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Pour les écorchés vifs

Il y a ceux que la chanson française emmerde profondément, parce qu’elle ne leur procure pas les émotions et états qu’ils recherchent – et que la plupart des mortels recherchent, en fait : la joie, l’ivresse le confort et la facilité. Il y a aussi ceux qui aiment la chanson française mais que la chanson française festive, folklorique, délurée et faussement engagée emmerde profondément. Parce que ça ne les touche pas. Parce qu’ils ont besoin d’être touchés. Parce qu’il y a pour eux un moment pour tout, des moments pour rire et beaucoup pour pleurer, des moments qui recherchent l’autre ivresse, celle du whisky sour et qui ne craignent ni l’inconfort provoqué par la peine ni la confrontation avec la difficulté de vivre.

Qu’est-ce qui pousse une personne, en fait, à écouter des chansons tristes, du blues, du Billie Holiday, du Mano Solo ou du Pierre Lapointe ? Est-ce le désir de se complaire dans sa souffrance, d’ « habiter sa douleur » comme a pu le dire si joliment Roland Barthes ; est-ce le besoin de la dépasser en la relativisant ; ou est-ce tout simplement en raison de la croyance que ce qui est triste est beau ou, plus encore, que n’est beau que ce qui est triste ? Et que la beauté est le bien ultime ?

Mais encore, qu’est-ce qui peut nous pousser à préférer l’expression de la souffrance dans la langue de Molière ? Peut-être est-ce parce que c’est notre langue maternelle, la langue dans laquelle nous souffrons et exprimons nos souffrances, alors nous cherchons les plumes, les riffs et les pleurs d’accordéon qui ont réussi à l’exprimer mieux que nous et plus justement. Peut-être est-ce parce que rien n’est plus précieux que de trouver la métaphore juste pour le sentiment précis.

Il y a trois grandes causes universelles à la souffrance, que l’on chante et que l’on a toujours chantées. En premier lieu, il y a l’amour et la mort : l’amour perdu, l’amour déçu qu’il soit celui d’un fils, d’un père, d’une sœur ou d’un amant ; la mort, la mort venue, la mort à venir, la maladie, la mort en désir. Et puis il y a – et c’est un scandale – la souffrance en elle-même, l’état, qui devrait ne pas être mais qui est, inexorablement.

Sublimer la souffrance, transformer en or la merde de nos vies, quelques grands artistes français l’ont fait. Il s’agit de rendre hommage, à partir de quelques morceaux choisis, à ces écorchés vifs qui réussissent le tour de force de rouvrir nos plaies et de les soigner en même temps.

Les Fils De Joie (Olivier Hébert) – Adieu Paris (1982)

Les Fils De Joie était un groupe (de sex-symbols) des années 80, pionnier de la mouvance post-punk-new wave française. On oserait bien la comparaison avec un Etienne Daho déprimé période « Tombé pour la France », mais ce serait passer à côté de ce qui fait la spécificité d’Olivier Hébert, chanteur du groupe toujours en activité, auteur d’un superbe album solo (pop/rock/ska), édité en 2015. Olivier Hebert, c’est, hier comme aujourd’hui, une très belle voix, enveloppante et tendre, c’est une élégance de dandy-punk, ce charme brut, naturel et authentique qui manque (ne citons pas de noms) à tant de petits Dorian Gray contemporains. Et ce qui fait le charme d’« Adieu Paris », c’est sa noirceur trop exposée au second degré pour être tout à fait accablante. Tant de vitalité nous indique qu’il ne s’agit pas vraiment de mourir, à peine de le désirer, mais il faut dire le désenchantement de l’époque, le chanter, paradoxalement. C’est ça en fait, « Adieu Paris », une esthétique romantique, un malaise à la Chateaubriand, l’exposition d’une souffrance juvénile, une lubie d’ado ou d’époque, trop hyperbolique pour qu’on y croit, mais amère, comme la vague dont elle se revendique et terriblement touchante. Paradoxal et donc très subtil, ce décalage entre un rythme groovy, la fraîcheur des « oh oh oh » et des paroles ultra-sombres rend nostalgique tant on peut regretter que l’on ne fasse plus preuve, de nos jours, d’autant de second degré et de légèreté pour chanter sa génération désenchantée. Les Jeunes Gens Mödernes ne valent pas ceux d’hier, ils sont trop sévères.

Noir Désir – Les écorchés  (1989)

Ceux qui ont eu la chance de connaître sur scène les premières années de Noir Désir gardent probablement en leur mémoire l’image d’un groupe au rock nerveux mené par un chanteur magnétique et charismatique, un peu névrosé, possédé à la Ian Curtis, s’abîmant physiquement (Cantat a notamment subi plusieurs fois une opération des cordes vocales) et frôlant, maintes fois, l’apoplexie. Une image de martyr et de poète maudit est vite née, plus ou moins construite, plus ou moins empruntée mais devenue, au fil du temps, évidente et réelle. Tostaky et plus encore 666.667 Club (le moins bon album de Noir dez  ?) mettront fin à cette période noire. D’ailleurs, c’est à ce moment-là que Noir Désir gagnera en popularité, preuve peut-être que les hommes fuient bien tout ce qui tend à l’élégie et au chaos. Comme chez Les Fils de Joie, la chanson « Les écorchés » s’ouvre sur un riff qui nous invite à une danse funèbre. La poésie de Bertrand Cantat, parfois trop absconse, est ici d’une grande limpidité avec, comme toujours, des calembours, des jeux de mots et de sonorités. « Les écorchés », c’est, comme le titre de la chanson l’indique, la souffrance à vif, saisie sur le vif, la vulnérabilité de la peau et de l’âme exposées aux coups. Cette chanson est d’une force brute mais jamais brutale, il y a là quelque chose d’animal (il y a toujours quelque chose d’animal), un cri primal, la jalousie du cheval que l’on abat, lui. Avec le temps, Noir dez s’est assagi, l’écorché vif a vu ses blessures se cicatriser, sans disparaître, une souffrance plus profonde, moins évidente et moins superficielle mais plus apprivoisée est alors née : septembre 2001, « Des visages des figures » sortait.

Superflu – Dieu que cette nuit est belle  (1998)

Petit groupe lillois méconnu (et dont le dernier album date de 2007) mais qui a fait les beaux jours des compils des Inrocks, Superflu a sorti trois très beaux albums tour à tour ténébreux et lumineux, à l’instar de la vie elle-même. Peines passagères et tristesses plus durables, mélancolie du quotidien et regret des joies passées, les chansons de Superflu charment par leurs thématiques universelles. Simple, sensible, comme « Dieu que cette nuit est belle », chanson délicate qui vous fend le cœur à coup d’archet.

Saez – Ceux qui sont en laisse (2008)

Saez est probablement l’un des artistes français les plus mal connus. Personne n’a échappé à l’écoute (contrainte ou délibérée) de « Fils de France » ou de « Jeunesse lève-toi » et certains l’adulent pour ces chansons-là quand d’autres s’en agacent. Et puis il y a ceux qui ont un jour découvert qu’au-delà des procès d’intention, de la présumée facilité des paroles et de la superficialité du personnage, il y avait Varsovie. On ne peut décemment détester ou mépriser Saez après avoir écouté ce disque parce que l’on trouve enfin, grâce à lui, le mot pour l’idée, ce que mourir d’amour signifie et comment le dire. Varsovie est un album autobiographique, le nécessaire récit d’un homme qui a été quitté par la femme qu’il aimait. C’est un album qui en vous racontant son histoire vous rappelle aussi à la vôtre et que vous n’auriez pas su mieux dire. Dans « Ceux qui sont en laisse », certaines fulgurances laissent pantois et même si l’on peut regretter une écriture un peu trop au premier degré, peut-être pas si volontairement pathétique, reste que c’est beau. C’est ça, c’est beau.

Mano Solo –  Des années entières  (2009 )

Au fond, le problème ce n’est pas la souffrance, c’est la souffrance vaine, celle qui est sans finalité, qui n’ouvre pas sur des lendemains lumineux. Telle est la leçon que Mano Solo nous a toujours apprise, à ses dépens, en raison de sa maladie, mais aussi selon son désir en écrivant Rentrer au port , son dernier et plus sombre album, son plus beau aussi. Depuis La marmaille nue, son premier album, Mano Solo a toujours annoncé sa mort qu’il savait, bien plus que nous tous, proche. Mais l’heure était encore aux fantasmes et aux projections : vivre pleinement, baiser, aimer quand même, fonder une famille. A l’inverse, Rentrer au port est un adieu, un aveu de déception et de résignation, l’énonciation de désirs sincères dont Mano, à son corps défendant, masque mal la vanité. Mais c’est peut-être de connaître l’histoire de cet album qui mène à en livrer une analyse aussi pessimiste. Ainsi, quatre mois après la sortie de Rentrer au port, Emmanuel Cabut s’éteignait. Mais pas Mano. Réécouter Mano Solo, c’est le perdre une deuxième fois et à chaque fois mais c’est aussi continuer de le faire vivre, comme il le désirait et le demandait dans « Je suis venu vous voir ». Et écouter « Des années entières », c’est aussi comprendre que non, la souffrance n’est pas si vaine si elle mène à la création et confine tant au sublime. Non, Mano, ta vie ne fut pas inutile et tu vivras tant qu’on écoutera ta voix, des années entières et jusqu’à la fin des temps.

HF Thiéfaine – Petit matin 4.10 heure d’été (février 2011)

Existe-t-il une heure plus inconfortable que 4h10 ? C’est l’heure où l’insomniaque désespère de pouvoir enfin trouver ou retrouver le sommeil ; l’heure où le fêtard initie sa descente vers le lendemain qu’il regrette déjà. Pour Thiéfaine, c’est l’heure de la tentation du néant, de rêver à la mort. Pourtant, Thiéfaine ne jouit pas d’une image de martyr dans la culture populaire parce qu’on l’associe souvent, à tort, à « La fille du coupeur de joint ». Mais Thiéfaine, de manière générale et depuis toujours, c’est le témoin et le rapporteur de tout ce qu’il y a à la fois de grand et de misérable dans le fait de vivre et c’est aussi, puisque tout est politique, le témoin et le rapporteur de tous nos vices, personnels et mondains. Dans « Petit matin 4.10 heure d’été », la poésie de Thiéfaine émeut par l’impudeur de ses sentiments dévoilés, par la frontalité de sa vulnérabilité et son parler-vrai. Nulle possibilité de lui échapper, avec Thiéfaine, vous êtes embarqué.

Michel Cloup Duo – Cette colère (juin 2011)

Notre silence , l’un des plus beaux albums de la décennie par Michel Cloup, ex chanteur-guitariste du groupe de rock toulousain Diabologum. Avec Michel Cloup et notamment dans ce superbe album autobiographique, on saisit ce que « sublimer » au sens freudien signifie : « recycler » ses émotions négatives, se servir de leur énergie potentiellement néfaste pour créer du beau ou de l’utile (Freud disait « des objets socialement favorisés »). En fait, plus la souffrance est grande et plus elle est sublimée et plus la chanson est belle. Les gens heureux n’ont pas d’histoire, dit-on, et ils n’ont pas d’histoire à raconter. Il est là, l’intérêt de la chanson française, il est dans la sublimation, dans la création non pas ex-nihilo (qui ne donne rien de viable) mais dans la création qui se nourrit de la colère et du spleen, ses meilleurs carburants. Tel est le pari réussi de « Notre silence » qui traite de l’expérience universelle et ultime de la souffrance, celle de la perte d’un être cher, du deuil, de l’absence. « Notre silence » est à la musique ce que Le Livre de ma mère de Cohen est à la littérature, l’œuvre essentielle pour nous accompagner dans notre propre souffrance et l’apprivoiser. Tout l’album est, à l’instar de « Cette colère », l’expression et la matérialisation, au travers d’un parlé-chanté tantôt frustré et énervé tantôt tendre et apaisé, d’un profond désarroi, d’une colère qui cache mal une tendresse et un amour fous. La chanson et l’album sont d’une profondeur rare, d’une justesse et d’une infinie beauté. Excellent parolier mais aussi guitariste de talent, rarement il aura été fait meilleure utilisation de la guitare baryton dans la chanson française, véritable seconde voix, tour à tour tendre et nerveuse, qui en un riff vous fend le cœur et en un autre vous l’étreint.

Daniel Darc – My baby left me (novembre 2011)

Daniel Darc est mort il y a 4 ans. Comme beaucoup d’autres, il aura joui d’une réputation de martyr, de punk amoché, le genre qui se taillait les veines en plein concert pour faire réagir le public. Mais il faut dépasser l’image devenue légende pour retrouver l’homme ou du moins l’artiste tel qu’il était vraiment. Non, écouter Daniel Darc, ce n’est pas si déprimant que cela, au contraire. Ecouter Daniel Darc, c’est écouter un ami se confier, sur l’oreiller, écouter ses monologues plus parlés que chantés, sincères et délicats, généreux, secs qu’en apparence. Il n’y a rien de déprimant dans cela, l’entreprise étant plus cathartique que narcissique et auto-destructrice. Chez Daniel Darc, le jour ne cesse de poindre et avec lui la tentation de vivre et de la joie, comme chez Mano, en fait. « My baby left me » atteste là encore de ce décalage (enfant de la new wave française oblige !) entre d’un côté un thème et des paroles élégiaques et de l’autre un rythme entraînant ponctué de chœurs. Ce pourrait être une tragédie, mais l’ensemble laisse le sentiment que si « ce qui a existé existe toujours », ainsi en est-il de la joie.

Bonus : Pierre Lapointe – Tel un seul homme

Adulé au Québec, encore trop méconnu en France, Pierre Lapointe concentre toutes les caractéristiques et qualités des artistes précédemment cités. Alliant textes dépressifs, rythmes enjoués, tentation du suicide, vitalité des cuivres, amertume, rancœur, pesanteur et légèreté, Pierre Lapointe est l’un des artistes les plus talentueux et subtils qui ait jamais existé.

Alors, pourquoi écouter des chansons tristes ? Parce qu’on aime ça. Au fond, il n’y a pas à chercher d’excuses ou de raisons légitimes. La beauté nous sauve. Prenez soin de vous.

Playlist

(des Français, mais aussi des Suisse, Belge et Québequois à la fin)

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4 commentaires

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c. 18.02.2018

Merci pour cet article très beau.

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c. 18.02.2018

Merci pour ce très bel article.

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Placide Avorton 09.09.2017

Je suis de ceux que la chanson française emmerde profondément et me ravigote à la lecture d’une chroniqueuse évoquant l’ami Solo (quoique la chroniqueuse semble un brin philosophe et hostile au whisky idiot tout de même).

Mais pour répondre au quiz je dirais que :

Q : Qu’est-ce qui pousse une personne, en fait, à écouter des chansons tristes ?
R : Bah un salaire de 16k€…

Q : Qui transforme en or la merde de nos vies ?
R : Les Rats, à coup de «Je m’emmerde »

Q : Qu’est-ce qui peut nous pousser à préférer l’expression de la souffrance dans la langue de Molière ?
R : Un duo de jolies filles inspirées façon Klô Pelgag & VioleTT Pi.

Du reste je pose un Joker.

Merci pour cette belle chronique.

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David 06.09.2017

Merci pour cette très belle analyse et ces découvertes autour de notre bien aimé Mano.

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