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Dakh Daughters : « L’art doit dire la vérité »

Un an après avoir reçu l’une des tartes les plus mémorables de ma vie, je retrouve une membre de Dakh Daughters dans le parc Georges Brassens du XVème arrondissement pour un entretien dont je rêvais. Si la météo confirme mes a priori sur le vide émotionnel qui règne dans le quartier, un simple coup d’œil aux -16°C de Kiev me sort de mon mutisme. Tanya n’a pas sa langue dans sa poche et j’en redemande. Elle évoque, jusqu’à ce que les bourrasques aient eu définitivement raison de nos doigts, son cabaret ukrainien 100% féminin qui marie poésie, comédie, danse, musiques actuelles et folkloriques. Elle questionne surtout le rôle de l’artiste, qu’elle soit juchée sur les barricades de la place Maïdan, foyer de la révolution ukrainienne, peinturlurée dans les clubs d’Europe ou le regard amusé, un lundi particulièrement maussade.

Pour commencer, peux-tu me décrire le théâtre du Dakh ?

Si on s’apprête à parler de Dakh Daughters, c’est en effet super important d’évoquer le théâtre du Dakh parce que toutes les filles qui se produisent dans le groupe y sont comédiennes depuis dix ans. Le théâtre du Dakh est un théâtre contemporain qui existe à Kiev depuis 1991. Il a été fondé par un grand homme nommé Vladislav Troitskyi, un artiste, activiste et metteur en scène qui veut vraiment faire bouger les lignes. Ensuite, on est arrivées. Certaines des filles étaient étudiantes en théâtre. Moi, par exemple, je viens du conservatoire et je me suis dirigée ensuite vers le théâtre. On a donc fait partie du Dakh, sous le leadership de Vlad qui combine aujourd’hui l’image du professeur, du père, du metteur en scène, du producteur et probablement un peu du gourou. Son théâtre explore énormément et se soucie beaucoup de la musique. Je dirais qu’il est la continuation de la tradition du théâtre ukrainien qui allie depuis toujours la comédie et la musique. Enfin, après dix années de spectacles, on était de plutôt bonnes musiciennes. Par exemple quand j’étudiais au conservatoire, j’ai appris la flûte, les chœurs, le piano, l’orchestre symphonique et, arrivée au théâtre, j’ai aussi appris la contrebasse, les percussions, la danse, etcetera. C’est pareil pour toutes les filles.

Comment se passent les répètes avec Dakh Daughters ? Le spectacle est riche mais à 6 voire 7 (quand Nina Garenetska n’est pas en tournée avec Dakhabrakha) il y a toujours le risque que ce soit le bordel, non ?

Le principe premier autour de Dakh Daughters est la synthèse. On synthétise tout. On fait globalement tout en même temps, musique et théâtre. L’une a une idée musicale ou amène un poème qui la touche ou un poème qu’elle a écrit elle-même. Celle qui a l’initiative le propose à toute l’équipe et alors on prend nos instruments et on essaie de jammer dessus.

Le quotidien des femmes que vous peignez dans vos chansons est très rude. Il reflète ce que vit l’Ukraine encore aujourd’hui ?

Le quotidien est très dur en Ukraine aujourd’hui parce que nous sommes en guerre. Même là, à l’heure où le conflit est presque gelé, les frontières dessinées par les actions de guerre sont toujours là. Chaque heure, chaque jour, nos frères, mes frères meurent à la guerre, ce qui ne donne pas vraiment au tableau une couleur ensoleillée ou brillante. Mais un tas de choses très belles en sont sorties. La révolution nous a donné de la force, de la dignité et amené de magnifiques nouvelles choses culturellement. On s’est probablement battues comme d’autres avant nous pour un idéal idéaliste, pour un bel avenir pour l’Ukraine, pour bâtir de nouvelles choses de nos propres mains, pour la liberté de nos voix, de nos actions.

Bien sûr actuellement, personne ne pense que cela puisse réellement changer avec l’annexion de la Crimée et l’agression guerrière de la Russie qui a quasiment commencé elle-même la guerre en Ukraine. Je vois souvent dans les médias que ce serait une guerre civile. Non, ça n’est pas une guerre civile, c’est la guerre de la Russie contre l’Ukraine qui veut son indépendance. Beaucoup de gens en Ukraine de l’est ont été provoqués par la propagande russe et pointés par les armes russes. Notre relation avec la Russie pourrait se rapprocher de la vôtre avec l’Angleterre : on est super proches, presque comme des frères, mais on ne peut pas s’empêcher de se battre. Il me semble que tout ce que veut l’Ukraine est l’indépendance et la liberté mais essayez donc en étant le pays pile au centre entre l’empire russe et l’empire européen, conquis tour à tour par l’un ou pas l’autre. Cette fois, l’idée n’était pas que tu sois du côté de l’un ou de l’autre, seulement de décider toi-même du futur de ton pays. La révolution, c’était le moment où tous les Ukrainiens se sont rendus compte de qui ils étaient vraiment. Une sorte de réveil après un très long et profond sommeil. Ce qu’on ne dit pas, c’est qu’avant les premières fusillades, les premières tueries policières, les premières révoltes, tout le monde était si pacifique et uni. Personne n’aurait pensé que ça finirait avec l’annexion en Crimée et une guerre. Pour revenir à Dakh Daughters, depuis la révolution de Maïdan, on a décidé de s’appeler les révolutionnaires pacifiques. Mais « pacifique » dans un sens artistique : l’art est notre arme. Comment aider notre pays ? Comment changer les mentalités à l’étranger ? Par notre art. On nous appelle parfois un collectif politique mais ça n’est pas vrai.

A Maïdan, on a joué sur les barricades, sans micro, juste en criant. C’était puissant.

Dans vos chansons, vous n’abordez pas la politique directement. On peut dire que vous faites de la politique citoyenne à votre échelle ?

En tant qu’artistes contemporaines, ça nous semble évident de le faire. Un artiste ne peut pas travailler en se fermant les yeux et prétendre que rien ne se passe. Certains ont voulu être artistes pour s’exprimer pleinement sans regarder ailleurs. Nous ne sommes pas comme ça. C’est pour ça qu’on parle tant de notre pays et son quotidien. On a notamment une magnifique chanson qui parle des problèmes des réfugiés d’Ukraine de l’est, qui ont quitté leurs maisons et qui n’avaient nulle part où aller. L’art doit dire la vérité.

Comment choisissez-vous les personnages de vos chansons ?

On les choisit avec notre cœur.

Vous sous-titrez vos concerts sur un écran avec de la vidéo. C’est plutôt rare. D’où vous est venue l’idée ?

C’est l’idée de Vlad, peut-être parce qu’il vient du théâtre. C’est utile parce qu’on utilise des expressions très ukrainiennes, pas toujours compréhensibles. Mon opinion est qu’un spectacle doit se vivre complètement et que, des fois, on ne devrait pas en avoir besoin. Au moins pour quelques chansons. La compréhension d’une pièce doit aussi passer par le cœur et l’expérience mentale. Mais clairement, sur certains textes de théâtre, c’est essentiel. Et puis, ça amène des Français et des Européens à nos concerts.

Avec le recul, c’était très important pour moi d’avoir ces sous-titres la première fois que je vous ai vues, pour apprécier pleinement.

Je comprends très bien. C’est vrai que ça nous rapproche de notre public, ça aide à la compréhension.

Vous étiez sur la place Maïdan pendant la révolution. En tant qu’artistes et/ou citoyennes dès le début ?

On a toutes commencé en tant que citoyennes, par l’appel du cœur. Il fallait qu’on fasse quelque chose. Au premier jour de la révolution, le 21 novembre 2013, on est venus à Maïdan pour parler, s’entraider, amener des boissons chaudes, des médocs et de la nourriture, s’épauler. Rapidement, on a réalisé que Maïdan s’était transformée en une micro-société, comme un petit camp révolutionnaire, une petite ville libre, presque un festival artistique. Pas de police, de l’harmonie. Tout le monde avait son coin, tout le monde savait ce qu’il faisait là. On s’est ensuite dit : ‘Qui sommes-nous ? Nous sommes des artistes. Que devons-nous faire ? De l’art.‘ On doit commencer à parler aux gens à travers notre art. On a joué partout sur la place sous autant de formes possibles. On a fait un concert assez classique – enfin, classique, on reste Dakh Daughters, hein – sur la grande scène des universités ouvertes. Par ailleurs, quelques concerts se faisaient de façon beaucoup plus simple, directement sur les barricades, sans micro, en criant. Ces moments étaient les plus puissants. On est venues pour montrer notre amour d’un certain style de vie et de notre pays.

La révolution a clairement changé la carrière des Dakh Daughters. Votre aura a dépassé bien plus que vous ne l’imaginiez.

Beaucoup de médias nous ont appelées « The daughters of the revolution », « The Icons of the revolution », « The group which was born with the revolution ». Notre groupe n’est pas né avec la révolution : il est né le 21 novembre 2012 et la révolution a débuté le 21 novembre 2013. On est nées un an avant la révolution. Selon moi, un artiste doit lire des images du futur, il doit capturer des sentiments et des idées de la réalité. C’était un signe que quelque chose devait arriver. Par exemple, pour notre chanson « Donbass », qui est ma favorite, on a fait un clip qu’on a mis en ligne. On est revenus deux mois après et on a réalisé que ça avait touché du monde, le nombre de vues avait explosé. Un an après, les événements de Maïdan ont débuté et l’annexion de la Crimée avec. Beaucoup de gens nous ont demandé : « Mais qu’est ce que vous vouliez dire avec ce texte ? Vous vouliez dire de belles choses à leur propos ? De mauvaises choses ? Quelqu’un vous a payées ? Ce texte est dirigé contre quelqu’un ? ». Non, rien de tout ça. Elle n’a jamais eu aucun but politique. C’était une chanson basée sur le 35ème sonnet de Shakespeare « No more be griev’d at that which thou hast done / Roses have thorns, and silver fountains mud blablabla ». C’était vraiment bizarre de se dire qu’en un an, la chanson est devenue comme une prophétie. Toute l’attention de l’Ukraine, du monde, de la guerre était dedans. Pour en finir avec ta question, Dakh Daughters est né une nouvelle fois avec la révolution. Elle nous a donné de l’énergie, une nouvelle force, une nouvelle clarté dans notre esprit et surtout, on est devenues les voix de la nouvelle culture ukrainienne dans le monde, ce qui est un grand honneur.

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