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Mains d’Oeuvres : quand le petit mange le gros

Quand l’histoire s’écrit au présent, avouez que ça fout la pêche. Avec la décision du tribunal de Bobigny tranchant pour la réouverture de Mains d’Oeuvres, il y a de quoi exulter. Les hourras s’entendent de toute part, il suffit de tendre l’oreille pour les saisir au vol. Retour sur trois mois compliqués, mais aussi d’un futur gorgé d’espoir avec Juliette Bompoint, directrice du lieu, ainsi que de l’imminence de l’édition 2020 du Festival Mofo avec sa programmatrice, Anaïs Garcia, qui a bien dû trouver des lieux ouverts en l’absence de la maison mère.

Le 8 octobre 2019, sur décision du maire UDI William Delannoy, les forces de l’ordre débarquent dans le lieu culturel Mains d’Oeuvres à Saint-Ouen. Ses occupants sont expulsés, des portes défoncées, le bâtiment mis sous scellés, les instruments de ses musiciens résidents enfermés. Ça pose le décor. Terminé bonsoir ? Pas vraiment. Trois mois plus tard, le mercredi 15 janvier, la décision du tribunal de Bobigny qui semblait irrévocable est inattendue, malgré les semaines de lutte. Mains d’Oeuvres peut être rouvert. La nullité du procès verbal d’expulsion est prononcée. L’explosion de joie de l’équipe de direction, des centaines de résidents et des habitants est, vous pouvez l’imaginer, à la hauteur de l’exploit. A la hauteur aussi de toutes ces luttes perdues contre la pression immobilière autour du Grand Paris ces dernières années.

Qu’on le veuille ou non, Mains d’Oeuvres est devenu un symbole. Un symbole pour la culture d’abord dont les filets de voix sont souvent bien faiblards face aux mairies sourdes, aux préfectures zélées ou aux escadrons de CRS [trouver un adjectif]. Si les raisons de fermeture de lieux culturels en région parisienne, dans les zones rurales ou les villes de taille moyenne n’ont pas toute la même cause, cette nouvelle – carrément historique – devrait donner à certains l’envie de se retrousser les manches. Un symbole d’une justice juste aussi. De temps en temps, ça arrive, vous dites ? Bon. On entend d’ailleurs ici et là le mot jurisprudence. C’est qu’on oublie trop souvent que les défenseurs de petits lieux socio-culturels n’ont pas souvent de quoi fêter des victoires face aux institutions. Mains d’Oeuvres s’est battu, avec style et initiatives en pagaille, et n’a rien lâché. Surtout, Mains d’Oeuvres s’est battu contre un maire qui pensait avoir gagné d’avance, et globalement – et sérieusement – avoir à faire à un groupe de zonards parsemés, un ensemble gazeux qu’il suffisait de souffler hors de son territoire. Mais le flower power, c’est fini Willy.

MDO 2

Alors vous nous direz, il est de notoriété publique que le maire audonien a Mains d’Oeuvres dans le viseur depuis son investiture, en mars 2014. Qu’il considère l’établissement comme une suite de chiffres en dessous de zéro plutôt que comme un acteur prépondérant dans la recherche de lien social. Mais tout de même, quel intérêt déjà ?

On s’est entretenu avec Juliette Bompoint, directrice de Mains d’Oeuvres, qui revient pour nous sur ses souvenirs de la journée du 8 octobre 2019, lors de l’expulsion, des initiatives et des cris d’amour de toute la France, du soutien populaire, mais aussi des politiques et des médias, de la journée au tribunal de Bobigny. Elle nous évoque aussi le présent avec la réintégration des locaux, mais aussi du futur, du combat pas terminé.

Dans un second entretien, juste en dessous de l’interview de Juliette, on a discuté avec Anaïs Garcia, programmatrice du Festival Mofo qui se tient traditionnellement à Mains d’Oeuvres. Elle nous raconte la préparation de cette édition très particulière qui aura lieu les 23, 24 et 25 janvier entre Saint-Ouen et la porte d’Aubervilliers, entre concerts dans la ville, dans un restaurant turc et jusqu’à la Station, à laquelle on vous conseille très fortement d’aller. Si vous voulez partager un verre ou mille, notre équipe y lèvera le coude.

En souvenir du bon vieux temps à Mains d’Oeuvres, la toute première maison de Sourdoreille, de 2011 à 2017.

Juliette Bompoint

Juliette Bompoint © Benjamin Godart pour Télérama

INTERVIEW : JULIETTE BOMPOINT

Je reviens rapidement sur l’expulsion du 8 octobre 2019. Quels sont tes principaux souvenirs de cette journée ? Tu avais déjà assité à une scène pareille ?

Juliette Bompoint : Non. Je crois qu’une scène pareille n’avait jamais existé avant à part dans une ville Front National, genre Vitrolles. On ne s’attendait pas du tout à quelque chose d’aussi violent, encore moins parce qu’on était dans la préparation de la journée du 3 décembre, comme on avait fait appel.  Donc très surprenant, un geste très violent qu’ils avaient préparé, avec des plaques anti-intrusion, des caméras. La force avec laquelle ils ont investi l’expulsion… Après ce dont je me souviens aussi, ce sont les gens qui sont arrivés spontanément par centaines, des messages de soutien de toute la France, c’était super beau. Le jour-même, les gens de Saint-Ouen qui viennent nous soutenir. Tout ça plus la préparation d’un festival le samedi même devant la mairie, sans tout le matériel qui était coincé à l’intérieur de Mains d’Oeuvres. Puis, toutes les actions hors les murs, ça montrait qu’on était bien ancrés sur le territoire, une manière de faire culture avec les gens, de connaître tout le monde.

Ces initiatives culturelles et festives ont été organisées en soutien à MDO, notamment sur le parvis de l’hotel de ville de Saint-Ouen, qui s’en est occupé ?

C’est venu de partout. Déjà il y a eu une partie de notre programmation qui a dû être relocalisée à l’extérieur, puis il y a eu d’autres initiatives proposées pour venir devant la mairie, mais aussi dans d’autres coins en France comme à Bourges ou Nantes, ou par des gens qui étaient passés à MDO et qui étaient attachés au projet.

Comment expliques-tu que le secteur culturel, mais aussi une partie de la classe politique et du circuit médiatique ait autant fait corps pour défendre MDO ?

Je pense que c’est… normal ahah. De là où je suis je pense que c’est hyper important. Pour moi, c’est une page des politiques culturelles qui a été tournée à MDO. C’est un lieu indépendant, qu’on appelle tiers-lieu aujourd’hui, et encore on ne sait pas trop ce qu’est la différence entre un tiers-lieu et un tiers-lieu culturel. Pour moi, c’est justement très étonnant qu’un maire d’une ville de 50000 habitants ne prenne pas la mesure de ce que ça représente.

MDO 3

Le tribunal de Bobigny a prononcé « la nullité du procès-verbal d’expulsion du 8 octobre 2019 », réalisé par un huissier qui « ne respectait pas les procédures civiles d’exécution » et notamment « l’inventaire des biens se trouvant dans les locaux », selon le jugement. La réintégration, vous la devez à l’erreur d’un huissier ?

Oui, mais pas que. La forte mobilisation et les soutiens sont également mentionnés dans le jugement, c’est hyper important de le préciser. Et puis la violence du geste, le non respect. On avait déjà saisi ce juge-là et ils ne l’ont pas prévenu pour l’expulsion. C’est aussi la mairie qui n’a pas accepté la procédure de l’expulsion. Ils savaient qu’ils étaient dans la précipitation alors que ça n’avait pas lieu d’être. C’est pas que l’huissier, le pauvre.

Comment s’est passée cette journée au tribunal ?

On a défendu nos arguments sérieusement. C’était une chose que le maire ne mesurait pas. On est quand même une structure organisée, professionnelle, on accompagne beaucoup de jeunes à lancer leur carrière, à se professionnaliser. Lui, il pense qu’on est des troubadours. Au tribunal, on est arrivés beaucoup plus construits qu’eux qui sont venus avec zéro argument.

Entre des soutiens à gauche comme à droite, au niveau local comme au niveau national, William Delannoy a toujours été isolé sur son combat pour vous faire fermer. Avez-vous de ses nouvelles depuis la décision ? Vous l’avez contacté ?

Moi, personnellement, il n’a pas voulu me répondre, mais il est fou de rage. Là ils sont dans une attaque philosophique. Pour eux, c’est scandaleux que la justice ne soit pas de leur côté, c’est de la faute du ministre… C’est toujours de la faute des autres.

MDO 4

Vous devez donc réintégrer MDO dans les 72h. Vous êtes dessus, là ?

Ils ne nous ont toujours pas donné les clés. Mais, ça va on est au bout, on y est presque. On aurait bien fait un petit chantier collectif ce week-end pour nettoyer, mais ça semble mort, c’est parti pour commencer lundi. Après, on ne pense pas qu’il va jouer la montre parce que ça serait compliqué de justifier aux Audoniens qu’il doit payer des amendes de 10000 euros par jour s’il tarde.

Le combat n’est pas fini parce que si la procédure d’expulsion a été annulée pour « vice de forme », la cour d’appel de Paris doit encore statuer sur la décision d’expulsion elle-même. Quand aura lieu cette décision ? L’espoir est-il permis à ce sujet ?

Alors ça la Cour d’appel de Paris, c’est pas si important pour l’instant. Apparement on n’aura pas de date avant plusieurs années. Mais la vraie échéance, c’est les élections municipales en mars. Ça nous permettra de savoir si on peut construire un horizon.

Au-delà du cas particulier de MDO, du maire de Saint-Ouen, etcetera, qu’est ce qui selon toi s’est joué dans cette lutte pour la réouverture ? Qu’est ce que ça révèle ?

Pour nous, ça révèle qu’il y a des combats qu’on peut gagner, même pour les lieux culturels. Ça révèle aussi à quel point la pression immobilière du Grand Paris est forte sur les espaces de création et de liberté. Ça devient précieux.

 

INTERVIEW : ANAÏS GARCIA

Dans quel état d’esprit s’est déroulée cette préparation du Festival Mofo 2020 ?

Anaïs Garcia : Ça s’est fait au jour le jour. Il y a eu l’expulsion, avec des gros moments de tristesse, de solitude. Il a fallu beaucoup de temps avant qu’on ne pense au Mofo. C’est pas forcément le sujet principal de départ. On a été présents pour les « cris d’amour », les événements devant la mairie, pour soutenir. Il s’est fallu de beaucoup de temps pour qu’on se dise « qu’est ce qu’on fait pour le Mofo ? où est-ce que l’on le fait ? » On est passé par plein d’états, mais on ne pouvait pas ne pas le faire, on aurait donné raison au maire, envoyé le signal qu’on allait disparaître. Alors que non, on voulait montrer qu’on était là, faire du bruit, ne pas céder.

Où se tiendra-t-il ?

On n’a pas choisi la facilité, on souhaitait l’organiser le plus près de MDO, rester dans Saint-Ouen. Le jeudi c’était le plus galère, on devait le faire au Picolo mais on a appris que ça fermait et que c’était repris par le maire – et maintenant c’est détruit. Après, on a essayé de le produire dans d’autres lieux, certains se sont désolidarisés, d’autres nous ont montré leur soutien, et on a mobilisé pas mal de bars. On a choisi le Sultan pour le vendredi, parce qu’on a bien aimé le côté neutre du restaurant turc qui n’est pas une salle de concert, et c’était près de MDO. Et on le fait le samedi à la Station parce qu’ils nous soutiennent vachement, on a notamment écrit une tribune ensemble. Tout ça sans bureaux, en bossant de chez soi, en plein pendant les grèves. Finalement le lieu Commune Image nous a prêté des bureaux, mais il a fallu un petit temps. Il y a eu des moments de démotivation et de remotivation. Quand on a décidé de le faire, que les groupes et les gens nous ont soutenu·es, et que la prog a été bien reçue, ça nous a remotivé·es x 1000.

Des montagnes russes ?

À fond. Ça forge le caractère.

Un festival hors les murs, c’est plus de contraintes budgétaires ?

En fait, le budget n’est qu’un gros brouillon depuis deux mois. Je ne sais même pas où est le break, ça change tout le temps parce qu’on change tellement de trucs. La fermeture avait aussi pour but d’asphyxier l’asso : des milliers d’euros de perte par jour depuis le 8 octobre. On n’organise pas le Mofo pour l’argent. Et puis 15e par soir pour 6 groupes, c’est rien du tout, notamment avec un jeudi gratuit. On ne peut pas se permettre de dépenser dans plein de petites choses à côté, on paye les techniciens, les musiciens, un peu de scéno, des trucs cool pour faire la fête et ça suffira.

Vous réussissez à remplir ?

On a vendu pas mal de préventes. Les deux dernières années on était complet, donc on est partis sur cette logique-là. On est soutenus, on commence à avoir un public fidèle. Après de là à te dire qu’on sera complet, je peux pas te l’assurer, mais on sent que ça suit, on a beaucoup de relais, et on commence à avoir un nouveau public fidèle. On est aux 3/4 des préventes vendues, en tout cas pour le vendredi. Et il y a un public de sur place aussi.

Avez-vous eu autant, plus ou moins de moyens de financer l’édition 2020 ?

On a beaucoup moins de moyens. L’inconfort n’existait pas avant. On a complètement coupé les coûts de communication. Là il y avait juste une affiche. On a moins de moyens techniques. Le Sultan, faut tout sonoriser, redécorer, avec jusqu’au jour J on ne saura pas comment ça va se passer. On a moins de moyens parce qu’on n’a plus MDO, on n’a plus notre maison, notre cuisine, nos loges. Rien que ça c’est énorme. Faut travailler avec des nouveaux partenaires qu’on ne connaît pas. C’est cool aussi, cela dit, mais on perd en confort.

Tu parles d’un nouveau public. Il est hérité de la lutte récente ?

Pour le Mofo je ne sais pas, même si j’espère, on en reparle après cette édition. Mais on a l’impression que pas mal de gens se sont réveillés pour Mains d’Oeuvres. On voit des gens apparaître.

Comment as-tu construit ta prog ?

Au feeling total. Entre des groupes qui n’avaient pas répondu les années précédentes et qu’on a relancés cette année, des envies que j’ai depuis un moment… Il y a des choses un peu inédites comme KAREL, qui vient d’Amsterdam et que personne ne connaît en France et qui a accepté de jouer même en sachant que ça allait être dans un restaurant turc. Lyra Valenza aussi, qui a été sélectionné par la plateforme SHAPE et qu’on a pu faire venir grâce au soutien des Siestes Electroniques – on paye la moitié du cachet et des transports avec les Siestes. Après d’autres envies, des performances. Dominique Gilliot, c’est génial… Enfin un peu de tout, il n’y a pas eu de construction ni de logique stylistique. Juste plein d’envies les unes après les autres.

mofo 2020

Affiche : Clara Gaget

Chaque année, un animal représente le festival. Cette année, c’est l’année de la hyène. Peux-tu me commenter ce choix ?

Après l’expulsion, on a tout de suite pensé au slogan « Rira bien qui rira le dernier » et donc à la hyène. On aime bien les animaux que tout le monde déteste : la hyène, tout le monde la trouve moche. Nous non. Aussi, c’est un animal dont les femelles sont les cheffes, ça marche par système de matriarcat donc on aimait bien ce truc-là. Ça nous paraît bien de le mettre en avant en ce moment. Au début on s’est demandé « ah, est-ce qu’on ose ? » vis-à-vis du combat avec la mairie. Mais bon on l’a fait parce que même si on avait perdu, le combat aurait continué jusqu’en mars de toute façon. Et il continue toujours. On n’a pas envie de lâcher l’affaire juste parce qu’on a récupéré MDO. On a envie que les gens se rendent compte quelle est la personne qui a été élue. Après avoir vécu ces moments pas cool, avec l’image des hyènes, on se permet d’en rire, c’est ce qui nous caractérise bien. Tout collait. La graphiste Clara Gaget nous a fait une composition assez belle qu’on a tout de suite aimée.

Donc la hyène n’est pas le maire de Saint-Ouen ?

Non, les hyènes c’est nous. Nous rions. Nous sommes en meute. C’est la force du collectif qui fait qu’on a tenu. Les hyènes sont toujours ensemble.

Cette belle victoire tombe une semaine avant le début des hostilités du festival. Le programme va-t-il changer ou pas du tout ?

C’est la question qu’on se pose depuis deux jours. Le souci est qu’on n’a pas les clés encore. On doit les avoir cet après-midi mais il y a pas mal de dégâts qui ont été causés par les forces de l’ordre. A juste titre ? Non. Ils ont justifié le vandalisme par le fait qu’il fallait vérifier qu’il n’y avait pas d’amiante, mais ce sont des dégâts autres qu’on va démontrer : des portes, des fenêtres, ils ont défoncé toutes les serrures alors qu’on avait les clés. Malgré notre bonne volonté, on sera surement obligé de se concentrer sur le Mofo tel qu’on l’a conçu et qui marche plutôt bien. Et ça n’empêchera pas de faire une grosse fête à Mains d’Oeuvres dans les règles de l’art plus tard.

La fête n’en sera que plus belle au Mofo ?

On fait la fête depuis mercredi soir, on est tous super heureux, on sourit tout le temps. On a encore envie de faire la fête. On sait que tous nos amis vont venir. Enfin, t’imagines…! Ça fait jurisprudence ce truc, c’est pas juste MDO, tu te dis qu’il y a de la justice qui peut se retourner vers le petit. Là c’est quand même la décision d’un maire, qui a du pouvoir. Parfois tu as tendance à te dire que la parole est irrévocable et là en fait, on a gagné. La justice a bien fait son boulot. C’est vraiment trop beau. Ça nous donne encore plus envie de faire des choses qui ont du sens, pas forcément de la politique mais forcément une forme d’activisme.

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