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Frère Animal, frères ennemis

En 2008, le musicien Florent Marchet et l’écrivain Arnaud Cathrine unissaient leurs plumes pour créer Frère Animal, objet hybride tout à la fois roman, pièce de théâtre, concert et comédie musicale, et dépeindre la cruauté du monde du travail. Huit ans plus tard, ils s’interrogent sur la tentation de repli identitaire d’une France plus que jamais en crise et tirent la sonnette d’alarme sur un phénomène qui n’arriverait pas qu’aux autres.

Frère Animal est un projet qu’on pourrait qualifier de mi-réconfortant, mi-anxiogène, ce qui n’est déjà pas banal. Réconfortant parce que ça fait toujours du bien de voir des artistes mettre leurs talents en commun et leurs egos de côté. Anxiogène parce qu’entre la toile de fond du premier volet sorti en 2008 (la vie en entreprise dans une petite ville rongée par le chômage) et celle du second (la dérive lente mais sûre d’un ex-taulard vers l’extrême droite sous le regard désespéré et impuissant de son frère et son ex-petite amie), paye ton Xanax. Ha ben si, quand même, un peu.

Après quelques dates en province dont les Francofolies de La Rochelle et avant une tournée qui passera notamment par la Philharmonie de Paris en décembre, le groupe présentait quelques extraits de son spectacle, le 26 octobre, dans l’émission Foule Sentimentale de Didier Varrod et Marion Guilbaud à la Maison de la Radio.

Jamais les derniers pour profiter d’un truc gratuit, on est allés y tendre une oreille attentive.

Peut-être pas une oreille complètement objective, on le reconnait, parce que Frère Animal, c’est d’abord Florent Marchet et Arnaud Cathrine. Florent Marchet, s’il vous plaît, écoutez-le. Entendez-le même. On va pas vous saouler (même si on a tout l’équipement pour) mais tenez, rien que « Le terrain de sport ». Allez, ça va vous prendre 5 minutes et vous ne le regretterez jamais. En revanche, capillairement, on comprendrait que vous preniez un autre chemin. Et pendant que vous y êtes, continuez à vous faire du bien en lisant les livres d’Arnaud Cathrine. On vous conseillerait bien Je ne retrouve personne, mais après vous en faites ce que vous voulez. A eux deux, ils ont donc créé Frère Animal. Une association assez logique, au fond. En balayant leurs thèmes fétiches (la place dans la société, la place dans la famille, les souvenirs, le passage à l’âge adulte), on se dit qu’ils avaient tout pour s’entendre.

Dans le premier épisode, brièvement rappelé au début du second (avec sur le disque François Morel dans le rôle du narrateur), on suivait le parcours de Thibaut, jeune homme contraint et forcé de travailler dans l’usine locale à laquelle il finissait par mettre le feu. Sympa. On le retrouve donc ici à sa sortie de prison. Sa petite amie Julie (interprétée par Valérie Leulliot) est partie. Sympa toujours. A la recherche d’un travail et d’un semblant de direction, il va croiser la route de Benjamin (interprété par Nicolas Martel), qui profitera de sa colère et de sa détresse pour l’enrôler au Bloc National, parti d’extrême droite dont toute ressemblance avec une organisation existante est volontaire et assumée, jusque dans ses tentatives de polissage du propos, de républicanisation et de séduction des masses. Sympa forever.

Un climat social archi-tendu, une violence quotidienne à laquelle on finit (presque) par s’habituer, une idéologie raciste, xénophobe, homophobe qui ne séduit plus uniquement ses adeptes de la première heure mais aussi ceux qui ne trouvent pas leur place, qui se sentent (qui sont ?) laissés pour compte, les désespérés, les seuls, les confus, ça ne vous rappelle rien ? Oui, c’est nous, notre pays. Qu’on le veuille ou non, le même que celui où on est descendus dans la rue par centaines de milliers, en janvier 2015.

Puisque c’est très facile de juger et que Florent Marchet et Arnaud Cathrine ne sont pas des garçons faciles, ils ne jugent pas. Ni Thibaut qui, quand même, part complètement en sucette, ni son entourage qui tente sans grand succès de lui ouvrir les yeux, de lui montrer l’absurdité de ses choix. Pour autant, ils ont des opinions, des peurs et des questions. A quelques mois des élections présidentielles, que faire pour tous les Thibaut qui constatent, froidement et sans espoir, que « ce talent pour la vie je ne l’ai pas (…) continuez sans moi » ? Comment un homme en arrive-t-il à dire à son frère « je ne sais plus qui tu es (…) je ne t’attends plus » ? Pouvait-on l’éviter ? Eviter la rencontre de la faiblesse et de l’opportunisme ? Eloigner les Benjamin des Thibaut ? Expliquer la différence entre le vrai espoir et la manipulation ? Est-ce qu’on peut encore reprendre le contrôle ? Comment ça marche, l’extrême droite ? Doit-on laisser dire « voter est un devoir, si vous ne le faites pas, l’immigré le fera pour vous » ?

Le contraste saisissant entre les rythmes énergiques et les arrangements légers et franchement séduisants des titres « Une chanson française » et « Les consignes » et les textes carrément dégueulasses entre propagande identitaire et populiste illustrent bien une partie du problème : quand on nous propose de la merde, mais bien emballée, comment faire abstraction de l’emballage ? Qui est en situation de le faire et qui a besoin qu’on l’aide ? De façon troublante, c’est d’ailleurs sur ces titres que le public de la Maison de la Radio frappera dans les mains. Nous les premiers.

Florent Marchet ironisera là-dessus, on rira tous ensemble. Mais quand même, ça pique.

Au-delà du propos, il y a évidemment les musiques, tellement impeccables qu’on envie de dire non. Mais, Florent, t’en laisserais pas un peu aux autres ? Et il y a l’interprétation. On ne peut ici parler que des quelques titres qu’on a entendus, avec une mise en scène forcément réduite. Le Thibaut de Florent Marchet fait des choix tout moisis, froidement, tu ne sens plus trop d’espoir chez lui mais tu voudrais l’aider, quitte à lui mettre des baffes pour le sortir de son coma, qu’il vomisse un bon coup et qu’il reparte du bon pied. Un personnage de p’tit con, de paumé. Pas un gros beauf raciste, pas cet électeur-là, pas ce militant-là, pas ce cliché-là.

Arnaud Cathrine incarne son frère Renaud qui veut s’accrocher, aider son frère, le sauver même, mais il se noie aussi, de l’autre côté, et pour lui aussi, on voudrait faire quelque chose. Ces deux personnages, avec leurs parcours différents, forcent l’empathie, ce qui semble déjà un bon début. Valérie Leulliot incarne la douceur mais aussi la résignation de celle qui a peut-être senti, il y a des années, que son Thibaut, le mec bien qu’elle a aimé, ne pouvait pas être sauvé. Et Nicolas Martel apporte sa beauté animale (oui, sans jeu de mot en mousse, c’est quand même un sacré beau mec) et son ambiguïté au personnage de Benjamin, le tentateur, le mauvais génie. C’est sans doute celui qui est le plus évident dans son rapport au corps, à la scène, celui qui évolue avec le plus d’aisance et de grâce, c’est aussi celui qui dit les pires saloperies. On le regarde, on est sous le charme mais on sent le danger.

Face au carton rouge que mérite peut-être la France en ce moment, la solution miracle n’est pas dans Frère Animal. Mais en incarnant les problèmes, en leur donnant une voix, un visage, une histoire, une sensibilité, ce spectacle permet une approche concrète et surtout humaine voire humaniste, loin des statistiques, des sondages et des caricatures. Parce qu’on ne résoudra rien sans comprendre. Et que pour comprendre il faut sans doute observer, écouter. Voire – attention gros mot – aimer.

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