MENU
En lecture PARTAGER L'ARTICLE

À quoi servent encore les radios musicales traditionnelles?

Il y a quinze ans, les choses étaient simples : un tube était matraqué en radio, et les ventes de CD suivaient. Enfin, le plus souvent. Mais les années 2010, qui (au cas où vous ne l’auriez pas remarqué) s’achèvent, auront vu ce schéma bien confortablement installé être complètement chamboulé. Le principal responsable : les plateformes de streaming. A l’heure de leur montée en puissance, que reste-t-il de l’impact de France Inter, Générations ou NRJ sur le paysage musical français ? En grand fans de Bernard de la Villardière, nous avons enquêté.

Coup de vieux, nouvelles espérances, foi en l’avenir, nostalgie… Chaque fin de décennie est une étape. C’est surtout, dans le milieu de la musique notamment, l’occasion de faire le bilan. Car comme un enfant que l’on côtoie au quotidien, ça n’est qu’en s’arrêtant un temps d’avancer, en se replongeant dans les photographies, que l’on se rend compte à quel point il a changé. En finir avec les années 2010, c’est un peu cela : se demander quels auront été les grandes mutations du secteur. Qui incarne l’ancien monde ? Qui incarne celui qui nous attend ?

La querelle des Anciens et des Modernes

Une réponse vient à l’esprit, d’emblée. Les grosses radios musicales, autrefois prescriptrices et garanties de succès, ne sont peut-être plus le passage obligé vers le disque d’or depuis que le streaming est venu mettre un grand coup de pied dans cette fourmilière qu’est l’industrie musicale, elle qui avait connu un gigantesque creux dans la vague de la pérennité durant les années 2000. Il est le débouché, le salut pour bien des artistes et des maisons de disques. Un secteur nouveau qui se stabilise progressivement, et qui a fini par devenir en dix ans un indicateur majeur du succès d’un musicien. Au risque de condamner les radios à mourir lentement au même rythme que leurs auditeurs ? Puisque les grandes stations nationales sont en perte de vitesse et que Deezer, Spotify et consorts sont en pleine bourre, c’est ce qu’on pourrait penser de but en blanc. Sauf que les choses sont bien plus complexes, et qu’elles valaient bien qu’on s’y penche dans le détail.

Petit point chiffres indispensable : en 2019, personne n’a échappé à cet immense personal-branling que représente habituellement la sortie des audiences de l’année par Médiamétrie. Enfin, personal-branling… Pour France Inter, qui chipe la première place des audiences cumulées à RTL en étant la seule radio du top 10 à connaître une augmentation de son audimat, oui. Pour les autres, c’est un peu la débandade, notamment pour Europe 1 (désormais à 2, 81 millions d’auditeurs soit -16,8% par rapport à 2018), pour Fun Radio (2, 55 millions soit -12,3%), pour Skyrock (3, 28 millions soit -7,3%), même si la première radio musicale française, NRJ, s’en sort un poil mieux (5,25 millions soit -0,9%). Le navire coule-t-il ? On n’en est pas encore là (sauf peut-être pour Europe 1 qui doit avoir les fesses qui font bravo). De son côté, Spotify continue son ascension en cumulant 113 millions d’abonnés payants dans le monde, un chiffre en hausse de 31 % par rapport à 2018. La société suédoise détient 25,2 % des parts de marché en France, derrière Deezer, toujours leader avec 37,5 % et 2 millions de clients fidèles. Ça calme.

Copier-coller le top streaming

Cela pousse-t-il les artistes et leurs équipes à se détourner des radios pour foncer tête baissée sur les plateformes ? En fait, on assiste à un changement de schéma et de rapports de force. Avant l’explosion du streaming, les résultats des ventes découlaient des passages en radio, du matraquage. Sans elles, pas de salut, sauf pour quelques scènes musicales bien précises, fonctionnant via des canaux différents, encore aujourd’hui d’ailleurs. La puissance des mastodontes, qui nous intéressent ici (car les associatives et étudiantes fonctionnent sur des modèles économiques et éditoriaux radicalement différents), étaient sans pareille. « Aujourd’hui, c’est plutôt l’inverse, remarque Mathieu Pinaud, responsable de la promotion du label PIAS. Le top 40 de Skyrock est quasiment calqué sur les tops streaming et YouTube. » Alors forcément, l’uniformisation est là, notamment dans tout ce qui concerne l’urbain, secteur le plus marqué par ces changements. La preuve, pour la semaine du 8 au 14 novembre 2019, Générations, Skyrock et Mouv’ comptaient pas moins de huit titres en commun dans leur top 15 des morceaux les plus diffusés : « Lo Contigo » de DJ Snake feat. J Balvin et Tyga, « Circles » de Post Malone, « Bâtiment » de Niska, « Highest In The Room » de Travi$ Scott, « Ma belle » de Moha La Squale, « Popopop » de Gambi, « Be Honest » de Jorja Smith, et « Marie » de Koba La D. Qui dit mieux ? En 2019, c’est le top stream qui dicte les fortes rotations.

Mathieu Minaud continue : « Désormais, une fois que la chanson est un carton sur les plateformes et dans les cours de récréation, que le succès s’est construit par les réseaux, ils enfoncent le clou. Avant, les radios étaient les lanceurs et les orbiteurs. Maintenant, elle ne sont plus que les orbiteurs. C’est un changement conséquent, mais ça n’a pas été abrupt. Les méthodes de travail de chacun ont évolué ensemble. Elles se sont accordées au fil des années jusqu’à aujourd’hui. » C’est là tout l’important : les radios ne sont plus en première ligne dans la fabrique du succès urbain, mais viennent en second. D’ailleurs, les programmateurs le constatent quotidiennement, comme Rachid Bentaleb, responsable de la programmation musicale chez Mouv’ : « Quand on faisait entrer un titre dans la playlist, on avait une grande part d’inconnu. Les choses ont changé, on le voit dans nos tests auprès des panels d’auditeurs. Les gens nous disaient : « J’aime beaucoup mais je ne connais pas. » Maintenant, c’est : « J’aime beaucoup et je connais. » C’est flagrant. » Cela a des conséquences directes sur toute l’industrie musicale, et dans la manière dont certains artistes peuvent voir l’accès aux playlists bouché s’ils ne parviennent pas à péter les scores en streaming. « Quand on va en rendez-vous dans les radios entre guillemets inféodées au top streaming, on y va perdants, constate Mathieu Pinaud. On s’y rend pour essayer de faire évoluer le profil, de faire en sorte que l’artiste qu’on défend soit présent dans les émissions, hors playlists, mais on sait ce qu’on peut avoir et ce qu’on ne peut pas. Certains succès se construisent avant même qu’on ait eu à faire notre boulot d’attaché de presse ou de défenseur de projet. »

Chanter dans le Carrefour de Nantes, c’est important

Alors certes, quand on bosse en radio, on peut être pessimiste face à ce constat. Tout de même : être playlisté sur une radio à forte rotation est difficile, mais fait office de Graal pour les artistes qui le souhaitent à tout prix. « En ce moment, je travaille avec un artiste qui ne veut pas faire de promo, pas d’interview, qui estime qu’il s’exprime suffisamment dans ses textes, raconte Juliette Thimoreau, responsable promotion chez l’agence Bendo. Je lui disais que son meilleur vecteur de promotion, c’est la radio. Il est beaucoup plus à l’aise qu’on le découvre parce qu’il est playlisté que par une interview où il raconte sa vie et où il va être jugé. La radio est importante dans ce sens là, tu vois tout de suite que c’est est un plus, que le son pète plus. Toujours ! »

Le côté orbiteur garantit encore aux radios une place prépondérante dans l’industrie. C’est d’une validation qu’il s’agit. « Le streaming, c’est bien beau, rappelle Rachid Bentaleb. Mais lorsqu’un titre passe en radio, ou en télé d’ailleurs, il devient officiel, il est là. En cela, la radio est encore prescriptrice. On peut découvrir un artiste sur le web et l’aimer, mais à partir du moment où il passe en radio, c’est concret. » Et les ventes n’en sont que (bien) plus grandes. Rien d’étonnant, donc, à ce que certains artistes et labels cèdent à la tentation de l’achat de streams ou de vues Youtube pour gonfler leur soi-disant audience et accéder aux fortes rotations. Ceux qui refusent de le voir, et ils sont nombreux, se fourrent le doigt dans l’œil.

Mais il faut faire très attention. Si cartonner sur les plateformes augmente grandement les chances de passer dix fois par jour sur Skyrock, cela ne fait pas tout. Un attaché de presse, préférant garder l’anonymat, nous explique les pièges à éviter à tout prix : « Je travaille beaucoup sur l’identification d’un artiste : avant d’être joué sur NRJ, il faut qu’il ait des résultats streams, oui, mais aussi une identification forte auprès d’un public. Et on ne parle plus de musique. On ne parle que de développement de marque, de positionnement, de créer des contenus avec des artistes, de concerts privés… » Et cela passe, parfois, par le canal des radios régionales, très écoutée, et très axées sur le local. « Une artiste comme Angèle, si elle n’a pas le soutien des radios de province, elle n’en serait pas là. Elle serait à 300 000, là elle est quasiment à 600 000. Elle est identifiée par un public qu’elle ne pourrait pas toucher via la presse, via le web, ou via les radios généralistes. Pour rentrer dans le quotidien des gens, il faut être martelé en région. Ensuite, les auditeurs iront à Carrefour ou à Auchan acheter le disque. Soprano, Jennifer, Matt Pokora… Ils mettent le paquet là-dessus, jouent le local à fond. Quand tu vois que même Maître Gims peut aller chanter dans un Carrefour à Nantes sur un pauvre podium… Ils savent que c’est leur job, et c’est une stratégie qui paie. »

La recette miracle n’existe pas

Cette force conservée par les radios régionales a d’ailleurs un effet inattendu, qui concerne ce que l’on appelle les pluggers : des personnes qui se sont fait une spécialité de pouvoir user de leur réseau auprès des programmateurs pour faire rentrer des artistes en playlists. Ça existe depuis longtemps, et ça n’est pas un métier en voie de disparition, même à l’heure des top streams prescripteurs. « Vu l’argent que continuent de générer les radios en droits Sacem et l’impact qu’elles peuvent avoir pour un développement de carrière, les sommes touchées par les pluggers sont énormes, continue notre source. Là où je vais être payé disons 3000 euros sur trois mois pour faire de la presse, les pluggers vont toucher 3000 euros par mois. Leur métier reste primordial pour les artistes, ça montre que les radios aussi. »

Et puis, vouloir à tout prix passer sur NRJ peut vite se transformer en piège pour la simple et bonne raison que lorsqu’un artiste rentre dans leur playlist, il devient un artiste NRJ. C’est une étiquette qui colle à la peau, et pour faire le chemin inverse, pour l’enlever, bon courage. Très peu de noms parviennent à faire le grand écart entre les grosse musicales et, par exemple, France Inter. Angèle, Roméo Elvis, Bigflo et Oli… Mais ce sont des exceptions. Si l’artiste ou le label négligent le développement de l’image et foncent à toute berzingue sur les top streams à grand renfort de fermes à clics et d’achats d’audience, il sera vraisemblablement playlisté, certes, mais il risque de sortir très rapidement des rotations parce que le public ne le visualise pas, ne s’y attache pas. Résultat, certaines agences de promotion préfèrent attendre un peu avant de tenter de passer sur Fun Radio, et travaillent donc l’image en amont. La recette miracle n’existe pas.

Concernant l’achat de streams qui permettrait ensuite d’être playlisté, Mathieu Pinaud a une image bien huilée : « C’est un peu comme si on mettait de l’éther dans le moteur d’un solex. Il faut se méfier parce qu’après, le solex ne marche plus. Bon, pour le moment, il marche très bien. » Et d’employer les grands mots, à raison : « On a quand même affaire à un système qui peut s’apparenter à une bulle spéculative. On achète très cher un succès qui finit par arriver, c’est très pragmatique. Les journalistes se sont beaucoup offusqués des méthodes de l’industrie phonographiques il y a quinze ou vingt ans. La grande méchante major, les gentils artistes… Tout cela est faux. Aujourd’hui, on voit que le pragmatisme commercial est partout, il est au cœur de la production musicale, c’est-à-dire chez les artistes eux-mêmes. »

Ne pas noircir le tableau

Que les choses soient claires : chaque radio est différente. Le schéma détaillé ci-dessus est principalement applicable à certaines d’entre elles, les musicales les plus grosses, qui pratiquent des rotations de titres par jour très élevées. Mais qu’en est-il des généralistes, qui voient plus large que l’urbain, et dont les auditeurs n’ont pas spécialement envie de s’envoyer un Gambi ou un Koba La D avec leur café du matin ? Xavier Jolly, programmateur musical à Europe 1, explique : « Chez nous, c’est différent. Les artistes viennent plutôt chercher une exposition durant nos émissions. Venir expliquer leur musique, leur donner un peu de chair au-delà de la simple diffusion… Ce ne sont pas les deux ou trois passages part semaine sur Europe 1 qui construisent un tube, soyons honnêtes. Par contre, que l’artiste puisse parler, s’exposer, oui, c’est important pour l’industrie musicale. » Très important, puisque cela fait partie de la stratégie d’identification évoquée plus haut, qu’il ne faut surtout pas négliger.

Là encore, la radio a son mot à dire dans son bras de fer avec les plateformes. Car même si les personnes interrogées minimisent cette rivalité, il est évident que si les radios perdent de l’audimat, c’est en grande partie parce que les plus jeunes consomment la musique différemment. Même si selon Médiamétrie, 73,8 % des 13-34 ans continuent de les écouter au moins une fois par semaine. Plus intéressant encore, 42,5 % des 15-19 ans l’écoute online, c’est-à-dire via les podcasts, applications et streaming. Objectif, donc : rajeunir l’audience et fidéliser le plus de monde possible.

Pour cela, il faut construire une identité à sa station. France Inter étant un modèle absolu du genre, impossible de ne pas aborder le sujet avec l’un de ses programmateurs musicaux, Jean-Baptiste Audibert : « Même si notre audience est la plus élevée de France, on reste une radio à faible rotation, il n’y a pas de matraquage chez nous. On travaille plutôt sur la longueur, quand on rentre un titre, qu’il s’installe bien, il peut rester trois mois. Par exemple, sur les tout premiers titres de Clara Luciani, on a pris le temps de les installer, il y avait une vraie adhésion. Et puis des fois, on a envie de rentrer un titre qui a une esthétique moins courante sur France Inter, comme du Young Thug, et on va le garder moins longtemps. On veut marquer une couleur, mais on n’en fait pas le même usage. » Mathieu Pinaud de PIAS fait le même constat : « Il ne faut pas noircir le tableau : aujourd’hui encore, la majorité des grandes radios fonctionnent au coup de cœur, sur la construction d’une identité musicale qui correspond à ce que recherche l’auditeur. C’est une couleur d’antenne, ça se construit sur le long terme. »

Car être le nez collé au top stream peut justement faire perdre cette identité. En plus du risque de voir certains succès sur les plateformes être finalement des pets dans l’eau, il y a aussi l’effet grossissant des chiffres de YouTube auquel il faut faire attention.

Rachid Bentaleb de Mouv’ l’a bien compris : « Les chiffres des vues ne sont pas complètement parlants. Il y a le phénomène des suggestions, des lectures automatiques, le fait d’avoir une démarche active ou non pour aller chercher un clip… On en tient compte, mais on ne peut pas faire que ça. Et puis, Mouv’ est devenu un média global. avec un site internet à 7 millions de visites en octobre. On a des articles de fond, des vidéos YouTube, des streams radios… » Quand on voit les cartons que réalisent Skyrock avec leurs vidéos de freestyles Planète Rap, force est de constater que le salut arrive aussi par là. « De toute façon, il nous faut une proposition éditoriale qui inclut de temps en temps de se passer de tel ou tel morceau qui ne rentre pas dans la couleur, même si il streame pas beaucoup. Sinon, on serait des algorithmes humains, et pas sûr que ce soit la bonne stratégie pour l’avenir. » On n’en est pas encore là, et c’est bien pour cela que les radios ne sont pas prêtes de disparaître. Ouf, on commençait à avoir peur.

Partager cet article
1 commentaire

1 commentaire

Deep Kulture 25.12.2019

C’est une catastrophe le niveau de la musique diffusée par les radios françaises…

Répondre Fermer
Chargement...
Votre commentaire est en cours de modération. Merci
Une erreur est survenue lors de l'envoi de votre commentaire
Chargement...
Votre commentaire est en cours de modération
Merci
Une erreur est survenue lors de l'envoi de votre commentaire
Sourdoreille : la playlist ultime
Toutes les playlists

0:00
0:00
REVENIR
EN HAUT