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L’interview trompe la mort : Boris Vian

En échange d’un service rendu à la NASA il y a quelques années, notre collectif a pu se procurer un nouveau système de communication. Mis au point à partir de matériaux récupérés sur l’astéroïde tombé au large des côtés brésiliennes en février 2016, ce dispositif nous a permis de réaliser une série d’entretiens avec des artistes morts moyennant leur accord. Car même dans l’au-delà, la morale journalistique prime d’abord. Rencontre avec Boris Vian, à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance.

Bonjour, et enchanté M. Vian.

BV : Appelle-moi Boris.

Merci d’avoir répondu à notre invitation, ça n’a pas été simple de te contacter.

BV : Cette année est particulièrement éprouvante. Depuis que j’ai cent ans, ou plutôt que j’en aurais eu cent, les demandes affluent. Conférences de presse au septième sous-sol, autographes sur le Styx, showcases privés pour de vulgaires ossements ou autres chiens à trois têtes. Fatigant.

Ce doit être gratifiant tout de même ?

BV : Mouais. Bof. Hop. Des fois, je me dis que je suis mort tellement jeune que je pourrais encore être vivant.

BV : Ça n’a jamais vraiment marché les blagues sur les morts. Valéry Giscard d’Estaing est-il toujours debout d’ailleurs ?

Oui. J’aimerais revenir sur quelques périodes de ta vie, si tu le veux bien.

BV : Nous sommes ici pour ça.

Tu es né à Versailles en 1920. Tu viens d’une famille bourgeoise, enfant, tu as un chauffeur, une gouvernante et même un professeur à domicile. Et puis, le krach boursier de 1929 : le déclassement pour ta famille. Quels souvenirs gardes-tu de ce moment ?

BV : Des cris aigus, des larmes comme des océans, des petits poings potelés s’écrasant sur les papiers peints rêches qui n’avaient rien demandé. J’étais malheureux de voir mes parents dans cet état. Ça a mis une ambiance de misère dans la maison. On est parti.

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Tu as aussi souffert de rhumatismes articulaires qui provoquaient une insuffisance cardiaque. Je peux voir que, même de l’autre côté de la barrière, tu continues de suffoquer… Ça ne s’arrête jamais ?

BV : Vous ne savez donc toujours pas ce qu’il y a après la mort ? Je me disais qu’une génération qui invente internet et qui veut ressusciter le mammouth est capable d’un peu plus. En rapide, la mort est une synthèse physique de la vie. C’est à dire que si vous avez passé la majeure partie de votre vie à souffrir, vous continuerez à souffrir, même mort. Ainsi, je suis toujours aussi essoufflé et j’ai régulièrement des épisodes de fatigue disproportionnés.

C’est horrible…

BV : La mort n’a jamais été connue pour son altruisme.

Pas faux. As-tu des bons souvenirs d’enfance ?

BV : Plein. A vrai dire, j’étais choyé. Peut-être un peu trop d’ailleurs. Quand je suis tombé malade, ma mère est devenue… un peu trop inquiète. Par inquiète j’entends qu’elle me surveillais H-24. Après le krach, on s’est réfugié dans le Cotentin, je te laisse imaginer la qualité de ma vie sociale. Heureusement qu’il y avait les poules. Mais avec le recul, et de façon très cliché, je me dis que tous ces événements ont titillé ma créativité. « Ma solitude » il fait que répéter Moustaki depuis qu’il est chez nous.

Parlons musique un peu.

BV : Sensas’

Un jour tu découvres la trompette…

BV : J’aimerais découvrir la trompette tous les jours.

Elle t’accompagne partout…

BV : Je l’accompagne. Elle me domestique. Elle fait de moi ce qu’elle veut. Je n’ai jamais été un grand vocaliste. J’aime chanter mais je souffle mieux. C’est d’ailleurs ce qui me manque le plus ici-bas ou ici-haut.

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Le jazz occupe une très grande partie de ta vie. Pourtant, à l’époque, ça n’est pas un genre particulièrement populaire, n’est-ce pas ?

BV : En France, certainement. Aux États-Unis, le mythe se jouait. C’était les années 30/40, et tu pouvais avoir à la même table le Duke – Ellington – Louis Amstrong, qui étrangement ne m’a jamais trop ému en concert, et Django Reinhardt. Ils sont venus en France, à Paris, je les ai tous vus, approchés, sentis, décortiqués, imités, singés. J’en rêvais, mes doigts pianotaient une trompette fantôme et mes lèvres vibraient au son de la Nouvelle-Orléans. J’ai dédié ma vie au jazz, en VF et en VO, personne ne m’écoutait mais je m’en moquais bien.

Voyais-tu la musique comme un remède ?

Ah ah, la banalité !

Mais…

Ne t’en fais pas je vais y répondre. Voilà ce que je peux dire : quand tu dors mal, accepte l’insomnie, recueille la dynamique et célèbre l’éveil. De nuit c’est encore mieux. Et puis, Paris, la nuit… je ne crois pas qu’il existe de ville plus belle que Paris, sur les toits. Probablement que, dans un sens, la ténacité de la douleur te force à te lever. Je me suis levé, je me suis rarement couché.

 Où allais-tu ?

Au Caveau des Lorientais. Au Tabou ou au niveau de la rue du Faubourg-Poissonnière. On a vécu des tartes-parties dantesques.

Des ?

Des tartes-parties. Ma femme de l’époque, Michelle, préparait les tartes, et j’invitais la fine fleur des jazzeux roublards qui traînaient dans les coin de rues bien famées.

Internet dit que la première chanson que tu as écrite c’est La Chanson des Pistons, mais elle est introuvable. Peux-tu m’aider ?

BV : Bof.

Mais…

BV : C’est un problème assez tenace chez vous, les contemporains : dès que vous butez sur un souci si petit soit-il, que vous avez un mot sur le bout de la langue ou une bulle de mémoire percée, vous appelez maman internet. Ton cerveau se ramollit, l’ami. Fais-y attention, c’est utile.

Boris-Vian-2

Ok, passons, passons. On t’attribue aussi l’usage du terme « tube » – à partir du mot anglais – pour parler d’une chanson qui cartonne. Apparemment avant toi, on appelait ça un « saucisson » en France. C’est sérieux, cette histoire ?

BV : Ah ah, tout le monde est tombé dans le panneau, alors ? En réalité, un soir de swing au Caveau, on avait un peu trop tiré sur le Bourgueil avec Jean-Paul – Sartre – et les autres Sartriens, et on a conçu une petite machine à air comprimé qui lançait les saucissons de chez Emile, le charcutier de la rue des Carmes. Ne me demande pas pourquoi, je ne cherche pas à savoir, moi, pourquoi tu aimes parler à des gens morts. Bref, quand ça a été au tour de Raymond – Queneau – de lancer le sifflard, Tyree Glenn s’est lancé dans une impro au trombone. Au début on ne faisait pas trop gaffe et, note après note, on commençait à s’oublier tout à fait. Au bout de 2 minutes, le bar entier avait l’air d’une boîte contenant des électrons désarticulés, dansant à s’y casser les membres, tordant les bouches, claquant des doigts de pied. C’est alors que le coup de Raymond est parti. Seulement le saucisson lui est resté dans les mains, c’est le tube qui a filé à 10.000 à l’heure, droit sur Glenn, en plein dans le bide. J’ai rarement autant ri de ma vie. Depuis lors, on a crié à qui veuille l’entendre qu’une chanson à succès, c’était forcément un tube.

Quand on associe Boris Vian et la musique, c’est l’invention du pianocktail, probablement l’invention fantastique qui t’a le plus survécu…

BV : A-t-il été conçu… je veux dire, dans la vraie vie ?

Oui.

BV : Magnifique.

Deux Français, Voel Martin et Aurélie Richer, sont partis de la description de ton piano faisant des cocktails dans L’Écume des Jours : « À chaque note, dit Colin, je fais correspondre un alcool, une liqueur ou un aromate. La pédale forte correspond à l’œuf battu et la pédale faible à la glace. Pour l’eau de Selbtz, il faut un trille dans le registre aigu. Les quantités sont en raison directe de la durée : à la quadruple croche équivaut le seizième d’unité, à la noire l’unité, à la ronde le quadruple unité. »

BV : C’est assez émouvant ce que tu me racontes là. Ils sont allés chercher du côté de Huysmans ?

Oui, ils savaient que ton pianocktail faisait largement référence à son orgue à bouche, dans son livre À rebours.

BV : Tout ça est très beau.

Tu as aussi écrit pour les autres…

BV : Oui, Henri Salvador et Juliette Gréco ont chanté mes textes. Vous verriez Salvador en enfer, à croire qu’il n’a jamais été si heureux qu’ici. Il nous donne du baume au cœur à tous avec ses danses et ses éclats de rire. « Debout les moribonds ! » qu’il crie en débarquant à toute berzingue autour du feu de camp. Ouais, c’est pas rose tous les jours, la mort. Le problème est qu’une fois mort, tu développes une nostalgie de la vie. En oubliant bien sûr à quel point celle-ci a pu être chienne pour la majorité d’entre nous.

 

A la fin de ta vie, tu t’intéresses de très près à la science-fiction et commence à être l’un des spécialistes du genre, en grand fan de Ray Bradbury et H.G. Wells. En fin de compte, comme pour le jazz, tu arrives encore trop tôt ?

BV : Trop avant-gardiste, ah ah. Ces dernières décennies, une tapée de gonzes sont passés de l’autre côté pour me raconter un peu à quel point le jazz, puis la science-fiction sont devenus des genres plus que populaires, mainstream. Eh bien tant mieux, ça fera joli de mettre mon nom dans les livres d’histoire : « il était là avant ! » Connerie.

Il me semble que beaucoup d’auteurs pionniers du genre en France se succédaient à ton chevet lors de folles soirées d’exploration littéraire, tu confirmes ?

BV : Oui, bon, j’étais déjà pas mal diminué. Mais pour continuer sur ce sujet, le problème, c’est qu’en France, il n’y avait pas de place pour autre chose que le roman classique. J’ai tout essayé, rien n’y a fait. Quand tu as Hugo, Zola, Flaubert et Balzac tatoués sur ton hexagone, bon courage pour présenter ta société futuriste. Et pourtant, il était pour moi déjà évident à l’époque que ce genre était l’écriture de notre monde. Le roman classique n’a pas de futur, mais il a un superbe passé.

C’est entre autres ce que défendent certains auteurs contemporains comme Philip Roth, Will Self ou Alain Damasio, qui est d’ailleurs Français et dont le troisième roman de SF Les Furtifs est devenu l’un des livres les plus attendus et vendus de l’année. Un demi-siècle plus tard.

BV : Il a prévu de venir me faire une bise bientôt ?

Euh, non, enfin c’est pas prévu, il est encore jeune… Enfin forcément un peu plus vieux que toi quand… Mais bon, voilà.

BV : Il m’a l’air intéressant comme garçon. Je me permets de couper cette conversation passionnante mais un train m’attend (on entend en effet le bruit strident du train qui s’arrête)

Un train ?

BV : Oui, un train. Dernière question, tu as 45 secondes.

Ok oui donc, est-ce que tu sais comment va être fêté le 100ème anniversaire de ta naissance?

BV : Debout sur le Zinc va reprendre mes chansons, oui.

Une réaction ?

BV : Écoute, ça a l’air d’être des bons zigs, ils ont des bonnes têtes. Pas toujours très fan du ska rock, ou je ne sais comment ils appellent leur musique « voyageuse », mais vaut mieux eux que Vianney ou LEJ, non ?

Au revoir Boris.

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