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Mémoire de luttes : Victor Jara

Les artistes qui ont ouvertement pris part à des luttes ne manquent pas à travers les siècles et les continents. Pourtant, parmi eux, seuls quelques-uns sont allés plus loin, mêlant irrémédiablement leur œuvre, leur lutte et leur vie. Artistes entiers et sans concessions, ils ont consacré tout leur temps, toute leur énergie à écrire et chanter leurs luttes. S’ils l’ont payé de leur vie, leur musique reste à jamais liée à leur combat. Nous leur rendons hommage à travers une série de portraits. Après Lounès Matoub, voici donc l’histoire de Victor Jara.

Il y a tout juste 40 ans, le 18 septembre 1973, seules trois personnes étaient présentes pour l’enterrement clandestin de Victor Jara. En 2009, des milliers de Chiliens s’étaient rassemblés pour ses obsèques officielles. Car Le Prince, comme il fut longtemps surnommé, reste une icône dans tout le Chili et toute l’Amérique latine : « C’est le saint-patron des chanteurs, je suis sûr qu’il n’y a pas un seul chanteur au Chili qui n’ait commencé à chanter et à gratter la guitare sur des textes de Victor Jara » déclara Rodrigo Nunez, chanteur de rue, lors de ces trois jours d’hommage rendu par le pays il y a quatre ans.

Victor Jara s’est d’abord fait connaitre au Chili par son travail de metteur en scène. A 31 ans, il devient, en 1963, directeur de l’Académie folklorique de la Maison de la Culture de Ñuñoa, et intègre l’équipe de direction de l’institut théâtral de l’université du Chili. La fin des années 60 le consacre sur la scène internationale, de Londres à Buenos Aires en passant par Berlin. Pendant cette période, il ne délaisse pas sa passion pour la chanson, notamment sous l’impulsion et l’influence de sa nouvelle amie, une écorchée vive dénommée Violeta Parra ! Une carrière musicale largement liée à ses engagements politiques. Il prend ainsi la direction du collectif Quilapayun, les célèbres interprètes de « El pueblo unido jamàs sera vencido » (Le peuple uni ne sera jamais vaincu) que la planète en lutte continue de scander aujourd’hui encore.

En 1970, Jara s’engage activement dans la campagne électorale de l’Unidad Popular, cette alliance du parti socialiste, du parti communiste et du parti social démocrate autour de la candidature de Salvador AllendeVictor Jara va dès lors délaisser la création théâtrale pour se concentrer sur la musique, plus propice selon lui, à diffuser ses idées et sa lutte. Comme un autre de ses camarades, Pablo Neruda, il décide ainsi de mettre totalement son art au service du peuple. Pendant les trois ans de pouvoir de l’Unidad Popular, Jara se mettra totalement au service du gouvernement Allende. Devenant même l’ambassadeur culturel du Chili, il se rend en URSS, à Cuba et de plusieurs pays sud-américains. La plupart de ses compositions de l’époque témoigne de son engagement communiste et de son amour pour le Chili.

L’histoire de Victor Jara se termine aussi brutalement et tragiquement que l’aventure de l’Unidad Popular. Comment aurait-il pu en être autrement tellement l’artiste était devenu l’étendard chilien du mouvement socialiste et anti-impérialiste ? Le 11 septembre 1973, Augusto Pinochet, commandant général de l’armée, réussit un coup d’état avec l’aide des Etats-Unis. Assiégé dans le palais présidentiel, Salvador Allende se suicide. Le jour du coup d’État, Victor Jara est enlevé par les militaires et transféré au Stade national (qui porte désormais son nom) avec près de 6 000 autres prisonniers politiques. Ce stade fut son ultime scène, le lieu d’une fin tragique. Ses derniers instants sont devenus célèbres grâce au témoignage (toujours controversé) de l’écrivain Miguel Cabezas, lui aussi détenu dans ce stade :

« On amena Victor et on lui ordonna de mettre les mains sur la table. Dans celles de l’officier, une hache apparut. D’un coup sec il coupa les doigts de la main gauche, puis d’un autre coup, ceux de la main droite. On entendit les doigts tomber sur le sol en bois. Le corps de Victor s’écroula lourdement. On entendit le hurlement collectif de 6 000 détenus. L’officier se précipita sur le corps du chanteur-guitariste en criant : « Chante maintenant pour ta putain de mère », et il continua à le rouer de coups. Tout d’un coup Victor essaya péniblement de se lever et comme un somnambule, se dirigea vers les gradins, ses pas mal assurés, et l’on entendit sa voix qui nous interpellait : « On va faire plaisir au commandant. » Levant ses mains dégoulinantes de sang, d’une voix angoissée, il commença à chanter l’hymne de l’Unité populaire, que tout le monde reprit en chœur. C’en était trop pour les militaires ; on tira une rafale et Victor se plia en avant. D’autres rafales se firent entendre, destinées celles-là à ceux qui avaient chanté avec Victor. Il y eut un véritable écroulement de corps, tombant criblés de balles. Les cris des blessés étaient épouvantables. Mais Victor ne les entendait pas. Il était mort. »

L’histoire a élevé Jara au statut de martyre, de mythe. De nombreux artistes et militants lui rendent hommage depuis sa mort, à l’image du Belge Juloas Beaucarne qui a composé une chanson sur ces dernières heures :

Le dernier poème de l’artiste, écrit furtivement dans l’enceinte du stade, immortalise de façon encore plus poignante cet épilogue : « Comme mon chant sort mal quand je dois chanter l’épouvante. Le sang du camarade Allende frappe plus fort que les bombes et la mitraille. Notre poing frappera, à nouveau, de la même manière. »

Si son corps n’a pas été enterré avec les milliers d’autres cadavres de ses camarades, c’est grâce au courage d’un jeune fonctionnaire de 23 ans, Hector Herrera. Requis par la junte militaire pour identifier les corps, il reconnait Victor Jara et décide alors de tout tenter pour faire clandestinement sortir son corps de la morgue. Avec quelques complices, il réussit à le ramener à sa femme, la danseuse Joan Turner. Un fossoyeur accepte d’enterrer l’icône dans la plus grande discrétion.

Quelques années plus tard, Joan Turner rendra publique des correspondances entre son mari et lui lors de ses nombreux voyages à l’étranger. Victor Jara lui écrivit notamment ces quelques lignes : « Tu dis aussi que tu crains ceux qui vivent avec un idéal trop haut. C’est bien. Moi aussi, je crains ces mêmes personnes. Pour ce qui me concerne, avec le peu que tu sais de ma famille et des amis avec qui j’ai grandi, tu seras d’accord avec moi pour dire que je connais la vraie pauvreté. Je ne peux pas vivre dans un monde irréel. Et mon idéal de communiste n’a pas d’autre objectif que celui d’appuyer et d’encourager ceux qui croient qu’avec un régime populaire, le peuple sera heureux. »

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