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Black Lips, l’autre rêve américain

Deux ans déjà. Deux ans que les Black Lips ne sont pas venus en France, depuis leur dernier concert (fin 2019) à la Maroquinerie où ils avaient laissé un souvenir mémorable dans le monde d’avant. Ils sont de retour, confortablement installés dans le zeppelin troué du rock. Une tournée européenne engagée en l’honneur de leur dernier album « Sing In A World That’s Falling Apart » sorti en 2020 sur Fire Records, avec une date parisienne au Trabendo le 2 décembre 2021. L’envie irrépressible de les rencontrer, de les revoir jouer et de renouer, quelque part, avec le passé. Interview masquée, concert déchaîné.

Accoudée sur une balustrade dans un sas entre la salle de concert et sa cour extérieure, on me souffle dans l’oreillette que Jared Swilley, bassiste et membre fondateur du groupe, est parti se balader et que les Black Lips essuient un lendemain difficile. Leur réputation les précède, pourquoi faire une exception ce soir ? On leur connaît des excès en tout genre dont une cadence de concerts remarquable, le Guinness des records de la tournée. En mars 2007, le groupe est désigné par le festival South by Southwest « groupe le plus bosseur » pour avoir joué une douzaine de fois en trois jours et l’on sait que leurs tournées peuvent aller jusqu’à 300 dates par an.

Le voilà qui revient. On me fait signe de rejoindre les loges. Jared Swilley est assis sur un canapé rouge contrastant les couleurs de sa tenue, une chemise western bleu ciel, un jean brut, un caban bleu marine et des Chelsea boots. Il paraît calme et apaisé. Ses cheveux noirs, toujours graissés et gominés, et les quelques mèches qui font barrage aux trois rides magistrales de son front réaffirment franchement son caractère. Alors, pour tenir un tel rythme, il faut être un sportif de haut niveau ? « Oui, aujourd’hui j’en suis un mais dans le temps c’était pas le cas, c’était juste le miracle de la jeunesse. On tirait vraiment sur la corde et on travaillait dur, on dédiait notre vie à la musique. C’est désormais plus facile de tenir le rythme parce que je fais ça depuis longtemps et que j’ai une vie saine pendant les tournées » répond-il sincèrement, les yeux rivés sur le dictaphone.

Au regard de toute leur œuvre, les Black Lips jouent avec une texture musicale particulière, nouvelle, qui donne au rock la possibilité de se décupler dans une multitudes de versions et d’aller au-delà de ses limites définitionnelles. Et Sing In A World That’s Falling Apart en est la preuve la plus criante. Un titre un peu triste mais largement trahi par l’esprit rageur qui détonne sur la majorité des morceaux. La bande Black Lips ne se compromet toujours pas dans l’esprit de vente, paradoxale et animée par une spontanéité à toute épreuve. Le patchwork d’idées qui composent cet album – de la country revisitée, des riffs qui évoquent T. Rex, du punk plus crado que le punk – le rend brillant, excitant et déraisonnable. L’envie de faire n’importe quoi, avec le sourire.

Cet album, c’est un conducteur ivre sans permis, un saut de cinq mètres au dessus du vide entre « Hooker Jon » et « Live Fast Die Slow », 40 minutes de roues arrières sur un booster à Rolling Fork. Ainsi, cette œuvre se caractérise bien plus que par son simple génome musical, c’est un crissement de pneu dans un quartier résidentiel. Ce qu’il faut bien dire, c’est que le tournant country que prend cet album est nouveau pour le groupe : « Je crois que l’idée venait de nous tous, on en discute depuis longtemps. On n’a jamais eu de concept prédéfini pour un album, en général on va en studio et on enregistre les morceaux qu’on a sous la main. C’est pas de la country pure, il s’agit de l’interprétation qu’on en fait. Et puis on a un nouveau guitariste, Jeff Clarke, qui est spécialisé dans la Country donc ça faisait sens pour nous d’aller vers ce style. »

Ce qui caractérise cet album, aussi, c’est un son plus lisse qui fait écho à Arabia Mountain sorti en 2011. Alors, pourquoi revenir à cette esthétique ? « À l’époque, on avait envie de changer de son et on travaillait avec Mark Ronson (producteur de l’album, ndlr) qui vient plutôt de la pop. On a produit notre dernier album nous-mêmes, et je crois juste que c’est le hasard, ça change tout le temps. C’était presque un accident quand on faisait des albums avec un son crade finalement, dans le sens où on essayait d’avoir un son propre et professionnel mais on était jeunes et on maîtrisait pas vraiment ce qu’on faisait » argumente l’interviewé, un peu confus mais le ton affirmé de sa voix grave et retentissante.

Voyage au bout de l’enfer

Bien au-delà de la structure musicale même de l’album, son titre en dit beaucoup, ce qui m’a naturellement donné envie de creuser. Les États-Unis ont une tradition de compteurs d’histoires très forte portée par des monuments de la musique américaine, tels que le morceau de Bob Dylan « Ballad of Hollis brown ». L’auteur Greil Marcus avancera dans son livre Three Songs, Three Singers, Three Nations que ce titre parle de l’histoire tragique d’une famille noire mais plus largement de l’Histoire des États-Unis, l’érigeant ainsi en référence phare du storytelling enregistré.

Sans reprendre la tradition au pied de la lettre, les accords de l’album des Black Lips croisent eux aussi des parcours de vies : « Il y a quelques histoires racontées dessus comme celle de mon oncle. Je viens d’une famille de pauvres fermiers du sud. Mon oncle aussi était fermier. Il a été envoyé au Vietnam et a complètement perdu la tête à son retour. Je pense que beaucoup d’hommes sont devenus fous à cause de la guerre. C’est typiquement américain de raconter des histoires. Beaucoup de gars comme Bob Dylan, des chanteurs de blues, de country sont de bien meilleurs compteurs d’histoires que nous, et m’ont énormément inspiré. Toute ma famille vient du gospel et se compose principalement de gens d’église qui s’expriment en employant ces méthodes de storytelling. »

Je prends cette réponse comme une offrande inespérée et rebondis en lui demandant si son père, prêtre de profession, est coutumier du Social Gospel, mouvement social formé afin de résoudre, au moyen de principes chrétiens, des problématiques d’ordre social, et qui occupe une place importante aux États-Unis et au Canada des années 1890 aux années 1930. « Oui bien sûr, c’est un peu le rôle de l’église aux États-Unis. Ma famille est plutôt originale parce que mon père est Blanc mais il prêche dans une église noire. Atlanta est une ville avec une grande communauté noire et j’ai grandi dans une église fréquentée par des Noir·e·s. Chez vous, le gouvernement français met en place des programmes pour venir en aide aux gens, or, les États-Unis ne bénéficient pas de cette politique : les gens sont livrés à eux-mêmes et l’Église se présente comme un système de soutien pour la communauté où elle prend soin des gens qui tombent malade par exemple. »

Il est rare d’entendre des gens parler de leur expérience à l’église. C’est intime, la religion. Plus que le rock en tout cas. Là, nous avons le droit à des bout de récit sur deux mondes qui sont, malgré tout, fortement intriqués dans l’histoire américaine. Jared Swilley n’en laisse pas une miette et développe par la suite son expérience de la transe : « J’ai été très influencé par l’église dans laquelle j’ai grandi. J’ai vu des gens pratiquer le « Speaking in tongues » où ils rentrent en transe, parlent une langue inventée et affirment que Dieu parle à travers eux. Ils sont pris de crises épileptiques, c’était très impressionnant d’assister à ça enfant. Je me souviens m’être dit que ça serait incroyable de transférer cette énergie dans un concert de rock’n’roll… mais c’est un état difficile à atteindre. Je ne crois pas l’avoir déjà expérimenté un jour dans ma vie. Je me souviens que je voulais ressentir la même chose que les adeptes et je ne sais pas pour quelles raisons, ça m’était inaccessible. Je me suis mis à la méditation et c’est un peu comme la transe. La scène c’est presque de la méditation aussi, parce que tu es physiquement présent mais ton esprit est ailleurs. »

Jared est passionné par ce qu’il dit, ses propos éclairent le chemin parcouru d’une existence d’itinérance et de combat, aussi vibrante qu’éreintante. Il n’est probablement plus celui qu’il fut, toujours sur le ring mais déterminé à changer de tactique pour la suite : « Le confinement a été dur pour moi, au début, et puis je me suis senti mieux à la fin, ça m’a donné l’opportunité de réfléchir. J’ai arrêté de boire, je suis désormais complètement sobre. Quand je ne suis pas en tournée, je ne sors pas beaucoup. Je le faisais beaucoup avant, j’étais très impliqué dans la scène musicale locale. Désormais lorsque je suis à la maison, je me lève tôt et je vais courir » rebondit-il calmement, les mains jointes et les deux coudes posés sur ses genoux. Il cligne lentement des yeux, au rythme d’une nouvelle vie qui s’apprécie allongé auprès d’un arbre.

Atlas, free at last

Les États-Unis sont extrêmement présents dans notre imaginaire. Presque tout le temps, finalement. Un film dans les Alpes, et on y verra le Montana ou les images cultes d’un road movie. Il y a toujours un cowboy aux soirées déguisées. L’hégémonie culturelle américaine grandement favorisée par l’industrialisation de la production culturelle depuis plus d’un siècle fait encore effet. « Cela fait plus de deux cents ans que ce siècle n’en finit plus de finir » dira Julien Schuh dans son texte « L’industrialisation de la culture : reproduction technique et reproduction sociale au XIXe siècle ». Au début de mes interviews, je vois des images de l’Amérique moi aussi. Juste à entendre une langue, on s’imagine ou l’on se remémore un pays. Avec les Black Lips, j’ai l’impression de voir le vrai visage de l’Amérique. Parce qu’ils sont le pur produit de l’Amérique lorsqu’elle échoue à mettre au pas : des rescapés du rouleau compresseur de la normativité. Une autre Amérique. Celle dont les scénarios sont trop fous pour être inventés.

En 2013, Jared Swilley co-anime avec Cole Alexander, chanteur et guitariste des Black Lips, une conférence à la Loyola University de La Nouvelle-Orléans – plus précisément la School of Music and Fine Arts – intitulée « Arts and Entertainment Industry ». Ils abordent leur carrière en tant que musiciens et donnent des anecdotes – croustillantes à se péter une dent – sur leurs parcours. On apprend notamment qu’ils ont effectué une tournée en Inde et dans certains des pays du Moyen-Orient (Égypte, Irak, Liban). Un voyage qui n’a d’ailleurs aucun rapport avec leur album Arabia Mountain qui porte le nom d’une chaîne de montagne située en Géorgie et dont ils sont originaires. « Tous les pays du Moyen-Orient dans lesquels nous sommes allés n’étaient pas si fous que je le pensais. Malheureusement, c’est plus compliqué de s’y rendre car la logistique est contraignante, notamment à cause des visas qui sont difficiles à obtenir. Et il est impossible de se déplacer d’un pays à l’autre en voiture, il faut prendre l’avion. J’aimerais beaucoup retourner dans certains endroits comme le Liban et l’Égypte. C’était cool d’aller en Irak mais assez inhospitalier, comme si personne ne voulait nous y voir jouer. Finalement, j’ai quand même envie d’aller partout, je pense que c’est la meilleure façon d’apprendre à voyager. »

Ce sont les enfants de cette Amérique-là. Celle qui les a, à l’époque, renvoyés de leur lycée car ils étaient fichés comme individus dangereux après la fusillade de Columbine en 1999. Ils sont alors admis dans une autre classe, plus téméraire, catapultés dans un monde loin des académies et des institutions, fait d’autres lendemains. Celle qui s’est interdit de tâcheronner pour un prêt immobilier. Celle dont le drapeau est en lambeaux, délavé par le soleil et flottant au dessus du grillage d’un entrepôt Amazon.

Les Black Lips ont ramassé les derniers débris du rêve américain pour faire un feu, impossible à arnaquer, comme des bourlingueurs trop bien rodés par le voyage. C’est le dernier groupe que j’ai vu sur scène avant la pandémie et il est aussi le premier que je vais revoir jouer depuis la réouverture des salles. Et il y a quelque chose de similaire entre les deux dates, c’en est presque troublant. Le froid glacial, un jeudi, une coursive comme point de vue et une fosse gonflée à bloc. Un Déjà Vu rationalisé par le souvenir intact de cette soirée. Ça y est, le groupe s’avance, ses membres élégants dans leurs habits de scène. Retentissent alors les premières notes de « Family Tree », l’euphorie qui brûle, et l’illusion, traître, qu’ils referment à cet instant la porte sur le monde d’après. La boucle est bouclée.

Photo en une : Black Lips © Dani Pujalte

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