscription de mes états émotionnels, mais je n’ai plus du tout envie d’exprimer mes inquiétudes et mes angoisses à travers elle. J’ai quarante trois ans aujourd’hui et j’essaye vraiment de focaliser sur des émotions positives qui me font du bien et qui font du bien aussi aux gens qui écoutent. Je me suis intéressé aux musiques de transe en Tunisie et particulièrement au stambeli, une musique faite pour soigner les gens. Je me suis intéressé aux rythmes et aux instruments utilisés dans ces pratiques et j’ai commencé à les intégrer petit à petit dans ma musique – sans vouloir non plus dire « je fais du stambeli electro ». Je crois beaucoup aux pouvoirs de l’intention et pour moi le message le plus fort c’est tout simplement l’amour. Cette façon d’être attentionné et à l’écoute, de faire abstraction de tout ce qu’on a dans notre mental et de tous les problèmes du quotidien qui nous déconnectent de notre spiritualité et du monde invisible – qui est tout aussi fascinant que ce que l’on voit ».

Pierre, basé à Rennes, qui compose et mix sous le nom d’Ephere, anime aussi depuis 2018 la chaîne de podcasts Stellar Transitions sur laquelle il invite chaque mois un artiste à livrer un mix de musiques contemplatives : « Ça peut vulgairement être décrit comme de la musique « nature et découverte » par certains mais ça va beaucoup plus loin que ça. Tout ça part du fait que je suis moi même une personne très stressée et anxieuse. J’ai envie de partager mon expérience pour qu’elle puisse être bénéfique à d’autres. » Confus, démunis et assaillis d’informations catastrophistes sur les changements climatiques en cours, 75% des jeunes dans le monde trouveraient l’avenir « effrayant » selon une récente étude. On pourrait voir dans la démarche de Pierre un moyen de sublimer sa douleur ressentie face aux pertes environnementales actuelles ou anticipées. Une façon de faire son « deuil écologique » selon les mots de la chercheuse Ashlee Cunsolo – experte des changements climatiques et de leur impact sur la santé mentale. « Ça m’a vraiment aidé de faire de la musique ambient et du field recording (ndlr : des enregistrements de paysages sonores naturels), d’écouter la nature et le monde qui nous entoure, continue Pierre. J’y vois un but documentariste, d’archivage sonore, de me dire que le son qu’on a enregistré à tel endroit est un patrimoine culturel qui n’existera peut-être plus dans quelques années. Et d’un autre côté, il y a l’aspect recherche artistique en modifiant ensuite ces enregistrements dans des applis granulaires ».

Tu subis ou tu sublimes

Alice, qui vit à Toulouse, mixe et produit sous le nom de Jan Loup, voit dans sa pratique artistique un moyen de « cracker le programme. Détourner les outils numériques – considérés comme aliénant, et une exploitation de toute forme de vie confondu – pour se sauver soi-même de son aliénation. Se reconnecter à moi-même, ce moi-même qu’il me semblait avoir perdu, ou auquel peut-être il manquait une partie. Et ensuite, grâce à ces outils, essayer de partager ou d’exprimer des moment de nature profonde. » Dans son émission Mana-Machine sur LYL Radio, elle met en paroles certains rêves conscientisés, discussions et réflexions sur les dérives de la société industrielle sur fond de morceaux finement sélectionnés : « J’ai l’impression que dans ma pratique musicale, il s’agit de faire des liens entre, ou d’évoquer. Avec Stefan de Folklore, on parle parfois de faire des musiques à jouer dans la forêt, musiques à écouter en haut de la montagne, musiques évocatrices d’espaces naturels, musiques pour danser près d’un étang… C’est un peu des odes à la forêt. Ou peut-être que c’est toujours une lamentation envers une utopie éteinte. Ou un auto-sortilège, pour me ramener moi-même à la nature. C’est un peu toute ces choses à la fois. Je considère beaucoup les musiques comme des sortilèges. Les sortilèges amènent les gens d’un état à un autre et la musique a ce type de pouvoir. »

Pour le musicologue Makis Solomos – spécialiste de l’émergence du son, de l’écologie du son et de la décroissance – il semble essentiel de « prendre soin des sons, car c’est à travers eux que nous prenons également conscience du monde qui nous entoure ». En reconstruisant un rapport intime avec une énergie naturelle en utilisant dans leurs morceaux des résonances qui rappellent des écoulements d’un fluide, des bourdons (drones) ou des bruits d’oiseaux, les protagonistes des florissantes scènes ambient et dub techno laissent consciemment place aux milieux organiques dont l’Occident cherche à se libérer depuis des siècles. En mobilisant des percepts et des affects, et sans jouer les donneurs de leçons, ces artistes nous invitent via leurs créations sonores à développer une certaine écologie de la présence ; à nous concentrer sur nos sensations et aux pulsations de vie que renferment nos corps, et à porter attention aux effets de dépendance et de réciprocité qui lient les êtres humains au reste du monde vivant. De quoi renouer avec l’énergie d’agir pour participer à un changement de cap ?

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