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Damon Albarn, un samedi soir sur la Terre

Philharmonie de Paris, samedi 5 mars 2022, 20h30. Les lumières s’éteignent. Pile à l’heure. Du fond de la salle retentissent des cris, une voix qui vocifère, des mots qui gesticulent. Un homme remonte l’allée et rejoint lentement la scène, parlant toujours, fort, en islandais, pense-t-on deviner. Un peu chaman, un peu animal, à mi-chemin entre le merveilleux et le n’importe quoi. Son talent de conteur suffit à nous hypnotiser, il pourrait aussi bien être en train de nous maudire sur huit générations, personne ne bronche. Saperlipopette, ça commence fort. Et puis ils arrivent. Les musiciens, les musiciennes, et lui. Celui dont on aime tant prononcer le nom. Damon Albarn.

Si le premier titre s’achève sans qu’aucune lumière ne se soit encore braquée sur lui, toutes les paires d’yeux de la Philharmonie, en revanche, forment soudain une joyeuse bande de nyctalopes. Il est là pour présenter son dernier projet solo, un voyage immobile et initiatique aux fins fonds d’une Islande sauvage et envoûtante, un aperçu de ses pensées les plus intimes, mais quoi qu’il fasse, et sûrement un peu malgré lui, Damon Albarn est une star.

A un avenir tout tracé, presque facile, cet homme-là a préféré un chemin de vie. Il a balancé par la portière sa jolie petite gueule, son don pour les tubes, cette arrogance qui fait vendre, et à lui l’itinéraire bis. Éternel artisan, pétri de convictions, il a pris sa liberté sous le bras et n’est jamais revenu en arrière. Le punk qui vivait en lui a trouvé un nouveau langage, les recoins les plus sombres de son âme se sont déversés jusque dans les entrailles de Blur, fraternité fâchée, réconciliée, inséparable. Paradoxe quand tu nous tiens, c’est finalement grâce aux personnages virtuels de Gorillaz qu’il a assouvi son insatiable goût des autres. Un sacré road-trip pour ce petit anglais pâlichon animé d’une curiosité sans fin. Du Mali en Islande en repassant toujours par sa darling London, les kilomètres, les femmes et les hommes l’ont nourri comme il ne l’espérait sans doute pas lui-même. Du 16ème siècle de Dr Dee au Pays des Merveilles d’Alice, il a profité d’avoir les bras grands ouverts pour se faire chef d’orchestre, père spirituel, compagnon d’aventures, entraîner avec lui les plus grands et diriger la lumière sur tous, s’oubliant souvent au passage. Et pendant ce temps-là, pendant qu’il vivait si fort, qu’il regardait si loin, qu’il visait si haut, on l’a élevé au rang d’icône. De l’homme qui aimait tant les autres, on a fait un intouchable.

Ce soir, pas de « woo-hoo », aucun guest de luxe, zéro cartoon sur écran géant. Juste Albarn, ses musiciens, un quatuor à cordes, et pour seul répertoire l’album sorti en novembre dernier, The nearer the fountain, more pure the stream flows, un vers extrait du poème « Love and Memory » du poète britannique du 19ème siècle John Clare. Une ode à l’Islande, pays d’adoption, terre encore un peu vierge où Damon Albarn laisse, plus encore qu’ailleurs, libre cours à sa mélancolie.

De ces œuvres contemplatives, on peut souvent craindre le pire. Trip égotique, ennui abyssal. Masturbation intellectuelle. Mais non. Pas avec son sens de la mélodie, pas quand la pop coule à flots dans ses veines. Dès qu’on pense qu’on va décrocher, qu’il va nous laisser sur le bord de la route, le pointu s’arrondit, la note qu’on espérait sans même le savoir arrive et tout le monde retombe sur ses pattes. La salle, dès qu’elle le peut, avec cette maladresse rythmique toute française, frappe dans les mains, rassurée, reconnaissante. Un peu amoureuse aussi.

Les titres s’enchaînent, dans l’ordre de l’album. On est à fond dans le concept, on se la raconte vous avez pas idée. Derrière son piano, Damon Albarn est concentré, habité. Beaucoup de regards, de sourires sont échangés avec le public, mais aucun mot. On a connu l’homme plus bavard. Pas forcément plus joyeux, car il est manifestement très heureux d’être là. Il est simplement dans le ton. Dans la simplicité et le dépouillement qui imprègnent tout l’album. Les éléments s’expriment, les chansons parlent, pas lui.

Le dicton « méfiez-vous de l’eau qui dort » semble écrit pour Damon Albarn. Sous cet air nonchalant, ce ton un peu monocorde et cette démarche flegmatique, ne vous y trompez pas, se cache un pur condensé d’énergie. Regardez-le donc, lui qui a déjà tant fait, qui n’a plus rien à prouver. Il n’arrête pas, jamais, mélangeant sans relâche les sons et ceux qui les font, provoquant des rencontres et des réactions, petit chimiste impressionné par rien du tout. Le monde qui l’entoure l’inspire autant qu’il le désole, des chagrins d’amour aux nouvelles technologies, du Brexit au réchauffement climatique, il ne peut pas se taire, il faut que ça sorte, alors il écrit, il compose, il arrange, il questionne.

Tender, Song 2, Clint Eastwood, Mister Tembo. Tony Allen, De la Soul, Graham Coxon, Bobby Womack. Une ridicule, une minuscule partie de ce que ça veut dire, Damon Albarn.  Pas une idole pour rien, quand même. Privilégié.e.s que nous sommes.

Ce concert, encore plus que le disque, est une expérience, et nous, des cobayes bien consentants. Des plages instrumentales viennent ponctuer les titres de l’album, on entend des chants d’oiseaux, le bruit de l’eau. On se souvient soudain de l’homme qui a ouvert la soirée, de son étrange incantation. Concert ou cérémonie païenne ? Il est des moments, brefs, un peu étranges, intenses, où l’on serait bien incapables de trancher. L’introspection d’un seul homme devient alors celle de tou·te·s, les esprits divaguent, on ressent en groupe les choses les plus intimes, on partage une rêverie qui un jour n’était pas encore la nôtre.

Dans cette salle très parisienne, qui parmi nous ne garde pas, comme un trésor au fond de son être, son Islande, sa terre brute, son refuge ? Qui n’a pas besoin de silence, de beauté et de temps ? Que ne donnerait-on pour un instant de musique, pour quelques lignes de poésie dans notre enclos périphérique ? Un peu de superbe dans la ligne 13. Et bien voilà, on y est, minutes précieuses gagnées sur la grisaille et l’amertume. Grâce à lui. Intouchable, comme dans « n’y touchez pas, on le protège, laissez-le nous ».

22h. C’est terminé. 1h30, rappel compris. Mince alors, c’était court. Mais c’était bien. Ça fait du bien. Un homme vachement chouette, un génie en fait, a écrit un jour « Lord I need to find someone who can heal my mind ». Et bien cherchez plus.

Photo en une : Damon Albarn © Steve Gullick

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