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Générations anonymes

Cette double fiction musicale, inspirée de faits réels, exactement comme dans les films d’action américains, porte sur l’art de passer inaperçu volontairement ou non. L’histoire de ce père et son fils musiciens évoque celle de tous ceux dont on ne connaîtra jamais le nom bien longtemps : c’est une photographie romantique du monde musical.

 

John, le père

John a 55 ans et est leader de « John & the… », un groupe de rock à-la-Joy Division parce que le hard rock, ça faisait vraiment pecnot. Surtout devant les potes d’Ivan, son fils de 28 ans. « L’avantage avec Joy Division, c’est que vous pouvez ressembler à un million de groupes, vous arriverez toujours plus à choper et à vous faire chroniquer dans un blog » a l’habitude de balancer John à ses potes. Quand il était plus jeune, John rendait son père fumasse : « je comprends pas, tu veux vivre de ta musique mais tu fais n’importe quoi… Tu insultes ton public. Fais gaffe à ton image. » Alors que John – qui n’est pas complètement con non plus – comprend progressivement qu’avec un nom aussi non-répertoriable sur Google, il pourrait tout aussi bien se glisser de son propre chef une douzaine de bâtons dans les roues, une chose improbable est arrivée : les médias se sont intéressés à lui pour son « non-nom ». Dorénavant, en plus d’être le type qui mène un groupe qui fait « une musique-à-la… », il devient en deux temps trois mouvements (pour des médias spécialisés en manque d’angle) le type qui mène le groupe nommé trois petit points.

« Après !!!, xxyyxx et OK GO, John & the… fait souffrir les moteurs de recherche et ravit les oreilles des amoureux de cold wave » lance Patchwork Magazine, dans l’aile Est de sa friche industrielle réhabilitée à Brooklyn.

John se rend compte que l’anonymat peut être une posture et il ne va pas s’en priver. Sans promo aucune, son groupe est l’objet soudain de chroniques, puis de demandes d’interviews. « Ahah » pense-t-il. Bon, les interviews l’ont toujours apeuré, sûrement le souvenir de sa première et unique expérience menée par un étudiant en école de journalisme à Lille. En retard sur un sujet à rendre, le jeune homme avait tenté de parler de politique à John, qui s’était amené à l’entrevue avec son t-shirt No Future. Traumatisme. Bref, suite au manque d’interviews de lui sur le web, John & the… se voit ajouter les adjectifs (très) qualitatifs de « rare » et « mystérieux » dans les articles qu’il inspire. Bingo ! A 45 ans, John commence la vie d’artiste reconnu et sa première tournée de festivals. L’entube est parfaite. Ses concerts eux sont certes toujours aussi linéaires et plats : rien n’a changé musicalement depuis la formation du groupe, si ce n’est le champagne.

John devient un peu fou. Il faut le comprendre, c’est nouveau pour lui. Alors, il va user de son nouveau filon jusqu’à la corde de sa Telecaster volée. Une sorte de V pour Vendetta du pauvre s’empare de lui. Par exemple, pour mimer le mouvement militant Génération Précaire qui dénonce la situation des stagiaires en 2005, il se met à acheter des milliers de masques blancs qu’il fait distribuer à son public pendant ses concerts. Quelques jours après, il invite des membres du public à venir sur scène pour remplacer ses musiciens. Plus tard, il se révèle air-guitariste-chanteur et fait du playback un art dont les défauts échappent même aux gros plans des captations multi-caméras implantées à chacune de ses sorties. Balèze. Une autre fois, il amène un sosie à sa place. Les médias l’adorent : « Le Dave Grohl de l’anonymat » titre The Guardian. Notre ami John relègue le leader des Foo Fighters, Morrissey et Liam Gallagher aux rangs de bons seconds sur le podium des artistes dont on parle plus hors scène que sur scène.

Mais ce qui devait arriver arriva. Le groupe de John sait très bien qu’il est surcôté. Et « quitte à l’être, mieux vaut tourner avec un pote qu’avec ce gros con » murmure Paulito, le bassiste du groupe en off. La folie médiatique est montée à la tête de John, et ça se ressent. Le paradoxe de l’anonymat et de la folie de la reconnaissance poussés à son paroxysme, c’en est trop pour les & the… qui se retirent et laissent John seul avec lui-même. Him, himself and He.

Peu de temps après, Shy’m rate son slam à Bercy et les fils d’actus français délaissent définitivement John, qui n’avait pas prévu cette fin. Plus haute est la marche, plus dure est la chute. John ne fait alors plus qu’un avec son canapé, seconde peau de la misère.

Ivan, le fils

Ivan a 28 ans. Depuis ses 15 ans, il est DJ. Il mixe de la house et de la techno comme aux origines des mouvements électro nord-américains. S’il n’a pas connu les premières raves en Bretagne, les pionniers de Détroit, le Second Summer of Love anglais ou la Love Parade berlinoise, il ne manque pas d’avoir chaque jour un frisson de déception. Comme un rendez-vous manqué. C’est sous son nom de scène i-vo, page Facebook à l’appui, qu’il faut l’appeler. Enfin, bien sûr, ça, c’est quand il mixe house. Sinon, c’est modon°° pour la bass music et artik pour l’electronica. « Mets au moins des majuscules à tes pseudos » l’engueule John qui a ce regard bovin quand son fils lui parle de 2-step garage et du festival Atonal à Berlin.

Ivan tire ses multiples surnoms des débuts de la musique électronique. Richie Hawtin, seul pionnier blanc à avoir imposé sa techno à Détroit, a évolué sous 15 alias différents, Legowelt et son italo disco de science-fiction : 30, Wolfgang Voigt, co-fondateur du label de Cologne Kompakt, 30 également et Aphex Twin, 15 (petit joueur). Le cumul des mandats où on ne pensait pas le trouver. Pour être insaisissables et se moquer ouvertement des noms qui vendent ? Peut-être. A leurs débuts à Détroit, les pionniers étendent l’influence d’Underground Resistance, au-delà de la Motor City. Underground Resistance, c’est le label de l’underground à tout prix, c’est politique, c’est radical. C’est cet esprit-là que i-vo veut voir perdurer quand il organise des afters dans des parcs à Marseille en jouant des classiques des années 90 des pères fondateurs.

Après avoir imaginé se produire sous son propre nom, comme Laurent Garnier, Ivan a préféré la discrétion. Pourtant, le traumatisme de la folie de son père encore brûlant, il n’a pas voulu tomber dans l’anonymat le plus total. Ivan se complaît simplement dans le noir. « Actuellement, l’artiste Rrose, le projet Arandel ou le duo Polar Inertia m’inspirent beaucoup dans mon travail, aussi bien musicalement que sur le questionnement du rôle de l’artiste, note Ivan. On est loin de types comme Claptone, SBTRKT ou les Daft Punk. »

Aussi, il dit trouver miraculeux et magnifique que des artistes français comme DJ Deep ou Gilb’R aux noms « je le reconnais vraiment pas terribles » soient 25 ans après leurs débuts toujours productifs et créatifs, sans avoir jamais voulu faire sonner des trompettes de la renommée.

Pour John, son fils vit dans un passé qu’il n’a pas vécu. « La dernière fois que je l’ai vu avec ses potes, ils se moquaient des DJ qui jouent sur une clé USB et pas sur vinyle… Le vinyl est revenu à la mode… Comme les Stan Smith ? » ironise-t-il. Ce à quoi Ivan répond, inspiré : « je ne comprends pas toujours la génération de mon père. Ils ont connu l’évolution des supports et des technologies comme une grosse baffe. Le bois, la mécanique, l’humain prennent de moins en moins de place lors de la conception musicale. Comment ne peut-on pas être un tant soit peu nostalgique ? »

La nostalgie, Ivan la cultive comme un art. Lors des soirées qu’il organise à Marseille qui commencent à minuit dans un club et finissent le lendemain à midi dans un parc, il laisse toujours le lieu de l’after secret jusqu’au dernier moment pour devancer de quelques heures l’arrivée de la police mais surtout donner à ses événements un caractère secret, mystérieux, à part. Pour que le public arrive à trouver ce lieu, il a remis en place l’ancien système de communication des rave parties : l’infoline. Cette boîte vocale menant aux free parties dans les années 90 délivre de façon discrète (parfois cryptée) les indications pour chercher son chemin. Avant les réseaux sociaux et contre la répression, voilà comment on construisait un espace de liberté. « Hipster » ou « Junkie » sont les deux insultes qu’i-vo entend fuser de temps à autre à propos de ses idées. Ses amis au contraire le trouvent ingénieux et créatif.

Ivan veut vivre de la musique, si possible toute sa vie. Mais il sait bien qu’il ne sera jamais connu ni reconnu en dehors de sa niche. Il l’accepte. Il mange des pâtes tous les jours pour s’acheter des disques. Son appart est trop petit et ses voisins le trouvent bruyant. C’est tout ça, être petit et assumer sa taille.

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