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En eau profonde

À qui sont ces ombres stroboscopiques qui clignotent à la faveur du tempo ? Qu’y a-t-il de si abstrait dans ces nuits passées debout dans le bruit et la sueur à des heures où les corps devraient s’enrouler dans les draps ? Pourquoi témoigner une telle ferveur à ces hommes et ces femmes qui ne font qu’égrainer les œuvres d’autres ? Quelle folie urbaine de s’enfermer, s’entasser et s’altérer au mépris des lois les plus basiques de la biologie ? Récit d’une nuit partagée avec la musique électronique.

Certains d’entre nous en sont déjà convaincus, certains n’y goûteront jamais, d’autres n’en n’aiment pas le goût, mais les nuits électroniques qui kidnappent chaque semaine des milliers voir des centaines de milliers d’individus sont devenues un vrai phénomène de société souvent mal compris. Loin de l’étude complète qu’il mérite, de l’enquête approfondie de ses origines, ses manifestations, ses dimensions politique, psychologique et sociale et de leurs interactions, recueil d’un simple témoignage.

Une expérience a cela d’unique qu’elle touche différemment chaque individu. Si l’on peut parfois parler d’expérience collective, nous n’en sommes pas moins tous différents. Nos histoires, nos pensées et nos humeurs nous rendent inégaux face aux faits. En cela, une partie d’entre nous ne sera jamais sensible à la beauté de ces nuits. D’autres y passeront en coup de vent, curieux, pour suivre les copains, s’oublier le temps d’un soir, se laisser surprendre sans se laisser prendre. Pour nous la magie de ces instants est d’une telle évidence qu’elle tient de la révélation, de l’éveil. Vous êtes seuls, mais vous êtes des milliers. Une goutte dans l’océan, une série d’unités que « l’émergence » transforme en une nouvelle chose.

Lorsque la musique synchronise chacune de nos ondes cérébrales, que nos pensées s’enfuient et que la moindre variation du son qui nous enveloppe provoque chez l’ensemble des danseurs une réponse physique, alors on touche au moment de grâce. Mais cet instant n’est pas systématique et pour l’atteindre chez celui qui reçoit (le danseur) comme chez celui qui donne (le DJ) un cheminement s’impose.

Vous trouvez cela exagéré ou sorti tout droit de cervelets hippies à moitié fumés ? Des paroles de victimes d’un phénomène de mode très rentable où agents d’artistes et promoteurs de soirées se partagent le gâteau juteux de fêtes qui durent désormais toute la nuit ? Ou serait-ce un piège à drogués qui cherchent une excuse pour s’adonner à leur vice à l’abri des regards perdus dans la foule de ces salles closes et sombres ? Il est facile de mépriser ce que l’on ne comprend pas et trop naturel de craindre ce que l’on ne connaît pas. Une plongée s’impose dans l’océan de ces nuits noires éblouissantes.

La plongée

Pas de salamalecs, il s’agit de faire la fête, de se détendre, de s’éloigner des soucis du quotidien. Mais est-il évident en 2018 de pouvoir mettre ses préoccupations de côté ? L’information fuse, martelée sans cesse et partout. Elle provient du monde et vibre jusque dans nos poches pour que nous restions alertes. Une explosion au Moyen Orient, une élection en Asie, un contrat russe, une sortie d’album, le bad buzz d’une star, le tweet d’un politique, nous recevons chaque jour bien plus d’informations que nous ne pouvons en traiter et ce, sans la moindre hiérarchie. Nous nous conformons toujours un peu plus au bien vivre ensemble et à ses règles de calme et de politesse. Nous rabotons les aspérités de nos émotions afin de ne pas être si différents et de nous intégrer. Nous avons bu, dans ce pays où un verre nous est tendu à chaque occasion et où l’alcool est un lubrifiant social au mépris du mal qu’il peut parfois faire au moindre glissement. Trop ou pas assez, dur de trouver l’équilibre.

Depuis combien de temps n’avez-vous pas crié à vous en briser la voix ? Martelé le sol de vos coups de pieds sans alerter vos voisins ? Fermé vos yeux le visage relevé et laissé votre cage thoracique vibrer sous les vagues répétitives qui parcourent votre squelette tout entier ? Heurté la foule tel un brin d’herbe chahuté par le vent sans vous outrager d’être rentré en contact avec un inconnu ? Aller danser toute la nuit au son d’un set est l’occasion de vivre ce genre d’expérience. Il faut pour cela laisser ses préjugés au vestiaire, son individualisme mais aussi ses attentes. La nuit est un voyage dans une zone sans réseau. Sa contre-nature permet tout. Votre téléphone ne sonnera pas. Vous n’aurez pas de nouveau mail. Si vous n’étiez pas là vous seriez en train de dormir mais ce soir vous êtes debout et d’ailleurs vous n’avez pas sommeil. Ce moment est un cadeau et il n’y a rien d’autre que de se laisser porté par l’énergie collective et embarquer dans le voyage que vous propose l’artiste en face de vous que l’on appelle un disc jockey.

L’apnée

Nous y sommes. D’observateur, nous sommes devenus des acteurs de la soirée. Chaque regard croisé est un membre de la troupe et les sourires échangés comme les décharges bienveillantes d’une famille éphémère. La musique bat son plein et joue sans interruption depuis plusieurs heures maintenant. Quelques mélodies familières ont pu se glisser ici et là mais impossible de savoir quand ni comment. Tout est fait pour que nous perdions la notion de l’espace et du temps. Il fait principalement noir et pourtant de magnifiques lumières habillent le ciel. Tandis qu’un morceau nous soulève et nous lâche à quelques pas du sol, on ne peut s’empêcher de gémir de manière primitive avant d’entendre la foule, tout autour pousser les mêmes grognements. Peu importe que l’on ait un cavalier ou une cavalière, ce soir le cœur de la piste est notre partenaire. Le DJ nous raconte son oeuvre et nous savons maintenant de quels types d’histoires il s’agit. Il y en a avec beaucoup d’action, des contemplatives, des très poétiques, des très crues, des bonnes, et bien sûr des mauvaises. Cela dépend de celui qui raconte, de la soirée, du lieu mais aussi des danseurs.

Car à l’inverse d’un cinéma sourd qui montre à voir, le spectacle de ce soir est un échange. Il évoluera en fonction de tes réactions et fait de toi une note sur la partition gigantesque qui se joue ici. Nous sommes en plein milieu de la nuit, en plein air ou dans un club, sous un chapiteau ou un entrepôt, en festival ou ailleurs, et une armée d’anonymes entre dans une légère forme de transe. Il y a longtemps de cela, se rassemblaient déjà des groupes d’individus pour danser sur des rythmes répétitifs. Y aurait-il chez l’humain une mémoire collective qui favoriserait ce type de communion mystique et inconsciente ?

Il n’y a plus d’heure, le monde n’existe plus, rien d’autre que le moment présent, cet instant précis où nos pieds giflent le sol au rythme des battements qui s’échappent des enceintes. Le maître de cérémonie jouit d’un pouvoir religieux sur le tapis d’âme qu’il surplombe et qu’il a pris dans ses filets. Il nous frustre, nous capture puis nous libère jouant avec nos émotions resserrant les liens invisibles qui nous lient à la foule. Ici les retardataires sont largués. La vision d’une masse polymorphe aux sourires béas complètement absorbée par une musique qui défile façon TGV à pleine vitesse en laissera plus d’un coi. Fini les arrêts aux gares, nous traversons actuellement la pampa à pleine bourre. La cabine du DJ est un poste de pilotage et tous réagissent aux manœuvres du commandant. Le choix des morceaux et leurs enchaînements sont autant d’ingrédients que le chef associe avec savoir-faire pour concocter sa recette et on peut dire que l’on déguste.

La surface

Toutes les bonnes choses ont malheureusement une fin et l’apnée a ceci de propre qu’elle absorbe le temps et qu’elle nous ramène à la surface souvent trop tôt. Parfois le DJ nous rattrape depuis les abysses dans un amerrissage upside-down contrôlé. Parfois, lui même s’amuse autant que nous et doit être rappelé à l’ordre par ceux qui, dans l’ombre, ont organisé cette réunion fabuleuse. Voilà des heures que des corps affamés et privés de sommeil virevoltent librement et il est temps de remonter à la surface.

Lorsque les choses se passent pour le mieux, les rayons du soleil viennent percer la séparation entre terre et mer et nous signaler que le voyage touche à sa fin. Dans ce cas, la chaleur solaire illustre plus que jamais la célébration de la vie et de son cycle sans cesse renouvelé qui vient de se jouer ici. Un retour à la réalité et à la lumière parfois difficile nous oblige alors à regarder les choses en face: nous ne sommes plus de la première fraîcheur. L’heure, pour le chef d’orchestre est à la clôture. L’épilogue de son histoire, une fin que l’on souhaite bien souvent belle et fracassante teintée de nostalgie, qui tient parfois du manque. Vous ne voyez pas de quoi je parle ? Chaque témoin de ce type d’apothéose garde pourtant le souvenir indélébile d’un tel instant. Des morceaux qui restent gravés dans le cœur comme une légère petite cicatrice que l’on frotte le regard vague et le sourire en coin dans les moments de douce absence.

Il est temps de sortir de l’eau. Les plus gourmands en redemandent et ici et là d’autres petites embarcations prennent le large. Parfois c’est juste l’idée de briser cette nouvelle entité qui est difficile. Se séparer, redevenir des individus anonymes essoufflés aux quatre vents. Toujours est-il qu’un moment fort vient de se passer. La Vie avec un grand V, des moments d’une rare intensité qui nous font nous sentir plus vivants que jamais. Alors peut-être que désormais, lorsque vous imaginerez cette bande de jeunes écervelés s’agiter sur des boum boum qui n’en finissent pas, lorsque vous croiserez à la boulangerie le matin un jeune au visage pailleté qui vous souhaite une bonne soirée, vous penserez qu’aussi étrange cela puisse vous paraître, ce petit être fébrile vient de célébrer l’amour, la liberté et la vie dans une société qui en manque un peu parfois.

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