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Langue des signes : la crise sanitaire met un coup de projecteur sur le chansigne

Discipline artistique à part entière, le chansigne vise à retranscrire des performances musicales en langue des signes. Avec la crise sanitaire, cette pratique a dû s’adapter et se réinventer.

Peut-être vous est-il déjà arrivé de croiser, en festival ou sur YouTube, des personnes “signant” en langue des signes les chansons de vos artistes préférés, y mêlant parfois de la danse ou du théâtre. Cette discipline artistique à part entière se nomme le chansigne, et vise à faire ressentir la multiplicité d’une expérience musicale pour le public sourd et/ou malentendant.

Si le chansigne n’est pas une discipline récente, sa visibilité grandit depuis quelques années. Que ce soit avec le succès du film La Famille Bélier (sorti en 2014), ou plus récemment avec la série SKAM France, où une entière saison est consacrée à la surdité et l’apprentissage de la langue des signes française (LSF). Dans cette dernière, une scène de chansigne, interprétée par l’actrice sourde Winona Guyon, avait particulièrement ému les internautes.

Pour expliquer ce qu’est le chansigne, Rachel Fréry et Séverine Michel George, qui forment Deux Mains sur Scène, « c’est rendre la musique visible, son rythme, l’émotion qui découle de ses textes. » Depuis plus de dix ans, les deux amies parcourent les scènes pour accompagner de nombreux artistes : Catherine Ringer, Cali ou encore le duo Brigitte. « Le chant et le chansigne font partie du même domaine artistique. Chanter, c’est un enchaînement de sons variés et musicaux produit par une voix humaine. Chansigner, c’est donc un enchaînement de gestes variés et rythmés produit par les mains, le corps et le visage » nous explique Clémence Colin, chansigneuse sourde basée à Rennes.

Du côté de Périnne Diot, Aurélie Nahon et Florian Gautrin, qui forment le collectif 10 Doigts En Cavale, la découverte du chansigne est une prolongation de leur métier d’interprètes en LSF. « On avait constaté qu’il y avait très peu d’accessibilité dans ce milieu-là, donc on s’est lancé dans l’aventure » explique Aurélie Nahon. En plus de leur activité d’interprètes, ils ont sillonné les concerts avec des groupes comme Tryo, la Rue Kétanou ou les Wriggles. Comme eux, Rachel Fréry et Séverine Michel George sont passées par l’École Supérieure d’Interprètes et de Traducteurs de Paris 3. « Nous étions déjà interprètes à l’époque. Chacune de nous a rencontré la LSF de manière différente. J’ai découvert la LSF au cours de mes études de théâtre. Pour Séverine, elle a décidé d’apprendre la LSF car elle souffrait d’acouphènes et craignait que son audition se dégrade » nous éclaire Rachel Fréry.

Le chansigne représente un accès indispensable pour les personnes sourdes et malentendantes qui pratiquent la LSF, mais amène aussi beaucoup de questions de la part des entendant·e·s. « Les retours, c’est beau à voir, ça véhicule des émotions… Le public sourd est ravi parce qu’ils ont pu aller à un concert avec leurs amis ; et les entendants ont pu profiter d’un plus » décrit Aurélie Nahon. Une manière de sensibiliser aux enjeux de la surdité ? « Sensibiliser est un terme qui me pose question… Cela sous-entend une injonction aux sourds de ne pas trop déranger l’entendant dans son confort. Les chansigneurs sensibilisent mais il serait tant que les entendants aillent d’eux même découvrir tout un pan d’une culture qui ne les a pas attendu pour exister… » nous explique Clémence Colin.

Grâce à internet, le chansigne gagne en visibilité

Peut-on dire que le chansigne est une traduction de morceaux de musique en LSF ? Pour les chansigneurs et chansigneuses interrogé·e·s, cela n’a rien à voir. « On va avoir accès au texte, qu’on va traduire en LSF dans un premier temps, puis qu’il faudra traduire en musique » explicite Périnne Diot. « On ne retranscrit pas que le texte, même si c’est le plus gros du travail. Que ce soit par la LSF ou le corps et les expressions du visage : on essaye de transmettre les émotions, les instruments… » ajoute Aurélie Nahon. Sans compter l’adaptation de certains jeux de mots ou rimes. « Il faut adapter l’œuvre, la remodeler et l’interpréter avec notre sensibilité » résument Deux Mains sur Scène. Pour les chansigneurs et chansigneuses, un concert peut représenter deux à trois mois de travail.

Clémence Colin travaille en duo avec Samuel Genin : à deux, ils forment Albaricate, qui mêle chanson française et chansigne. « On s’est rencontré en 2015, et on s’est dit … Si on essayait ? J’ai immédiatement su que ma place était là » confie-t-elle. Même si elle fait des reprises, Clémence Colin est avant tout créatrice en chansigne. « J’utilise beaucoup d’images, de photos.. On échange beaucoup avec les musicien·nes puis on essaye, on affine. La qualité finale doit être aussi exigeante à l’œil qu’à l’oreille ! » ajoute-t-elle. Pour Clémence Colin, le chansigne ne doit pas cependant être relégué à une simple accessibilité : « Nous sommes encore peu mais je soupçonne le fait qu’on pense au chansigne comme à une rampe pour fauteuil roulant. On est trop souvent confronté au validisme, voire au « c’est super pour les enfants ! » regrette-t-elle.

Sur TikTok, la plateforme de création et de partage de courtes vidéos, le #chansigne (et #signsinging en anglais) regroupe des centaines de milliers de vues. Sur les différents réseaux sociaux, le chansigne attire et intrigue. « Le chansigne a profité de l’arrivée d’internet à l’instar d’une culture comme le hip hop. La culture artistique sourde qui n’était pas montrée par les médias a pu créer sa propre exposition » résume Clémence Colin. « Sur internet et les réseaux sociaux, il y a toujours eu des sourds qui chansignaient. Ça a toujours existé, mais les réseaux sociaux ont donné une visibilité. C’est un peu une banque de données de partage, et n’importe qui peut s’y essayer » déclare Aurélie Nahon.

Plus que jamais, de la LSF sur nos écrans

La crise sanitaire a mis un coup d’arrêt à la scène musicale, et beaucoup de chansigneurs et chansigneuses ont été obligé·e·s de se réinventer. « Les concerts avec le public masqué étaient assez déstabilisants. Du coup, en attendant on passe par le média vidéo » explique Clémence Colin. Le confinement a donc poussé ces artistes à « faire avec » en utilisant la vidéo et les réseaux sociaux. Lors du premier confinement au printemps 2020, de nombreux chansigneurs et chansigneuses ont investi les réseaux sociaux, via des vidéos YouTube.

Du côté du collectif 10 Doigts En Cavale, « on a beaucoup travaillé. On a pu traduire des chansons de plusieurs artistes avec leur accord et utiliser les réseaux sociaux » explique Périnne Diot. « Grâce à la collaboration que nous avons établie avec plusieurs artistes tels que Patrick Bruel, Louis Chedid et bien d’autres, nous avons pu toucher un public plus large et qui ne connaissait pas forcément le chansigne » nous racontent-ils. Pourtant, leur travail ne trouve pas qu’un écho en nombre de likes ou de vues sous une vidéo. « Ce n’est pas le but en lui-même, mis à part explorer, se donner une deadline et créer malgré ces conditions » nous explique Clémence Colin.

Si les réseaux sociaux ont connu beaucoup de lives d’artistes pendant le premier confinement, ces derniers restent difficiles à doubler en LSF, du fait du grand travail en amont que demande le chansigne. « Bien qu’il soit difficile de se projeter, nous restons en contact et nous continuons d’aller de l’avant en travaillant sur des nouveaux projets » nous expliquent 10 Doigts en Cavale. Pour Laëty, chansigneuse depuis 20 ans, « je continue de travailler sur des projets, je me motive sur mes envies de créations et je continue les entrainements évidemment ! » Dans le contexte actuel, elle a développé du coaching et des ateliers de création en chansigne… à distance, pour continuer à transmettre sa passion. En parallèle, elle continue d’alimenter sa chaîne YouTube, dont certaines de ses vidéos grimpent à plusieurs dizaines de milliers de vues.

La pratique de la langue des signes compte d’ailleurs de plus en plus d’adeptes : selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) dans une étude de 2014, la LSF compterait 283 000 locuteurs et locutrices, dont 51 000 personnes sourdes. En 2020, la recherche “comment apprendre la langue des signes” sur Google a grimpé de 300% en France. En effet, la crise sanitaire a rendu plus que jamais visible la présence de la langue des signes, notamment via les interprètes des discours présidentiels. Comme l’indiquait un article de Slate, la langue des signes est bien partie pour rester après la crise sanitaire. Une manière d’accéder, par le biais de la LSF, au chansigne ?

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Pour Vanessa, maman d’Ashley, 11 ans, le chansigne est une opportunité immense : « Ma fille étant sourde profonde, elle ne communique qu’avec la LSF et la psychomotricité. C’est elle qui m’a initiée : elle a fait des séances de tam-tam pour ressentir la musique et ressortir ses émotions tout en dansant » explique-t-elle. Une liberté d’expression à la fois corporelle et via la LSF. Pendant le confinement, les vidéos YouTube de chansigne ont été un souffle d’air pour sa fille et elle : « S’exprimer, apprendre les signes émotionnellement, s’occuper l’esprit… J’aurais bien souhaité qu’il y en ait plus » raconte Vanessa. De nombreuses compagnies de chansigne ont ainsi reçu des messages d’encouragements sur leurs réseaux sociaux, les incitant à développer encore plus leur activité. Pour Aurélie Nahon, Florian Gardin et Périnne Diot, « c’est très encourageant. »

Un deuxième confinement… et après ?

Pour ce deuxième confinement, la situation est un peu différente : « les personnes apprécient toujours le chansigne mais elles sont fatiguées par la situation, sans compter que le monde artistique et musical est à bout de souffle » déplore 10 Doigts en Cavale. « Si des personnes ont pu découvrir de nouvelles choses, c’est super ! Mais vu le désastre pour les artistes, les techniciens et salles, aucun domaine artistique ne va s’en sortir grandi » commente Clémence Colin. En effet, la discipline reste avant tout du spectacle vivant. « Le chansigne on l’apprécie réellement quand on voit un·e interprète sur scène : on a une ambiance, les vibrations, la musique qui arrive directement. On a besoin des réseaux sociaux pour ouvrir le chansigne à tout le monde, mais ça a ses limites » résume Florian Gautrin.

Cependant, chansigneurs et chansigneuses ne perdent pas espoir. « Bien sûr que cette crise nous aura appris à nous adapter, à nous contraindre encore plus, et à chercher des solutions » déclare Laëty. Pour le collectif 10 Doigts en Cavale, « les professionnel·le·s du monde artistique innovent au quotidien pour trouver des solutions, s’adapter, proposer des idées novatrices. Nous pensons que le chansigne en fera partie. Cette crise sanitaire a mis en avant la langue des signes, le métier d’interprète, et le chansigne que beaucoup de personnes ont découvert et découvrent encore tous les jours » concluent-ils.

Photo en une : Albaricate © Yadlavie

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