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Catastrophe : le boxon dans ton salon

Elles tournent en boucle dans la tête comme une cassette de dessin animé. Je ne parle pas ici des sirènes de pompier mais des treize pistes de GONG !, le dernier album du groupe Catastrophe, à l’effet « cathartistique », d’après un mot qu’ils ont eux-mêmes inventé. Même le plus morne des quotidiens ne résistera pas à ce bruit déjanté qui colore le silence par à-coups. Où l’on passe d’assis à debout.

Pyjama, canapé, bol de soupe, beurre salé : a priori cette soirée ressemblera de très près à toutes les autres depuis qu’il nous est impossible d’externaliser notre vie nocturne. Après une recherche peu fructueuse – j’étais prise d’une envie subite de regarder des vieux concerts des Enfoirés -, je finis sur le site d’Arte Concert où la Release Party du dernier album de Catastrophe vient de paraître. Je regarde, j’écoute, j’attends… et en moins de cinq minutes je me lève et me mets à danser.

Des Playmobils à la musique

Pour qui aime l’arôme des comédies musicales, cette expérience sensorielle est le remède parfait au blues de l’hibernation qui sévit depuis maintenant un an. Catastrophe, c’est la fusion des univers des six artistes qui le composent : Pierre, Blandine, Arthur, Bastien, Pablo et Carol. Entre chant et danse, percussion et poésie, wifi et champs de blé, rien n’enraye leur goût pour la création et les collages en tous genres. Je les avais découverts à Lyon, où ils n’avaient pas hésité à étendre leur espace scénique aux tables de l’amphithéâtre d’université qui nous abritait, sous le regard mi-surpris, mi-émerveillé du public. Face à l’écran de mon ordinateur, attentive à la voix qui nous invite à « créer un souvenir », j’admire maintenant leur capacité à se rendre accessibles tout en nous emmenant loin, très loin.

« Tout pourrait être autrement », cette phrase est la raison d’être de Catastrophe et au cours du spectacle, on suit le parcours de Fanta, un personnage qui tente de fuir la monotonie de sa « vie de poisson rouge », pour reprendre les mots de Gaël Faye. Les membres du groupe nous expliquent que cette figure a été imaginée par le réalisateur du film, Xavier Reim et qu’il ne reflète pas leur parcours respectifs, comme j’ai été tentée de le croire. En effet, ils ont tous grandi dans un cadre qui leur a permis d’explorer différentes formes artistiques, de la comédie musicale au théâtre en passant par les cours de musique, avant d’unir leur créativité au sein de Catastrophe.

« Il a bien sûr fallu quelques années pour pouvoir en vivre, économiquement, et rien n’est acquis même aujourd’hui, mais nous espérions tous, assez tôt, graviter autour d’activités artistiques. En revanche nous avons chacun des passions autres que la musique : nous avons fait de la radio, des opéras bricolés, Arthur et Pierre se sont rencontrés en cours de théâtre, Blandine publiait des romans avant même de commencer Catastrophe et Carol fait de la magie et du montage vidéo… » Cette ouverture, c’est ce qui leur permet de placer la musique tantôt au centre, tantôt à la périphérie de leurs activités, la recette idéale pour ne jamais s’en lasser.

Plus de barrières physiques mais des couleurs et l’horizon d’un paysage rural, c’est le lieu qu’ils ont choisi pour le tournage des clips de GONG !, une promenade dansante qui nous rappelle les vieux films en technicolor des années 60. En dessin, on dit que le noir est révélateur de lumière, car c’est par contraste que cette dernière devient visible.

Dans leur chanson « Le grand vide », c’est l’espace et la lumière qui viennent souligner le trop plein d’ombre, le trop plein tout court. « Il nous semblait important que la fragilité de la voix de Pablo, le bassiste, puisse résonner sans obstacles, comme un soupir lâché dans une pièce vide. La fin du morceau est une longue plage instrumentale ; on aimait l’idée que l’auditeur ait la liberté de s’y entendre penser, comme si la solitude qu’on dégage avait une couleur musicale en soi. » En regardant la caméra s’éloigner pour créer un plan de plus en plus large, on se dit que ce sont parfois les choses les plus simples qui créent l’émotion la plus puissante.

Lorsque je leur demande comment ils parviennent à créer des espaces de silence au sein de leur musique, il semblerait que le travail à plusieurs mains requiert une certaine posture. « Les thématiques de l’accumulation et du silence se prêtent particulièrement bien à la composition musicale, surtout quand il s’agit de les interpréter à 6 musiciens. Dans notre cas, « jouer » de la musique revient souvent à considérer la place qu’on doit laisser aux autres, pour que la conversation qui en ressorte soit fluide et harmonieuse. »

Accepter le réel

L’impression de liberté qui se dégage des expérimentations sonores de Catastrophe provient aussi de la mise en voix. Dans Fizzy, leur album précédent, le dialogue entre poésie et chant se faisait déjà sentir, un petit peu comme la BO d’un film qui redonnerait de l’importance aux mots, à l’expression du quotidien. A différents moments de GONG ! on découvre les voix de personnes que l’on ne connaît pas, qui nous parlent de leur rapport à l’ennui, aux réseaux sociaux, à la mort. Le réalisme de ces passages audio donne à l’album une dimension presque documentaire et marque un contraste avec l’esprit fictionnel et coloré du disque.

Ces voix proviennent d’une démarche préparatoire à l’album, durant laquelle le groupe a rencontré une trentaine de personnes d’horizons divers : une retraitée nantaise, un professeur d’arts-plastique de la banlieue nord de Paris… « C’était pour nous, au-delà de la curiosité de savoir par quoi sont animés des inconnus, la volonté de savoir comment les thèmes que nous voulions aborder dans l’album résonnaient dans d’autres corps, sonnaient par d’autres voix que les nôtres. On ne savait pas vraiment, au moment d’enregistrer, ce que nous ferions de ces heures d’enregistrements. Ce que nous en avons gardé nous a sans doute influencés au cours de la composition de la musique et de l’écriture des paroles. »

Les chansons « Danse tes morts » (parties 1 et 2) créent des ponts entre les personnes physiquement présentes et celles qui nous ont quittés. Que ce soient nos idoles, celles qui nous ont inspiré et ont rendu possible ce que l’on produit aujourd’hui, ou nos proches. Cette manière de défier la mort dans un mélange de mélancolie et de joie fait un bien fou. Surtout dans le contexte actuel où nous devons cohabiter avec elle, encore plus que d’habitude.

Je me demande souvent qu’est-ce qui fait que l’on a tant de mal à accepter la perte de nos proches alors qu’en théorie, on apprend très vite que notre vie sur terre a une durée déterminée. Dans son recueil L’auteur et autres textes, l’écrivain argentin Jorge-Luis Borges nous dit : « Les hommes inventèrent l’au-revoir, parce qu’ils se savent en quelque manière immortels, tout en s’estimant contingents et éphémères ». Est-ce que notre difficulté à accepter la mort provient de notre entêtement à se vouloir immortels ? « Comme tout le monde, la mort, la fin des choses, nous fait peur, nous angoisse. Que ce soit la nôtre ou celle de nos proches, passée ou à venir. Mais de cette inquiétude nous essayons de faire quelque chose. Nous essayons de la regarder en face, de l’éprouver plutôt que la masquer. De la danser éventuellement, comme le font de nombreux peuples ailleurs qu’en Occident, où la mort est un tabou physique. »

Il me semble que l’art a une place d’autant plus importante dans nos sociétés contemporaines alors que le « sacré » ne rime pas toujours avec religion et que nous avons donc moins de choses auxquelles nous raccrocher. J’ai toujours eu l’intime conviction – et heureusement je ne suis pas seule –, après avoir vu un film particulièrement frappant ou en découvrant l’univers d’un artiste, que l’art était bien plus qu’un simple divertissement. « Le père d’un de nous est mort un vendredi soir, de manière brutale. Le lundi matin, nous devions faire un concert pour Radio Nova, en direct, et il n’était pas question pour lui de l’annuler : nous avons donc fait de la musique ce matin-là, en pensant à ce qui venait d’arriver, et ce fut un des sets les plus intenses de la vie de Catastrophe. Nous en sommes convaincus : la musique n’est pas réservée aux moments tranquilles, elle n’est pas un luxe apposé sur les existences privilégiées, elle accompagne aussi et surtout les crises, les tremblements, les moments d’incertitude et de détresse. Les moments pour lesquels les mots et les gestes courants nous manquent. »

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« Les concerts sont des espaces où la honte s’évanouit et où l’on joue, danse, chante avec les inconnus comme on ne le fait nulle part comme ça », Catastrophe

Catastrophe © Antoine Henault

La danse est très présente dans le projet artistique de Catastrophe et vient contrebalancer la narration et l’aspect plus « cérébral » des textes. Irrésistible comme une promenade de santé en plein confinement, cet art nous ramène à quelque chose de presque primaire : un geste, un relâchement, un contact humain… un bouillonnement corporel que l’écrit et les mots ne pourront jamais retranscrire. Dans le clip de la chanson « Danse tes morts pt. 2 », la vue de corps en mouvement suffit à donner un sentiment d’appartenance, de lien avec notre partie animale – si vous me permettez l’expression. Je n’explique toujours pas ce qui fait, dans la musique ou la vue de personnes en mouvement, que l’on se met, soi-même, à délaisser sa retenue habituelle pour prendre part à un élan.

Selon les membres du groupe – dont j’ai été déçue d’apprendre qu’ils ne passaient pas leur vie à chanter – cette retenue est bel et bien nécessaire pour vivre en société de manière à peu près civilisée. « Mais la scène, et les concerts, permettent autre chose. Ils sont un monde dans le monde. […] On aime bien penser les concerts comme des rituels d’ensauvagement : on y vient volontairement, on donne son ticket à l’entrée, les lumières baissent, on retire son manteau, on ferme les yeux — et soudain tout commence. On sait qu’on peut – ici et pas ailleurs – laisser aller son corps dans tous les sens, ne plus se soucier de gêner, de déplaire, d’être jugé. Les concerts sont des espaces où la honte s’évanouit et où l’on joue, danse, chante avec les inconnus comme on ne le fait nulle part comme ça. »

Maintenir un dialogue malgré nos désaccords fait partie des objectifs de Catastrophe, qui explique dans son émission Le Syndicat que ses membres ont des avis politiques très différents. Les salles de concert demeurent pour eux l’un des rares endroits où l’on peut réellement échanger et vivre une expérience commune avec des gens très différents. « C’est si précieux. Et ça nous manque tant. »

Les 6 fantastiques

Le collectif, les amis, les « autres » peuvent être une force qui nous aide à vivre, à accéder au bonheur. Mais ils peuvent aussi constituer un poids, un détachement de soi, en particulier lorsqu’on tombe dans une comparaison permanente, exacerbée par l’omniprésence des réseaux sociaux. La chanson « Social Network » illustre tout particulièrement l’engrenage qui fait que notre cerveau reste bloqué sur le mode chaleur tournante : « L’accumulation de signaux est signifiée par le chant en chorale, la multitude de textures et de bruits quotidiens, numériques – des sons de notifications, de mails qu’on envoie -, et une rythmique qui avance sans cesse, comme une foule inquiète qui marcherait au pas. »

Catastrophe a la particularité de laisser une grande place au groupe dans son ensemble, les chœurs sont très présents dans les chansons de GONG ! et chaque visage a sa place et son importance sur le plan auditif comme visuel. « Nous avons tous les 6 des tempéraments assez solitaires et savons, instinctivement, nous laisser de l’air quand il le faut. Nous avons aussi chacun des activités en dehors de Catastrophe, ce qui garantit une indépendance réciproque. Mais nous savons aussi que nous avons besoin les uns des autres pour accomplir quelque chose qui nous dépasse : artistiquement, nous ne pourrions jamais aller aussi loin seuls que ce que nous faisons à 6, parfois à 8. »

Pour l’enregistrement de l’album, ils se sont isolés dans une maison de campagne, ce qui a contribué à la création d’une œuvre à part. « En ces temps de crise sanitaire, où tout nous pousse à baisser les bras et à se replier sur nous-même, ça n’a jamais été si important, si rassurant, de sentir que nous sommes les uns pour les autres une équipe, au sens sportif du terme. Une équipe où chacun multiplie les efforts pour dépasser ses propres capacités, mais où chacun rattrape aussi l’autre, pour que l’ensemble soit toujours plus puissant que la somme des parties qui la composent. On mesure la chance qu’on a, de s’être trouvés. » La relation forte qui unit les membres de Catastrophe se ressent, même derrière son écran d’ordinateur mais je crois qu’elle se vit en live avant tout. Vous savez ce qu’il vous reste à faire… dès que les salles rouvrent.

Photo en une : Catastrophe © Antoine Henault

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