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Lucio Bukowski & Oster Lapwass : « L’art est le dernier refuge »

Ça devait arriver. Après des années à suivre l’évolution du collectif de hip-hop lyonnais L’Animalerie, la rencontre n’était qu’une question de temps. Des mille et une prods d’Oster Lapwass aux nuages de mots rageurs de Lucio Bukowski, on a pris le temps de discuter. Comme ça, pour rien. Merde, qu’on se sent grandi quand on rencontre certains êtres humains.

C’est à l’occasion d’une interview aujourd’hui introuvable que je découvre l’existence de Lucio Bukowski, il y a un peu moins de 10 ans. Je me rappelle d’une citation qui m’a appâté tel un poisson chat en recherche d’essence au port de New York : « Sans l’écriture, ce serait le néant ». Pchit, Blam, Krak, ça claque, hein ? « Attends, attends », me dis-je avec le calme chaste d’un prêtre dominicain à l’heure du souper, n’oublie pas que le monde est rempli de types avec le sens de la formule sans aucun feu intérieur. Ma mère m’ayant pourtant toujours dit de faire attention aux canettes vides, je ne peux que constater qu’il m’arrive encore aujourd’hui de me faire avoir (et même d’y trouver des mégots).

Quelle ne fut pas ma surprise quand, au-delà de trouver, littéralement (ah ah), l’un de mes frères spirituels (réunissant l’exploit de réunir les plus grands fouleurs de pavés du XIXème et du XXème siècle : Fante, Camus, Dostoïevski, Céline, Maupassant, Saint-Exupéry, London, Bukowski et Tosches), j’y découvre un rappeur largement au niveau techniquement. Je m’essuie le front luisant, je sais que j’ai évité le pire ; le pire étant l’ascenseur émotionnel vécu lorsque je découvre un artiste qui a des choses à dire sans savoir les exprimer. On a tous un pote qui ne sait pas raconter les blagues, mais bon, c’est jamais évident à vivre.

Ensuite, l’histoire est classique. Lucio Bukowski est ma porte d’entrée dans L’Animalerie, j’apprends par un des mes collègues qui a bossé à Lyon que le crew rétame chacune des salles qu’il s’efforce à remplir. Je crois comprendre progressivement qu’Oster Lapwass, le bosseur, le beatmaker, le vidéaste, est en fait le couteau suisse (comprenez « grand horloger » si vous êtes René Descartes ; comprenez qu’il bosse à « 360 » si vous êtes dans une start-up, un label indé ou un autre boulot pour briller sans gagner d’argent) du rap lyonnais. Et que Lyon regorge de paroliers, de crevards, de gueulards, d’urbains loquaces, d’outsiders, de solitaires, bref, pas mal de gars et de meufs potentiellement marginalisés, aux discours moins globalisés. Comme le dit Lucio : « Je ne ferai probablement pas de rap si je n’habitais pas Lyon. »

Place aux artistes. Voici donc la retranscription de notre rencontre à l’occasion de la sortie de Requiem / Nativité, le nouveau disque de Lucio Bukowski & Oster Lapwass, illustrée par des photos (crédits : DR) ainsi que de sept morceaux clippés ou non. De quoi s’amuser entre petits et grands, aveugles et sourds, lecteurs et spectateurs. Bonne bourre.

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INTERVIEW

Vous vous connaissez très bien, vous collaborez ensemble depuis un moment, beaucoup de choses doivent se faire très naturellement entre vous. Est-ce indispensable de se rentrer dedans régulièrement pour garder une sorte de fougue créatrice ?

Oster Lapwass : Lucio ne fait pas de son. Et moi je n’écris pas. On ne marche pas sur les mêmes plates bandes. On n’a pas besoin de se rentrer dedans.

Lucio Bukowski : Dès le début, chacun a eu carte blanche dans son rôle. L’un et l’autre savons que le résultat final nous contentera, sinon on ne bosserait plus ensemble. La seule condition, c’est de pas se répéter éternellement, de se mettre un peu en danger pour que le plaisir perdure.

C’est un risque récurrent de se caricaturer soi-même ?

Lucio Bukowski : C’est l’écueil le plus répandu. Certains font cinq fois le même album. Moi, je préférerais arrêter.

 

Votre force est aussi de composer beaucoup, beaucoup, beaucoup. Comme un journal de bord?

Lucio Bukowski : Je conçois vraiment la création comme un format journal en littérature. Ou comme en peinture… Certains peintres sont passés d’un style qui a fait d’eux ce qu’on a retenu d’eux, et on a pu suivre leur évolution toute leur vie.

On dit souvent de toi que tu es extrêmement prolifique parce que tu sors environ trois albums par an ? C’est parce qu’on a oublié ce qu’était la création au long cours ?

Lucio Bukowski : Un album, c’est dix, douze chansons, ça s’écrit très rapidement. Il n’y a rien d’incroyable. Après tu as des artistes qui composent 100 chansons et qui en sortent 10. Moi je n’ai jamais fait ça.

Oster Lapwass : Moi, je le fais pour mes prods.

Certains artistes sont guidés par des plans marketing qui leur disent que s’ils se font un peu oublier, ça marchera mieux…

Lucio Bukowksi : Tout dépend pourquoi tu le fais. Aujourd’hui, tu as des professionnels du rap qui sortent un album tous les trois ans, très bien préparé en amont avec des gros clips, des gros moyens, de la communication, des radios, des télés, des petites vidéos de 10 secondes où ils font n’importe quoi pour qu’on parle d’eux. Nous, on crée par nécessité.

L’album évoque les douleurs et les plaisirs, la lutte ou le renoncement, l’envie de prendre part au monde ou de le quitter. Vous avez voulu jouer sur ces duels ?

Lucio Bukowski : Dans cet album, la dichotomie va plus loin que Requiem / Nativité. Ce ne sont pas que des contraires. Il y a un éventail d’idées et d’émotions plus larges.

Oster Lapwass : Le morceau « Reliquaire », c’est à peu près ça, tu ne sais pas si c’est une chanson triste ou une chanson gaie.

Lucio Bukowski : Après, la vision manichéenne de la vie, c’est pas nous. Il y a du bien dans le mal et du mal dans le bien. On m’a dit que ça n’était pas un album très funky, je ne suis pas d’accord. Parfois, les morceaux sont un peu sombres mais si tu te penches sur le texte, ça n’est pas un encouragement à un suicide collectif, mais plutôt à l’émerveillement. C’est pas un album qui parle de la paternité non plus, contrairement à ce que certaines personnes pouvaient attendre – notamment avec le titre.

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Il n’y a pas de modèle social. La seule règle, c’est d’être un être compatissant, qui refuse d’écraser l’autre. Si on vivait dans un monde où chacun se disait : « Non, je n’ai pas envie d’écraser l’autre », la surface de cette planète se modifierait en trois semaines. / Lucio Bukowski

On retrouve souvent dans tes textes un écœurement vis-à-vis de ces gens trop bien intégrés, qui ont compris – et qui façonnent – le système. Tu places notamment un : « Tous bien intégrés comme Hanouna et Voltaire » dans « Paraponera »… Tu peux pousser la réflexion abordée dans ce titre ?

Lucio Bukowski : C’est une réflexion autour de la conformité ou la non-conformité et, si on va plus loin, autour de la liberté. La liberté n’est-elle pas propre à chacun ? Est-ce que ça n’est pas une erreur de courir après une même vision de la norme, de la liberté ou du bonheur ? Pour mon voisin de pallier, le bonheur, ça peut être quelque chose de complètement différent et même antagoniste à ma vision. L’éducation nationale – dont la mission était de fournir à des futurs adultes les moyens de bien juger, d’avoir du discernement, de l’esprit critique – aujourd’hui serait plutôt une vision entonnoir : chacun doit viser, pas forcément la richesse, mais un bon travail pour avoir assez d’argent pour s’acheter des baskets pour pouvoir partir en vacances en juillet et en août. Une vision très américaine de la vie. Il faut correspondre à sa norme sociale. Et chacun a sa norme, du bourgeois au prolo, sauf qu’il y en a un qui va à Saint Barth et l’autre au Grau-du-Roi. Dans « Stalker », je dis « La Grande-Motte en guise de Subutex » et c’est un peu ça.

Oster Lapwass : À la Grande-Motte, tout a été fait pour que les ouvriers restent entre eux.

Lucio Bukowski : On fait croire aux gens que la Côte d’Azur en juillet, c’est le bonheur. Peut-être que le bonheur, c’est chaque jour : lire un poème, jouer avec son enfant, boire un verre de vin, voir ses amis, s’asseoir sur un banc avant d’aller au boulot, regarder le ciel. Les gens courent après un truc qu’ils n’auront pas. C’est ça le vrai vice de la liberté artificielle.

Oster Lapwass : C’est aussi la course aux likes, une course pour être aimé plutôt que pour être heureux.

On peut se sentir obligé de participer à ces réseaux sociaux, ça ne vous arrive pas ?

Lucio Bukowski : Obligés… Oui et non. Nous on a des pages Facebook mais on n’a pas de profils perso. Je ne mets pas de photo de mon fils sur Facebook, je m’en fous. Les réseaux sociaux, c’est intéressant quand c’est bien utilisé. J’y ai découvert de super bons artistes. Mais sinon, je n’ai pas internet chez moi et je ne veux pas que mon gamin l’ait non plus. Et ça me fait grand bien. Le problème, c’est qu’un outil tel que les réseaux sociaux en soi est intéressant. Par contre, quand il y a un basculement, quand le réseau social fait irruption dans la vie à tel point qu’il devient la vraie vie, tu tombes dans La société du spectacle de Debord. Il y a des gens aujourd’hui pour qui la vraie vie est aujourd’hui moins importante que les réseaux sociaux.

« L’art, c’est le dernier refuge. Les gens attendent d’aller voter avant chaque élection présidentielle alors que la réponse est là depuis le début, c’est l’art. Pourquoi un mec écrivait sur des murs ? Pourquoi un autre tapait sur une peau de bête ?  C’est le seul vrai langage commun. » Lucio Bukowski

On parlait du concept très variable de la liberté. Ensemble, vous composez le collectif L’Animalerie ; l’indépendance vous touche donc de près ; mais ce concept est lui aussi variable. Comment définiriez-vous votre indépendance ?

Lucio Bukowski : L’indépendance est d’abord dans la création. C’est le fait de faire ce que tu dois faire, personnellement. Pas en fonction des gens qui vont t’écouter, pas de façon à la passer en radio, pas de façon à te faire repérer pas un label. Le reste, c’est de l’irruption dans le domaine de la création. Non, nous on sort ce qu’on veut, personne n’a son mot à dire à part moi et Yann. Aucune négociation possible. Après, on n’est pas forcément dans l’autarcie. La preuve, c’est qu’aujourd’hui, on a une boîte de distribution qui nous permet de faire du vinyle, c’est un objet qui nous tient vraiment à cœur. Pour nous, c’est le maximum.

Peut-on développer une sorte de misanthropie en se réunissant dans un collectif indépendant, en se repaissant de livres de Céline ou de Dostoïevski qui n’étaient pas connus comme les types les plus à l’aise en société, et finalement se dire : « Merde, les gens sont des moutons » ?

Oster Lapwass : Je me dis cent fois par semaine : « Les gens sont cons ». Mais en fait, c’est pas vrai. En tout cas, je ne prends pas les gens pour des cons. Plus tu prends les gens pour des cons, plus ils ont tendance à l’être. Mais je ne pense pas qu’il y ait des grandes majors ou des grands médias qui soient responsables de la connerie des gens. Ils n’ont pas besoin d’aide.

Lucio Bukowski : Que ce soit dans les années 50, les années 80 ou aujourd’hui, t’auras toujours une majorité de gens qui prendra ce qu’on lui donne. Les gens qui écrivent ce qu’on leur fout sous le nez, on les entend beaucoup, ils prennent beaucoup de place, mais il y a une autre partie des gens qui n’ont pas de représentants qui vont chez Ardisson ou sur Skyrock. Quand ça ne fait pas de bruit, t’as l’impression que ça n’existe pas. Aujourd’hui, des gamins sont sur YouTube, ils découvrent une scène rock des années 70, du classique. Peu importe leur situation d’origine, ils savent utiliser cet outil. Moi, je travaille dans une bibliothèque, je vois des gamins de tous les milieux qui empruntent des trucs super étonnants pour leur âge comme Les Frères Karamazov ou je ne sais pas. Ça fait tomber plein de clichés.

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Quand les rappeurs ils me demandaient : « Comment pour faire un million de vues ? », je leur répondais : « Bah tu te mets à poil sur la place des Terreaux en bas de chez moi, et tu rappes ». / Oster Lapwass

Lucio parle aussi de « fédérer les marges » dans « Paraponera ». C’est aussi le rôle que vous vous êtes donné ?

Oster Lapwass : On préférera toujours faire un concert devant vingt personnes qui sont motivées, qui ont envie de nous voir, que devant 400 légumes. C’est pas le nombre qui est important.

Lucio Bukowski : L’art, c’est le dernier refuge. Les gens attendent d’aller voter avant chaque élection présidentielle. Ils cherchent des réponses dans la politique, dans les technologies, etcetera, alors que la réponse est là depuis le début, c’est l’art. Pourquoi on fait ça depuis toujours ? Pourquoi un mec écrivait sur des murs ? Pourquoi un autre tapait sur une peau de bête ? C’est le seul vrai langage commun.

Oster Lapwass : Ça marche aussi avec le monde de la nuit. Quand tout le monde est défoncé, les barrières tombent. L’ultra-bourgeois et le clochard du coin, ils vont discuter comme s’ils se connaissaient depuis toujours.

CQFD la nuit est un art ?

Oster Lapwass : On te laisse le soin de développer ça dans un docu.

L’Animalerie a son petit succès depuis quelques années mais ce serait aussi oublier les années plus nombreuses à vous faire ignorer du secteur musical. Qu’est-ce qui a changé ?

Oster Lapwass : Pour moi, rien. Par contre, le temps ment rarement. Tu peux faire illusion d’être cultivé le temps d’une soirée, mais tu vas te faire griller à un moment. C’est évidemment normal qu’on entende parler de Lucio de plus en plus.

Lucio Bukowski : On ne court pas après eux. On s’en branle. On est l’inverse de ceux qui en deux ans font des disques d’or. Au même titre qu’on évolue musicalement petit à petit, les gens nous rejoignent petit à petit, souvent par du bouche-à-oreille. S’il y a une chose dont on peut se vanter, c’est que les gens qui nous rejoignent, ils restent avec nous. Or, cette grosse masse grouillante de la fame, du buzz sont des gens qui consomment celui qui est en haut de la playlist Deezer. Ils oublient leur artiste préféré tous les ans. Entre temps, le gars sera peut-être devenu millionnaire, il aura réussi son coup. Nous, on n’est pas tellement dans le braquage, on est des petits ouvriers, on épargne.

Oster Lapwass : Je l’ai su dès le début que je préférais aller dans cette voie-là. Quand les rappeurs ils me demandaient : « Eh on fait comment pour faire un million de vues ? », je leur répondais : « Bah tu te mets à poil sur la place des Terreaux en bas de chez moi, tu rappes et tu fais un million en deux jours. » Et c’est vrai.

L’Animalerie comme modèle de société, ça vous irait ?

Lucio Bukowski : L’Animalerie n’a jamais fonctionné comme un rouage fluide où on se fréquente tout le temps. C’est pas une société d’artistes comme à Greenwich Village dans les années 60. Il y a des noyaux d’amitié, comme Yann (Oster), Anton (Serra), Eddy et moi. Mais inversement, il y a des gens de L’Animalerie que je n’ai pas vu depuis un an. Pour aller plus loin, il n’y a pas de modèle social, au même titre qu’un modèle de bonheur ou de liberté. La seule règle sociale, c’est d’être soi-même un être équilibré, compatissant, qui refuse d’écraser l’autre. Si on vivait dans un monde où chacun se disait : « Non, je n’ai pas envie d’écraser l’autre », la surface de cette planète se modifierait en trois semaines. Rien que ça. On sait aujourd’hui qu’on pourrait tous travailler beaucoup moins, gagner la même chose si la richesse produite par les gens qui travaillent était redistribuée équitablement.

Oster Lapwass : Le fait de bosser en collectif m’a quand même fait changer mon regard sur la société. L’Animalerie, c’est plein de gens différents, c’est quand même une petite société dans laquelle j’évolue. J’étais un jeune hippie, je me disais qu’il faudrait que tout le monde ait des sous, qu’on se donne la main, qu’on soit plein pour construire un truc. En vieillissant, je suis moins comme ça, j’ai envie de monter ma boîte, de penser à mon bien à moi. Mais sans écraser les autres.

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2 commentaires

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Seb 10.01.2018

Merci pour l’interview! Je me retrouve vraiment dans ces artistes et leur vision.

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Telepin 09.01.2018

Merci pour cette interview très intéressante et constructive !

« Longue vie aux anonymes ils écouteront ce track dans l’bus, j’préfère la solitude à vos contacts dans l’biz »

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