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Les « bad girls », produits de la pop culture ?

Toutes les excuses sont bonnes pour changer un petit morceau de vie en réflexion existentielle. A travers la découverte d’un vieux tube jazzy, embarquez pour une excursion en plein air sur les rives de la culpabilité féminine.

Alors que j’écoutais « Bad Girl », du chanteur Lee Moses dans le salon d’une amie, aucune de nous n’osait rechercher les paroles de cette chanson, sortie en 1967. « Mauvaise fille », en anglais, un titre qui ne présage rien de bon et nous avions peur de nous retrouver face à un énième dénigrement de la figure de la femme. Le test de Bechdel le prouve au cinéma mais c’est le cas aussi en littérature et en musique : la gente féminine a trop souvent été représentée à travers le seul prisme soi-disant inoffensif du regard masculin. Femme sensible, femme potiche, femme victime, femme coupable de tous les maux : dur d’échapper aux clichés qui arrivent presque à nous convaincre qu’il est préférable de laisser aux autres le soin de nous définir. Portées par l’audace qu’inspirent parfois les perles musicales, mon amie et moi nous sommes exposées au sens de cette chanson, qui n’est autre qu’un cri d’amour pour cette fille dont tout le monde disait du mal simplement car « elle voulait être libre ». Le brave Lee Moses répète à qui veut l’entendre qu’il est seul à lutter, à croire en celle qu’on réduit à une « bad girl ».

« mama they call her bad girl all because she wanted to be free »

Bon nombre d’attitudes pourraient s’inscrire en contradiction avec les mœurs de l’état de Géorgie, au sud des Etats Unis, où Lee Moses est né en 1941, avant de louper un succès qui n’arrivera qu’après sa mort en 1997. Qu’aurait donc pu faire une jeune femme dans ces années-là pour être à ce point insultée, dénigrée ? Se comporter comme un homme ? Refuser de correspondre au modèle féminin ? Avoir une sexualité libérée ? Ne pas s’épiler les aisselles (quoique dans les années 70, c’était toléré) ? Oser défendre ses idées ? J’admets qu’elle pouvait aussi être coupable d’un acte réellement répréhensible, après tout, les femmes sont des êtres humains comme les autres. Elle avait peut-être menti, volé ou tué. Et cette chanson serait le parfait point de départ d’un polar épineux, j’ai nommé : « Une meurtrière à Atlanta ». Epuisée d’avance à l’idée de convaincre mes parents de parrainer ma carrière d’écrivaine, ces rêveries m’ont plutôt donné envie d’examiner ce qui se cache derrière les termes de « Bad Girls » dans l’industrie de la musique. L’occasion idéale pour revivre, en toute impunité, les hits parade de ces dernières décennies.

Quand les hommes pleurent, les femmes dansent

La chanson « Bad Girl » (1959) du chanteur Smokey Robinson nous conte à ce propos l’histoire d’un homme amoureux d’une femme qui devient mauvaise à partir du moment où elle ne veut plus de lui. Elle est devenue une bad girl car elle brise le cœur de l’homme qui l’aime. Jusque-là, rien d’anormal, on dit d’une femme qu’elle est méchante, comme on insulte celui qui nous a piqué notre goûter à l’heure de la récré. Vous savez comme l’amour nous fait retomber en enfance.

Cette vision de la femme coupable du malheur de l’homme s’exprime aussi dans un tube du groupe sud-coréen Corée BEAST, pour qui la « Bad girl » (2009) est celle qui part sans se retourner, bien que l’homme la supplie de revenir. Nous sommes loin du « Ne me quitte pas » de Jacques Brel en terme de poésie et de vision de l’amour et pourtant ces chansons ont en commun de victimiser l’homme et de culpabiliser la femme. Autant les femmes que les hommes qui écoutent ces chansons vont s’identifier à l’homme qui exprime sa souffrance. Chez MKTO, la « Bad girl » (2015) est une femme à la fois folle et sexy dont le chanteur est épris. Extrêmement sexualisée, la « vilaine fille » est consciente de son attitude et en joue pour séduire. On retrouve cette vision en 2017, chez le rappeur A Boogie wit da Hoodie.

Comme dans certains morceaux de rap (et je dis ça en tant que fan de hip-hop), on profite bien de la musique jusqu’au moment où on fait attention aux paroles :

“Girl, I still fuck with you even though you’ve been a bad girl I wanna teach you a lesson”

(Je te baise même si tu as été une mauvaise fille, je veux te donner une leçon). Ici, le rappeur se présente comme le sauveur de cette bad girl qui n’a pas vraiment son mot à dire, c’est à lui de passer à l’acte pour la corriger. Certain de son pouvoir rédempteur il se définit même comme « modeste » un peu plus loin dans la chanson. Nous sommes ici complètement dans la culture du viol, qui légitime le règne de la kékette sans passer par la case « consentement ». L’homme sait ce qui est bon pour la femme, point final.

Certain·e·s m’opposeront que dans le domaine de la pop, les paroles n’importent pas tant qu’on peut se trémousser jusqu’à pas d’heure. Je suis entièrement d’accord, mon objectif n’est sûrement pas de diaboliser les hommes et femmes qui s’emparent de ce terme et encore moins de remettre leur talent en question. Je cherche seulement à montrer quelle image de la femme cette expression véhicule et à quel point elle détonne avec la multiplicité des profils de femmes qui existent. Est-ce que les femmes de votre entourage se reconnaissent dans la bad girl de ces chansons ? Est-ce que, en tant que femme, on s’identifie plus à Taio Cruz (2011) qui répète 31 fois « go little bad girl » (oui j’ai compté) dans la chanson produite par David Guetta (en feat avec Ludacris) qu’à cette bad girl qu’il mate toute la soirée ? Qu’est-ce que cela révèle sur nous et notre vision des femmes d’être à ce point imprégné·e·s de cette culture et de ces clichés ?

Casquette à l’envers

Il faut attendre que la gente féminine s’empare de ce terme pour qu’un changement de prisme se dessine peu à peu. En premier lieu, même si une femme prend le micro, les vilaines filles restent souvent de simples victimes de ce qui leur arrive. Selon la chanteuse américaine Donna Summer, les « Bad girls » (1979) sont aussi des « sad girls » : celles que l’on voit faire le trottoir, de tristes prostituées qui rêvent de devenir des stars.

Si elles font ce métier, ce n’est pas par choix, et le terme « bad » exprime un jugement, bien que cette chanson nous invite à éprouver de la sympathie. Ce terme peut aussi être utilisé par une femme qui, à un moment donné, considère avoir mal agi. Dans sa chanson sortie en 1992, Madonna se considère comme une bad girl malgré elle, lorsqu’elle a trop bu et qu’elle fait du mal à l’homme qu’elle aime et en embrasse un autre.

La version de Danity Kane et Missy Elliot (2008) présente un exemple intéressant : dans le clip, les hommes sont plutôt dans une posture de soumission à une espèce de femme surpuissante et hypersexualisée. Le refrain « Maybe I’m just a bad girl », semble être une façon pour ces femmes de s’approprier cette notion, de briser leurs chaines (littéralement, Danity s’évade de l’emprise des hommes dans le clip). La rappeuse Missy Elliot, les lettres de BAD GIRL imprimées en gros sur le jogging, piétine les injonctions de la féminité et vient exprimer son désir pour un homme dans un langage cru.

Si sa posture est extrêmement subversive, c’est qu’elle occupe une place généralement réservée aux hommes : celle du mâle dominant qui cherche à assouvir ses désirs et prend le contrôle de la situation. En 2012, M.I.A poursuit cette route à coups de « Live fast die young, bad girls do it well ». Face à la caméra de Romain Gavras, elle reformule la phrase culte de James Dean devant une armée de femmes voilées prêtes à entamer une course dans le désert à la Fast & furious.

Cependant, alors que Missy Elliott se préoccupait surtout de retourner les codes masculin/féminin, M.I.A va plus loin et utilise des symboles exclusivement féminins, tels que le voile, comme source de puissance. Qu’il soit imposé, porté de plein gré ou interdit, cet emblème illustre le contrôle exercé sur les droits des femmes dans un débat qui omet parfois de rappeler que notre peau n’est pas de propriété publique. En tout cas, il semblerait que le hip-hop offre un terrain d’émancipation, de la même façon qu’il a servi et sert encore à de nombreuses luttes et quêtes de justice sociale.

Au fil de ces exemples, on remarque que dans la plupart des cas, la dénomination bad girl est liée de près ou de loin à la manière dont une femme choisit (ou pas) de prendre possession de son corps. Qu’elle en soit victime, qu’elle en fasse son métier ou qu’elle en joue, c’est sa sexualité qui fera d’elle une bad girl, pas besoin d’être une tueuse en série pour jouir de ce joli surnom. Finalement, les femmes ne sont peut-être pas des êtres humains comme les autres. On comprend mieux pourquoi en 2018, elles ne représentaient en France que 3,9 % de la population carcérale. Pas besoin de jouer les caïds pour être considérée comme une bad girl. Être une femme suffit amplement.

Source : Pourcentage population carcérale : Marieke Reinquin, La réinsertion socio-professionnelle des femmes détenues, Université Toulouse 2 Jean Jaurès.

Crédits photo en une : clip « Bad girls » de MIA ou clip « Little bad girl » de David Guetta

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